pratiques religieuses dans le milieu malbar ne manquent pas dintriguer
lobservateur non avisé. Les raisons les plus flagrantes de cet étonnement sont
sans doute lapparente étrangeté de rites colorés, quelquefois bruyants et
violents, mais aussi la constatation que la plupart de ceux qui sy livrent se
retrouvent aussi bien un peu plus tard sur les bancs dune église, ou déposant un
cierge devant une Vierge ou un saint. (Photo1).
Il faut savoir que la double pratique religieuse,
"tamoule" et catholique, remonte aux débuts de limplantation massive des
Indiens à la Réunion. Les immigrés des périodes antérieures à lengagisme ne
jouissaient pas du droit, pour leur part, de pratiquer leur culte, ils ont en conséquence
été contraints à y renoncer. En un premier temps, au contraire, les engagés ont plus
ou moins continué à suivre exclusivement leur religion, ce que les contrats stipulaient
en principe comme un droit. Mais cela na pu se faire, le plus souvent, que de
manière cachée, en raison de la réticence des propriétaires par qui les engagés
étaient employés. On comprend que lEglise, en cette époque où son autorité
pesait considérablement sur la vie sociale et morale, ait eu du mal à tolérer
quon sadonne à la vénération didoles païennes et que lon
sacrifie à des rituels vite qualifiés de sataniques.
Des missionnaires initiés à la langue tamoule et forts
dune expérience en Inde ont entrepris un travail de fond, qui ne sest guère
soldé que par le baptême des agonisants. En réalité, cest surtout de
linitiative même des Malbars - conscients de leur intérêt - ainsi que par le fait
des mariages avec des catholiques, que se sont massivement mais progressivement faites les
conversions. Il a fallu de longues décennies pour que la quasi totalité des intéressés
entrent dans le giron du catholicisme. La nature de la pensée et de la religion hindoues,
dont les capacités assimilatrices ont su se manifester depuis des millénaires, doit
cependant faire comprendre combien il faut relativiser la notion de conversion dans bien
des cas.
Encore une fois, cependant, gardons-nous des visions trop
généralisantes. Il est des Indo-Réunionnais strictement catholiques et dont on ne
saurait mettre en cause la piété et la "pureté" de conviction. En Inde même,
les Chrétiens, dune grande ferveur, se comptent par millions. Que lon fasse
remonter limplantation du christianisme en Inde à la très ancienne communauté de
Saint-Thomas ou à laction des missionnaires catholiques portugais à partir du
XVIème siècle, il est certain que les familles et les communautés ayant embrassé cette
foi depuis des générations ont eu tout le temps de lassimiler de la façon la plus
intime. Certains engagés à la Réunion étaient donc déjà catholiques. Dautres
le sont devenus avec sincérité et ont transmis leurs croyances à leurs descendants. (Photo2,
photo3,
photo4).
Dans le cas de la double pratique, faut-il parler
dalternance ou de syncrétisme religieux ? Croyances et rites du catholicisme
et de lhindouisme sont-ils vécus de manière parallèle ou bien, avec le temps,
leur voisinage a-t-il abouti à une quelconque contamination réciproque ? On sest
souvent plu à opposer, chez les Malbars, une face publique, au grand jour : celle de la
pratique catholique nécessaire à lintégration ou à la promotion sociales, et une
face cachée, réservée à la sphère privée : le culte dorigine hindoue. Entre
les deux serait consciemment affirmée une franche différenciation, selon certains,
tandis que dautres considèrent que les deux univers mentaux relatifs aux deux
systèmes de croyances ont forcément connu des interférences. (Photo5).
Voyons des faits. A défaut de nous révéler sur ce point
une vérité illusoire, tributaire des interprétations et variable dun individu à
lautre, ils se livreront pour ce quils sont: des éléments existants de la
réalité indo-réunionnaise
Une grande majorité de Malbars
(a)
continuent à ce jour, cest vrai, de pratiquer les deux religions. Par habitude, me
suis-je laissé dire. Ils reçoivent les sacrements de lEglise : baptême, mariage,
etc. assistent, régulièrement ou non, à la messe, respectent les fêtes du calendrier
catholique, connaissent les enseignements des Evangiles, font usage des symboles
chrétiens tels que la croix ou les images saintes
Dun autre côté, ils
fréquentent aussi les temples et chapelles malbars, assistent ou prennent part aux
cérémonies qui sy déroulent, font des "promesses"
(b)
et des offrandes aux "bons dieux" hindous, connaissent un peu de la mythologie
qui leur est attachée, affichent occasionnellement un comportement que lon peut
croire dicté par des croyances "tamoules"
(c)
Autre fait notable : la pratique de ce que lon
pourrait nommer double sacrement, double cérémonie. Le baptême chrétien a souvent
été précédé par un "baptême indien", le padnal, qui prend place le
seizième jour après la naissance. A cette occasion, lenfant reçoit un prénom
tamoul normalement déterminé par lhoroscope, et depuis quelque temps susceptible
dêtre accepté par lEtat Civil. (Photo6).
Le mariage
(d)
hindou se fait en général, de manière plus ou moins cachée, la veille du mariage
catholique. Cela afin, ma-t-on dit, de ne pas parjurer de façon trop criarde
laffirmation de la croyance au seul Dieu des chrétiens, renouvelée à
loccasion du sacrement à léglise. De même, il est très fréquent que la
cérémonie catholique destinée au défunt soit précédée et suivie dimportants
rituels "tamouls" : divers objets placés sur le mort ou dans le cercueil
(collier de fleurs, riz safrané
), offrande de lait sur la tombe au lendemain de
linhumation, rites situés aux huitième et seizième jours
(e)
Il faut néanmoins signaler quun nombre croissant - mais encore minime -
dIndo-Réunionnais optent pour un mariage strictement hindou ou encore pour la
crémation, habituelle en Inde, mais possible dans lîle depuis 1989 seulement.
Le dernier des faits que je retiendrai concerne certaines
divinités
(f). Les pratiquants établissent en effet de significatifs
rapprochements entre divers éléments du panthéon hindou et des
"correspondants" catholiques. Selon Ch. Ghasarian, "la comparaison
quopèrent parfois les informateurs entre les figures chrétiennes et hindoues ne
traduit quune motivation de se faire comprendre [
]. En dautres termes,
sil y a éventuellement comparaison, il ny a ni assimilation ni
confusion". Ne peut-on pas croire toutefois que létablissement de tels liens
est un moyen, pour les fidèles, de conférer, à leurs propres yeux, une cohérence et
une légitimité aux doubles pratiques ? Sans quil y ait confusion, ny a-t-il
pas une convergence et une interférence dépassant de simples attributs superficiels?
Un
poussari
qui minvita à assister à un sacrifice de cabris dans sa chapelle familiale, se
définit dabord comme "catholique apostolique". Parlant de la déesse
Karli (Kâli) en lhonneur de qui limmolation allait être accomplie, il
maffirma son identité avec le Saint-Esprit - qui pour dautres est associé à
Vishnu, tandis que lon souligne aussi des ressemblances entre Karli et le très
populaire Saint Expédit. Pareillement il me rappela le rapport étroit, très
fréquemment proclamé, entre Marliémen (Mâryammâ), déesse de la variole et divinité
majeure pour les Tamouls, et la Vierge Marie : le mois de mai leur est consacré, la
couleur blanche fait partie de leur symbolique
On sait également, trait qui
nest pas propre à la Réunion, que le Christ et Krishna sont régulièrement
comparés, voire confondus par certains. Il est bien évident que les Hindous les plus
"orthodoxes" - si la notion dorthodoxie est ici justifiable - renient de
tels rapprochements, tout comme les autorités catholiques.
Pour en terminer sur ce point, il me paraît nécessaire de soulever
encore une question. Ne faut-il pas voir une influence chrétienne - du moins venue du
catholicisme populaire - dans la tendance quelque peu manichéenne de bien des attitudes
chez les Malbars ? Si la pensée hindoue est, dit-on, très nuancée et très subtile en
matière de "Bien" et de "Mal", tel nest guère le cas des
pratiquants réunionnais, pour qui deux univers, propice et hostile, sopposent et se
combattent. La parole ambiante portée par les prêtres catholiques autant que par
lopinion commune naurait-elle pas pesé ici dun poids déterminant ? On
ne saurait honnêtement répondre à cette interrogation sans se souvenir que lInde
populaire hindoue, elle-même, néchappe pas au "manichéisme simpliste",
comme le montrent suffisamment, par exemple, ses productions cinématographiques.