Les
documents complémentaires présentés ici correspondent aux
séquences suivantes :
SÉQUENCE 1A : Réflexions sur la guerre SÉQUENCE 1B :
La controverse de Valladolid
de Jean-Claude CARRIÈRE Objet d’étude principal :
La question de l’Homme dans les genres
de l’argumentation du XVIe siècle à nos jours.
Ces deux séquences
abordent la thématique du rapport conflictuel entre les
êtres humains, en particulier les conflits extrêmes que sont
les guerres. Choc des religions, des cultures, des
idéologies, refus de la différence, soif de conquête et
d'or... tout semble propice à susciter et entretenir la
confrontation entre les groupes humains. Mais cette
confrontation, armée et cruelle, est-elle toujours dénoncée,
comme l'on pourrait s'y attendre ,
Problématique principale
pour la séquence 1A : En quoi ces réflexions sur la
guerre sont-elles révélatrices sur l'Homme et la nature
humaine ? Problématique principale pour la séquence 1B : Comment deux
visions de l'Homme s'affrontent-elles dans l'œuvre de
Carrière ?
Le même rapport se retrouve entre l'homme et les autres
animaux. D'une part les animaux domestiques sont d'une
nature meilleure que les animaux sauvages, d'autre part,
le meilleur pour tous est d'être gouvernés par l'homme
car ils y trouvent leur sauvegarde. De même, le rapport
entre mâle et femelle est par nature un rapport entre
plus fort et plus faible, c'est-à-dire entre commandant
et commandé. Il en est nécessairement de même chez tous
les hommes.Ceux
qui sont aussi éloignés des hommes libres que le corps
l'est de l'âme, ou la bête de l'homme (et sont ainsi
faits ceux dont l'activité consiste à se servir de leur
corps, et dont c'est le meilleur parti qu'on puisse
tirer), ceux-là sont par nature des esclaves
et, pour eux, être commandés par un maître est une bonne
chose, si ce que nous avons dit plus haut est vrai. Est
en effet esclave par nature celui qui est destiné à être
à un autre (et c'est pourquoi il est à un autre) et qui
n'a la raison en partage que dans la mesure où il la
perçoit chez les autres mais ne la possède pas lui-même.
Quant aux autres animaux, ils ne perçoivent même pas la
raison, mais sont asservis à leurs impressions. Mais
dans l'utilisation, il y a peu de différences : l'aide
physique en vue d'accomplir les tâches nécessaires, on
la demande aux deux, esclaves et animaux domestiques.
ARISTOTE -
La Politique,
livre I, chapitre 5 - IVe s. av. J.-C.
Je pourrais
encore amener quelques autres semblables exemples,
touchant la cruauté des sauvages envers leurs ennemis,
n’était qu’il me semble que ce qu’en ai dit est assez
pour faire avoir horreur, et dresser à chacun les
cheveux en la tête. Néanmoins afin que ceux qui liront
ces choses tant horribles, exercées journellement entre
ces nations barbares de la terre du Brésil, pensent
aussi un peu de près à ce qui se fait par deçà parmi
nous [...] Davantage, si on veut venir à l’action
brutale de mâcher et manger réellement (comme on parle)
la chair humaine, ne s’en est-il point trouvé en ces
régions de par deçà, voire même entre ceux qui portent
le titre de Chrétiens, tant en Italie qu’ailleurs,
lesquels ne s’étant pas contentés d’avoir fait
cruellement mourir leurs ennemis, n’ont pu rassasier
leur courage, sinon en mangeant de leur foie et de leur
cœur ? Je m’en rapporte aux histoires. Et sans aller
plus loin, en la France quoi ? (Je suis Français et je
me fâche de le dire) durant la sanglante tragédie qui
commença à Paris le 24 d’août 1572 dont je n’accuse
point ceux qui n’en sont pas cause : entre autres actes
horribles à raconter, qui se perpétrèrent lors par tout
le Royaume, la graisse des corps humains (qui d’une
façon plus barbare et cruelle que celle des sauvages,
furent massacrés dans Lyon, après être retirés de la
rivière de Saône) ne fut-elle pas publiquement vendue au
plus offrant et dernier enchérisseur ? Les foies, cœurs,
et autres parties des corps de quelques-uns ne
furent-ils pas mangés par les furieux meurtriers, dont
les enfers ont horreur ? Semblablement après qu’un nommé
Cœur de Roi, faisant profession de la Religion réformée
dans la ville d’Auxerre, fut misérablement massacré,
ceux qui commirent ce meurtre, ne découpèrent-ils pas
son cœur en pièces, l’exposèrent en vente à ses haineux,
et finalement l’ayant fait griller sur les charbons,
assouvissant leur rage comme chiens mâtins, en mangèrent
? Il y a encore des milliers de personnes en vie, qui
témoigneront de ces choses non jamais auparavant ouïes
entre peuples quels qu’ils soient, et les livres qui dès
long temps en sont jà imprimés, en feront foi à la
postérité. Tellement que non sans cause, quelqu’un,
duquel je proteste ne savoir le nom, après cette
exécrable boucherie du peuple français, reconnaissant
qu’elle surpassait toutes celles dont on avait jamais
ouï parler, pour l’exagérer fit ces vers suivants :
Riez Pharaon,
Achab, et Néron,
Hérode aussi :
Votre barbarie
Est ensevelie
Par ce fait ici.
Par quoi, qu’on n’abhorre plus tant désormais la cruauté
des sauvages anthropophages, c’est-à-dire mangeurs
d’hommes : car puisqu’il y en a de tels, voire d’autant
plus détestables et pires au milieu de nous, qu’eux qui,
comme il a été vu, ne se ruent que sur les nations
lesquelles leur sont ennemies, et ceux-ci se sont
plongés au sang de leurs parents, voisins et
compatriotes, il ne faut pas aller si loin qu’en leur
pays ni qu’en l’Amérique pour voir choses si
monstrueuses et prodigieuses.
Jean de LERY -
Histoire d’un Voyage fait en la terre du Brésil - 1578
Elle a régné dans tous les siècles sur les plus légers
fondements ; on l'a toujours vue désoler l'univers,
épuiser les familles d'héritiers, remplir les États de
veuves et d'orphelins; malheurs déplorables, mais
ordinaires ! De tout temps les hommes, par ambition, par
avarice, par jalousie, par méchanceté, sont venus à se
dépouiller, se brûler, s'égorger les uns les autres.
Pour le faire plus ingénieusement, ils ont inventé des
règles et des principes qu'on appelle l’Art
militaire, et ont attaché à la pratique de ces
règles l'honneur, la noblesse et la gloire.
Cependant cet honneur, cette noblesse et cette gloire
consistent seulement à la défense de sa religion, de sa
patrie, de ses biens et de sa personne, contre des
tyrans et d'injustes agresseurs. Il faut donc
reconnaître que la guerre sera légitime ou
illégitime, selon la cause qui la produira ; la
guerre est légitime si elle se fait pour des raisons
évidemment justes ; elle est illégitime, si l'on la fait
sans une raison juste et suffisante.
Les souverains sentant la force de cette vérité, ont
grand soin de répandre des manifestes pour justifier la
guerre qu'ils entreprennent, tandis qu'ils
cachent soigneusement au public, ou qu'ils se cachent à
eux-mêmes les vrais motifs qui les déterminent.
Dans une guerre parfaitement juste, il faut non
seulement que la raison justificative soit très
légitime, mais encore qu'elle se confonde avec le motif,
c'est-à-dire que le souverain n'entreprenne la guerre
que par la nécessité où il est de pourvoir à sa
conservation. La vie des États est comme celle des
hommes, dit très bien l'auteur de L'esprit des lois ;
ceux-ci ont droit de tuer dans le cas de la défense
naturelle, ceux-là ont droit de faire la guerre pour
leur propre conservation : dans le cas de la défense
naturelle, j'ai droit de tuer, parce que ma vie est à
moi, comme la vie de celui qui m'attaque est à lui ; de
même un État fait la guerre justement, parce que
sa conservation est juste, comme toute autre
conservation. Mais
toute guerre est injuste dans ses causes : 1e
Lorsqu'on l'entreprend sans aucune raison justificative,
ni motif d'utilité apparente, si tant est qu'il y ait
des exemples de cette barbarie ; 2e Lorsqu'on
attaque les autres pour son propre intérêt, sans qu'ils
nous aient fait de tort réel, et ce sont là de vrais
brigandages ; 3e Lorsqu'on a des motifs
fondés sur des causes justificatives spécieuses, mais
qui bien examinées sont réellement illégitimes ; 4e
Lorsqu'avec de bonnes raisons justificatives, on
entreprend la guerre par des motifs qui n'ont
aucun rapport avec le tort qu'on a reçu, comme pour
acquérir une vaine gloire, se rendre redoutable, exercer
ses troupes, étendre sa domination, etc. Ces deux
dernières sortes de guerre sont très communes et
très iniques. Il faut dire la même chose de l'envie
qu'aurait un peuple de changer de demeure et de quitter
une terre ingrate, pour s'établir à force ouverte dans
un pays fertile ; il n'est pas moins injuste d'attenter
par la voie des armes, sur la liberté, les vies et les
domaines d'un autre peuple, par exemple des Américains,
sous prétexte de leur idolâtrie.
Quiconque a l'usage de la raison, doit jouir de la
liberté de choisir lui-même ce qu'il croit lui être le
plus avantageux.
Quelque juste sujet qu'on ait de faire la guerre
offensive ou défensive, cependant puisqu'elle entraîne
après elle inévitablement une infinité de maux,
d'injustices et de désastres, on ne doit se porter à
cette extrémité terrible qu'après les plus mûres
considérations...
... mais la guerre étouffe la voix de la nature,
de la justice, de la religion et de l'humanité. Elle
n'enfante que des brigandages et des crimes ; avec elle
marchent l'effroi, la famine et la désolation ; elle
déchire l'âme des mères, des épouses et des enfants ;
elle ravage les campagnes, dépeuple les provinces, et
réduit les villes en poudre. Elle épuise les États
florissants au milieu des plus grands succès ; elle
expose les vainqueurs aux tragiques revers de la fortune
; elle déprave les mœurs de toutes les nations, et fait
encore plus de misérables qu'elle n'en emporte. Voilà
les fruits de la guerre. Les gazettes ne
retentissent actuellement que des maux qu'elle cause sur
terre et sur mer, dans l'ancien et le nouveau monde, à
des peuples qui devraient resserrer les liens d'une
bienveillance qui n'est déjà que trop faible, et non pas
les couper.
Le chevalier de JAUCOURT
- Encyclopédie - 1757
La guerre, de même que la religion et la justice, est, dans
l'humanité, un phénomène plutôt interne qu'externe, un
fait de la vie morale bien plus que de la vie physique
et passionnelle. C'est pour cette raison que la guerre,
toujours jugée, par le vulgaire et par les philosophes,
sur les apparences, n'a jamais été comprise, si ce n'est
peut-être dans les temps héroïques. Tout cependant dans
notre nature la suppose, tout en implique la présence
aussi bien que la notion. La guerre est divine,
c'est-à-dire primordiale, essentielle à la vie, à la
production même de l'homme et de la société. Elle a son
foyer dans les profondeurs de la conscience, et embrasse
dans son idée l'universalité des rapports humains. Par
elle se révèlent et s'expriment, aux premiers jours de
l'histoire, nos facultés les plus élevées: religion,
justice, poésie, beaux-arts, économie sociale,
politique, gouvernement, noblesse, bourgeoisie, royauté,
propriété. Par elle, aux époques subséquentes, les mœurs
se retrempent, les nations se régent`errent, les États
s'équilibrent, le propre`es se poursuit, la justice
établit son empire, la liberté trouve ses garanties.
Supprimez, par hypothèse, l'idée de la guerre, il ne
reste rien du passé ni du présent du genre humain. On ne
conçoit pas ce que sans elle aurait pu être la société;
on ne devine pas ce qu'elle peut devenir. La
civilisation tombe dans le vide: son mouvement antérieur
est un mythe auquel ne correspond aucune réalité; son
développement ultérieur, une inconnue qu'aucun
philosophie ne saurait dégager. La paix elle-même,
enfin, sans la guerre, ne se comprend pas; elle n'a rien
de positif et de vrai, elle est dépourvue de valeur et
de signification: c'est UN NÉANT.
Pierre-Joseph PROUDHON -
La Guerre et la Paix - 1861
A - Voici le problème : y a-t-il un moyen de
délivrer l'humanité de la menace de la guerre ? Chacun
sait qu'avec les progrès de la science moderne, cette
question est devenue une affaire de vie et de mort pour
la civilisation que nous connaissons ; néanmoins, malgré
tout le zèle déployé, tous les efforts pour la résoudre
ont fini par un échec lamentable...
Aucun doute ne peut subsister que des facteurs
psychologiques puissants paralysent ces efforts.
Certains sont faciles à trouver. L'avidité du pouvoir
qui caractérise la classe gouvernante dans chaque nation
est hostile à tout effort pour limiter la souveraineté
nationale...
Comment est-il possible à cette petite clique
d'infléchir la volonté de la majorité qui ne peut que
perdre et souffrir dans la guerre au service de leurs
ambitions ? (En parlant de la majorité, je n'exclus pas
les soldats de tous grades qui ont choisi la guerre
comme profession avec la conviction qu'ils servent à
défendre les plus hauts intérêts de leur race, et que
l'attaque est souvent le meilleur moyen de défense). Une
réponse évidente à cette question semblerait être que la
minorité, la classe dirigeante, à présent contrôle les
écoles et la presse et souvent aussi l'Église. Ceci lui
permet d'organiser et d'influencer les émotions des
masses et d'en faire un instrument.
Cependant, même cette réponse ne fournit pas une
solution complète. Une autre question s'en dégage :
comment ces moyens réussissent-ils si bien à exciter les
hommes jusqu'à un enthousiasme si fou qu'ils sacrifient
même leur vie. Une seule réponse est possible. Parce que
l'homme a en lui une soif de haine et de destruction. En
temps normal, cette passion est latente, elle ne paraît
que dans des circonstances exceptionnelles, mais, il est
relativement facile de la faire surgir et de la gonfler
jusqu'à ce qu'elle atteigne la puissance d'une psychose
collective.
B -
Vous vous étonnez qu'il soit si facile de donner aux
hommes la fièvre de la guerre et vous déduisez que
l'homme a en lui un instinct actif de haine et de
destruction, capable de pareilles stimulations. Je suis
tout à fait d'accord avec vous. Je crois à l'existence
de cet instinct et j'en ai récemment étudié les
manifestations. A ce propos, laissez-moi exposer un
fragment de cette connaissance des instincts que nous
autres, psychanalystes, après tant de tentatives et de
tâtonnements dans l'obscurité, avons cernée. Nous
considérons que les instincts humains sont de deux
sortes : ceux qui conservent et unifient, que nous
appelons « érotiques » (avec le sens que Platon donne à
Éros dans son Banquet) ou bien « sexuel »
(élargissant explicitement le sens ordinaire de « sexe
») ; et, deuxièmement, les instincts de détruire et de
tuer, que nous assimilons aux instincts agressifs ou
destructifs. Ce sont, comme vous voyez, les pôles bien
connus : Amour et Haine transformés en des entités
théoriques...
Cependant, je voudrais m'étendre un peu plus sur cet
instinct destructif auquel on fait rarement autant
attention qu'il le mérite. Avec un minimum de
spéculation, nous sommes amenés à conclure que cet
instinct fonctionne chez tout être vivant, s'efforçant
d'en causer la ruine et de réduire la vie à son état
primitif de matière inerte. En effet, on pourrait bien
l'appeler l'instinct de mort, tandis que les
instincts érotiques affirment la lutte pour la survie.
L'instinct de mort devient une impulsion vers la
destruction quand, avec l'aide de certains organes, il
dirige son action vers l'extérieur contre des objets
externes, c'est-à-dire, l'être vivant défend sa propre
existence en détruisant des corps étrangers...
Pourquoi, vous et moi, et bien d'autres,
protestons-nous si véhémentement contre la guerre au
lieu de l'accepter comme une autre des importunités
odieuses de la vie ? Car elle semble une chose assez
naturelle, saine biologiquement et pratiquement
inévitable... Parce que chaque homme a le droit à sa
propre vie et la guerre détruit des vies pleines de
promesses ; elle met de force l'individu dans des
situations qui font honte à sa virilité, l'obligeant à
assassiner ses semblables contre sa volonté ; elle
détruit les biens matériels, les fruits du travail
humain et bien plus encore. De plus, les guerres, telles
qu'on les fait aujourd'hui, ne permettent plus des actes
d'héroïsme comme le voulaient les idéaux anciens, et,
étant donné la grande perfection des armes modernes, la
guerre aujourd'hui signifierait la simple extermination
de l'un des combattants sinon des deux...
Albert EINSTEIN (texte A)
et Sigmund FREUD (texte B) - Why War ? - 1933
Images
Paolo Uccello - La Bataille de San Romano - vers
1456
Deux illustrations de Theodore de Bry
(XVIe s.) pour l'œuvre
de Las Casas : Bref récit de la destruction des Indes
Otto Dix - Les Joueurs de skat - 1920
Photogramme du film Le Dictateur, de Charlie
Chaplin - 1940
Vidéos
La Controverse de Valladolid - Téléfilm de
Jean-Daniel Verhaeghe - 1992
Pour aller plus
loin
Supplément au voyage de
Bougainville - Denis Diderot (publication posthume
en 1796).
Mission - Film de Roland Joffé
- 1986
C'était la guerre des tranchées
- Bande dessinée de Jacques Tardi - 1993