epuis plusieurs années, une des
conséquences les plus spectaculaires du mouvement culturel de "renouveau tamoul"
est lintérêt croissant suscité par deux formes dexpression artistique
majeures : la danse et la musique classiques indiennes.
Le séga et le maloya, aux accents musicaux et à la
chorégraphie pourtant métisses, nont rien emprunté - ou presque - aux traditions
indiennes. Depuis le XIXème siècle sest par contre maintenue toujours vivace une
musique religieuse aux instruments, aux rythmes et aux harmonies particuliers.
Particuliers à tel point que les oreilles créoles nont jamais vraiment réussi à
les apprécier.
Cette musique, dorigine populaire, ne manque pas
pour autant de revêtir un rôle exclusivement sacré. Elle accompagne et rythme la
plupart des cérémonies et autres processions, ou encore les représentations de bal tamoul.
Lunivers sonore du genre est avant tout caractérisé par la présence sourde et
lancinante des percussions. Parmi celles-ci, le "tambour malbar"
est sans doute la plus emblématique. Composé dune peau de cabri tendue sur un
cercle de fer de grand diamètre, il résonne sous les coups dune baguette,
traditionnellement en bois de goyavier. Une autre baguette, en bambou, reste
généralement au contact de la peau et permet les variations de timbre. Linstrument
doit être préalablement chauffé pour que sa tension soit satisfaisante, opération qui
doit se renouveler chaque fois que la peau sest par trop détendue. Ce sont souvent
des Cafres
ou des métis, se transmettant leur savoir-faire de père en fils, qui sont rémunérés
pour jouer du tambour lors des cérémonies. Lactivité est impure puisque induisant
le contact avec la peau animale, mais cependant nécessaire au bon déroulement des rites.
(Extrait sonore1).
On peut citer dautres percussions, utilisées plus
ou moins fréquemment : le morlon,
le sati,
le matalom
utilisé au cours des cérémonies préparatoires à la marche sur le feu, accompagnant
les chants retraçant la geste du Mahâbhârata. Les tarlar
sont de petites cymbales de cuivre, les djalé
sont d'un modèle un peu plus grand. Le cas du oulké
ou bobine, ou encore "téléphone bon dieu", est spécialement intéressant. En
effet, son utilisation est normalement réservée au poussari
qui, dans une transe favorisée par la musique, entre en contact avec le monde des
esprits. Le oulké nest ni plus ni moins quune variante de linstrument
brandi par le dieu Shiva et doù émane la Vibration originelle.
Les instruments à vent sont relativement rares. On voit
et on entend cependant, au cours de cérémonies, souffler dans des conques, appelées ici
sangou
(mot tamoul) ou, plus fréquemment, dans les naslon
(nâgasuram), sortes de clarinettes au timbre nasillard et aux inflexions mélodiques
déroutantes pour lauditeur occidental. Quant au kombou,
trompe de cuivre sinueuse, il semblerait qu'il n'en existe qu'un exemplaire à la
Réunion, actuellement à la Chapelle La Misère de Villèle. (Extrait
sonore2).
Christian Barat évoque trois pratiques aujourdhui
quasi disparues quil place dans un chapitre consacré à la danse: le karmon,
le koumi ou kani, et enfin le koulombarvi.
Le karmon fait lobjet dun gros plan
particulier.
Dans le cas du koumi, il sagit aussi selon Ch. Barat
de tourner et chanter, mais ce sont cette fois des jeunes filles, voire des hommes
travestis, qui le font autour dun kalou
(ici : petit tertre) de terre ou de bouse de vache. Enfin pour ce qui est du koulombarvi,
il est à rattacher à de très anciens rituels destinés à faire pleuvoir. On sait que
dans lInde ancienne, notamment en pays tamoul, la venue vitale des pluies était
tenue comme dépendante de certains comportements humains (rectitude du roi, pouvoirs des
femmes vertueuses
).
ujourd'hui, cest avant tout
vers la tradition classique ou folklorique, voire vers cette "ciné-culture"
occidentalisée peu à peu introduite par le biais des productions cinématographiques de
Madras (cassettes, chaîne satellite), que se tournent de jeunes et moins jeunes Tamouls,
comme dailleurs nombre de Créoles ou de ZOreilles
Là encore, la démarche est critiquée par certains. Pour les uns il ne sagit que
dun pas de plus dans lartificialité moderne, sous couvert de retour aux
sources ; pour dautres, la jeune Malbaraise
dansant le bhârata-natyam
est une image aussi désuète et saugrenue que celle de la petite Créole blanche
sessayant au ballet classique, à lépoque du hip-hop et de la techno, et
alors quen Inde même les formes classiques sont de plus en plus marginalisées. Il
nempêche : des leçons de tablâ,
dharmonium ou de sitâr sont données aux quatre coins de lîle, les cours de
danse classique se multiplient, dans le cadre de diverses associations et même du
Conservatoire National de Région. Des vocations se font jour et un réel dynamisme se met
désormais en marche. Bien sûr la qualité des prestations est inégale, bien sûr les
puristes soffusquent de linfluence - nest-elle pas compréhensible? - de
musiques et de chorégraphies inspirées par le cinéma du sous-continent, bien sûr les
tentatives de métissage (sitâr indien et biniou breton...) sont diversement
appréciées, bien sûr le phénomène culturel nest pas à labri de
récupérations et se ressent parfois des luttes dinfluence qui
lenvironnent
mais il existe, et cest déjà beaucoup ! (Extrait sonore3).
Depuis les Beatles et Ravi Shankar la musique indienne -
une certaine musique indienne, devrais-je dire - sest fait connaître du monde
occidental. Derrière l'objet de consommation qu'elle est parfois devenue, il est bon de
retrouver néanmoins ses fondements. Comme tout art originel, la vâdhya (musique
instrumentale) et la gîta (vocale) ne sauraient être dissociées du religieux ou du
spirituel. A la base: le son. "L'état vibratoire le plus simple que nos sens
perçoivent, écrit Alain Daniélou (a),
est la vibration de l'air que, dans certaines limites, nous ressentons comme un son.
La vibration sonore va nous servir d'élément de comparaison, de point de départ, pour
la compréhension des autres formes plus complexes d'états vibratoires, qu'il s'agisse
des structures de la matière, de la nature de la vie, ou des phénomènes de la
perception et de la pensée". Le son à l'origine même de la création, le son aux
pouvoirs divins : c'est lui que la musique, comme les mantras,
doit maîtriser dans ses mille formes. De là la déroutante variété de gammes et de
rythmes (tâla), la finesse complexe des micro-intervalles (shruti) et des glissés de
notes.
Avec les râga, ceux de l'Inde du Nord comme ceux de la
musique carnatique du Sud, plus mélodique, on entre davantage dans le domaine des
émotions, des états dâme (rasa, qui signifie aussi "saveur"). A chaque
sentiment ou sensation, à chaque émotion "cérébrale", "corporelle"
ou "psychique", à chaque saison, à chaque moment de la journée... correspond
un râga. Des formes esthétiquement plus "faciles" et accessibles, une sorte de
musique légère, closent généralement les concerts classiques au cours desquels les
auditeurs sont censés partager l'intensité émotionnelle suscitée par les musiciens.
On relève de nombreux types d'instruments susceptibles
dêtre employés pour la musique classique, du sitar au violon, des tablâ
(toujours utilisés par paire: un tambour mâle et un tambour femelle) à la flûte.
Murli, la flûte traversière de Krishna envoûtant les gopî (b),
ou encore la vînâ de Sarasvatî, tiennent une place de choix dans la mythologie hindoue.
Sarasvatî, shakti de Brahmâ, est du reste la déesse de la musique, comme des arts, de
la parole et de la connaissance. La vînâ ressemble au sitar; la différence la plus
visible vient d'une seconde boîte de résonance, faite avec une calebasse et fixée au
très long manche (c).
Voir aussi l'interview du flûtiste Deepak Ram,
et celle de l'ethnomusicologue Monique Desroches
... et bien d'autres
interviews de musiciens et chateurs...