bordons maintenant ce que la
culture indo-réunionnaise a de plus intime et de plus caché. Je veux parler de traits
spécifiques à une mentalité particulière. On doit dire tout de suite, malheureusement,
que lhéritage en la matière sappauvrit dannée en année, avec la
disparition des plus vieux. Il faut reconnaître aussi que les avis sont partagés, et
lon a pu même maffirmer quil existe une tendance à leffacement
des influences extérieures, voire un renversement dinfluence, qui sexerce sur
certains représentants des autres communautés. Si cela peut être avéré pour ce qui
est des pratiques religieuses, je ne crois pourtant pas quon puisse en dire autant
du vécu culturel profond.
Christian Ghasarian avance que, inconsciemment, les
Malbars traditionnels vivent selon un mode foncièrement marqué par les millénaires
lois de Manou.
Il en donne de nombreuses preuves. Elles régiraient les comportements sociaux et privés,
les rapports entre sexes et entre générations, seraient à la base de croyances
généralement qualifiées de superstitieuses ainsi que de valeurs souvent en conflit avec
celles que véhiculent linstitution éducative ou les médias. On devine aisément
combien ce conflit oppose des forces inégales; combien limitées sont, pour des
mécanismes de pensée perçus comme anachroniques, les chances de résister aux
séductions sans cesse plus pressantes du système occidental !
Lauteur évoqué écrit ces lignes dont les
dernières doivent être lues, je crois, comme révélatrices de la réalité
aujourdhui la plus répandue : "Dans la logique de la tradition,
lindividu nexiste pas pour lui-même. Son identité est avant tout une
identité sociale. Elle consiste à bien tenir ses rôles et ses fonctions dans le groupe
familial et communautaire. En Occident, la modernité renverse les valeurs de la
tradition : la société devient le moyen et la vie individuelle la fin. Le groupe
social ne prime plus. La personne existe en soi et pour soi.".
Je parlais de preuves avancées par Christian Ghasarian ;
jai envie dajouter que certaines dentre elles au moins perdent de leur
force de conviction quand on constate que les préceptes de Manou ou autres habitudes
comportementales quelles mettent en avant recoupent clairement un ordre moral
traditionnel commun aux autres populations de lîle, catholiques par exemples.
Respect des enfants pour les parents, rôles clairement différenciés et complémentaires
de lhomme et de la femme, méfiance à légard de celui qui est différent,
croyance au mauvais il, à la mauvaise langue, "garanties" (talismans)
portées autour du cou pour s'en protéger, sens de lhonneur familial, de
lhommage aux aïeux, dont on se soucie pour chaque action que lon
entreprend
si tout cela a survécu longtemps chez les Malbars, nest-ce pas
pour la raison quon en trouvait des échos, à des degrés divers, dans le milieu
créole dominant ?
A contrario, bien des particularismes les plus originaux
de la vie profane ont tôt fait de disparaître. Ainsi les petits gestes, les petits actes
qui ponctuaient le quotidien des ancêtres : ce dodelinement de la tête accompagnant
lécoute de la personne avec qui lon discute, lhabitude de mâchonner le
bétel, de se nettoyer la langue après sêtre brossé les dents
Est-ce
extrapoler inconsidérément que de penser à un sort identique pour bon nombre de
particularismes du système de pensée ?
Il est vrai aussi que dautres attitudes typiques se
perpétuent encore. Anecdotiques ou folkloriques en apparence, elles traduisent toutefois
une véritable imprégnation quotidienne des croyances ancestrales. Ainsi le Malbar qui
sapprête à couper un arbre ou une branche en "demandera la permission"
à lâme qui lhabite et lui offrira une pièce de monnaie ; de même il
versera au sol en guise de libation pour les aïeux quelques gouttes de la bouteille de
rhum à son ouverture. Lorsquil rendra visite à une famille, il ne manquera pas de
commencer ses salutations par les aînés, en accordant la première place aux dames. On
le verra peut-être même, rentrant tard chez lui dans la nuit, passer le seuil à
reculons, de manière à fermer la porte au nez des mauvais esprits qui ont pu le
suivre...
Un élément capital du système social traditionnel chez
les Indiens se trouve également dans un état de grande fragilité à la Réunion : le
principe des âshramas, les quatre étapes de lexistence individuelle. Si les deux
premières, nous le verrons, peuvent sacclimater approximativement à la société
locale, cela devient beaucoup plus problématique pour les deux derniers. Jai
toutefois rencontré quelques familles dont les membres envisageaient, pour leurs vieux
jours, un type de "retraite" en adéquation, autant que faire se pourrait, avec
les préceptes traditionnels. Peut-être le renouveau tamoul entraînera-t-il une remise
à lhonneur de ces derniers. Avec la certitude, en tout cas, que cela ne saura être
systématique.
Quels sont ces quatre âshramas ? Premièrement le
brâhmâchârya, la période de la jeunesse et du célibat, occupée exclusivement, en
principe, par létude. Deuxièmement le gârhasthya : on se consacre alors
pleinement à la vie de famille, tout en contribuant au fonctionnement économique et
social de la communauté. Le troisième des âshramas est le vânaprasthya : le devoir
envers les enfants accompli, le mari et la femme se retirent du monde, vivent de la
manière la plus frugale et se consacrent aux progrès spirituels. Enfin, le sannâyasa
est lultime étape, celle du renoncement total : lindividu renonce à tout
attachement pour devenir un véritable moine errant et mendiant, sapprochant
toujours plus des contrées bénies de la Libération...
e swami dun des ashrams
réunionnais maffirmait, radicalement, que si Créoles ou Cafres ont su, sans doute
parce quils en ont eu le "temps", développer une vraie culture locale,
les Malbars au contraire ny sont pas parvenus. Selon lui, les vieux nont pas
laissé grand-chose de leur patrimoine indien, et il a donc fallu oublier
ou
difficilement entrer en quête des origines en se référant directement à lInde.
Mais cela de façon superficielle : il nexiste pas à la Réunion le
"bain" culturel et mental qui serait nécessaire, avec notamment cet instinct de
percevoir la primauté du spirituel même dans les aspects les plus matériels de la vie.
Jai souvent interrogé mes interlocuteurs sur la
représentation quils se faisaient de lInde. Leurs réponses - et cela
pourrait-il surprendre ? - ont toujours fait surgir limage forte dun
rapport sentimentalement intense à la terre ancestrale. Lalchimie dune
véritable idéalisation nourrit les rêves et les désirs de ceux qui nont pas, pas
encore, pu effectuer le "pèlerinage aux sources". Mais limage magnifiée
et quasi-maternelle résiste-t-elle à lépreuve des faits? A lépreuve du
voyage, que depuis les années 80 on hésite de moins en moins à
entreprendre ?
Pas toujours. Certains, particulièrement parmi les plus
jeunes, les plus conditionnés par lenvironnement dun confort matériel et
mental, certains donc ont pu se sentir demblée traumatisés : le choc du contact
brutal avec une "autre planète". La plupart, au contraire, ont goûté au
bonheur de (re)trouver une part enfouie deux-mêmes, même sils nont
quexceptionnellement réussi à renouer des liens familiaux tranchés depuis trop
longtemps. Tel nétait pas dailleurs forcément leur but principal. Beaucoup,
sils en ont les moyens, retournent régulièrement dans le pays : lInde du
Nord comme du Sud, même si leurs racines ne les rattacheraient souvent quau seul
Tamil Nâdu. Ils font lemplette de quelques souvenirs et surtout simprègnent
dune atmosphère quils ne connaissent pas chez eux. Car, malgré tout, le
prolongement dun séjour finit par révéler à chacun que son véritable "chez
soi" est bel et bien réunionnais.