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Le Voile de Draupadi est sans doute le plus
"indien" des romans d'Ananda Devi. Peut-être aussi celui dont la facture est la
plus classique : plus "figuratif" - en quelque sorte - que ne le seront les
oeuvres suivantes, on y découvre des personnages biens campés dans leur psychologie,
dans leur contexte familial et social, dans leur épaisseur ou leur évanescence
physique... La trame narrative elle-même, sans être d'une linéarité chronologique
continue et monotone, se laisse parcourir de façon fluide et saisissante.
Ce parcours, s'il faut le qualifier d'un mot, est tragique. Du
tragique il porte les signes du malheur, de la mort. Il porte les marques de ces émotions
originelles que ne renieraient pas les antiques Grecs : la terreur et la pitié, celles
que suscitent les actes extrêmes, les comportements destructeurs, les maux |
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irrémédiables. Du tragique il possède surtout ce ressort implacable
qu'est la fatalité, la terrible anankê. Quelle soit ici appelée destinée, qu'elle soit
par un fil solide de tradition philosophique et religieuse rattachée au karma, lui donne
une coloration sans doute plus hindoue, sans aucunement lui enlever sa portée
universelle.
Si l'on veut parler de l'histoire - il le faut certainement - on
dira que c'est celle de ce couple indo-mauricien : Dev, jeune avocat ambitieux mais
insignifiant, conformiste mais prêt à la corruption, mari raté, homme lâche sans
doute. Anjali, héroïne et narratrice, mère torturée, femme aux forces infinies et aux
fragilités de dérive inexorable. Leur tout jeune enfant est atteint d'une forme aiguë
de méningite... la médecine lutte en vain, le couple se déchire près du lit de
douleur. Espoir. Désespoir. Anjali accomplira-t-elle cette marche sur le feu vers laquelle
la poussent son époux et sa belle famille, cet acte sacré et effrayant ? Cet abject
marchandage avec les divinités illusoires, pour sauver la vie de l'enfant ?
L'esprit d'Anjali et la matière du livre, pendant qu'avance la
machine tragique, s'imprègnent de maints souvenirs. Quelques-uns, ployés par le temps
jusqu'à la terre d'enfance, étincellent d'un bonheur en sursis. Mais la plupart, bâtis
autour de personnages emblématiques, portent le sceau funeste. Citons pêle-mêle
l'histoire de Fatmah, l'amie recluse ; celle de ces deux adolescents suicidés - et
pourtant leur amour ne se heurtait à nul obstacle - ; celle de l'ancêtre venu des Indes,
un saint, un visionnaire... aveuglé d'une sorte de fanatisme jusqu'à la folie ;
l'histoire de son fils Sanjiva, qu'il persécuta ; celle surtout de la charismatique
Vasumati, fille de Sanjiva et cousine d'Anjali, trop belle, trop vivante pour vivre
longtemps, trop forte pour résister longtemps à la puissance insidieuse et collective des
faibles...
Différent des autres romans d'Ananda Devi, Le Voile de
Draupadi les contient pourtant déjà en puissance. La tendresse du refuge végétal,
le combat incessant de l'individu féminin et de la société, l'incompréhension et la
soif de liberté, le sentiment d'être autre, les prémices de la folie, le harcèlement
des doutes autant que celui des certitudes : autant de germes qui auront crû chez Pagli
ou chez l'Interdite... |
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Deux extraits
La traversée de l'aïeul
Mon grand-père, le père de l'oncle
Sanjiva et de ma mère, était venu de l'Inde au début du siècle, sur l'un des derniers
bateaux amenant à l'île des travailleurs "engagés". Les conditions du voyage
étaient terribles, mais plus effrayante encore était la conviction qu'ils ne pourraient
jamais revenir en arrière, refaire le trajet à l'inverse.
Ils avaient tous traversé le "Kala pâni", l'eau noire de
l'océan, et ils savaient qu'ils étaient déjà morts pour ceux de leur caste qui
étaient demeurés en Inde, que le rituel des morts avait été célébré en leur nom.
Leur seul recours était la prière. Mon grand-père récitait des versets de la Gita, et
ils l'écoutaient, les yeux emplis d'un tumulte qui ne pouvait s'exprimer en paroles.
S'appuyant les uns contre les autres, se forgeant des liens plus solides encore que ceux
qui les avaient jadis liés à leurs familles et amis.
© Ananda DEVI - L'Harmattan, 1993 - pages 46-47
La marche sur le feu
Bientôt ce sera mon tour, et je
regarde intensément le sentier ardent, mon dernier chemin au creux de la vie, je le
regarde pour mieux le maîtriser, je ne me brûlerai pas, je suis prête.
Tout doucement, les ondulations de chaleur se font plus épaisses. Elles
deviennent plus opaques, comme si elles se fusionnaient entre elles, s'amalgamaient pour
former, au-dessus du brasier, un volie uniforme.
Un voile...
Et soudain, je l'ai vu, flottant au-dessus du rectangle, formant un passage
étroit et mouvant, le tissu mystique de la foi indiscutée, le voile translucide qui
recouvre les braises et sur lequel je vais bientôt marcher, le voile de fidélité, le
voile de chasteté, le voile de féminité.
Le voile de Draupadi.
© Ananda DEVI - L'Harmattan, 1993 - pages 167-168
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