Interview
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IR : Ananda Devi, depuis notre dernière interview, vous avez publié chez
Gallimard sur un rythme soutenu, et avez connu les honneurs de divers prix
littéraires : comment ressentez-vous cette reconnaissance de plus en plus
évidente de la qualité de vos écrits ?
AD : C'est une reconnaissance très relative qui n'a pas vraiment changé ma
vie, d'autant plus que je suis de nature angoissée et que les doutes ne me
quittent jamais. Mon parcours littéraire a évolué très lentement, et comme je ne
m'attends pas à un succès fulgurant qui changerait ma vie (matériellement), je
vois le reste du chemin comme la poursuite de ce processus de construction
littéraire qui a commencé il y a plus de trente ans et dont j'espère qu'il me
permettra un jour d'écrire le grand roman que j'attends...
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IR : Vous avez aussi mis en ligne un site Internet... qu'est-ce qui vous y a
poussée ?
AD : L'envie de me présenter autrement que par les articles que l'on trouve
sur moi sur Internet, de faire connaître certains de mes premiers livres (le
site n'est pas complet mais je dois y inclure des extraits de Rue la Poudrière,
Solstices, etc.), de livrer quelques impressions à travers mes "carnets" - bref,
c'est un espace d'existence virtuelle autre, qui se donne le temps d'exister.
L'envie m'en est venue après la parution d'Indian Tango, qui a finalement eu peu
d'échos dans la presse, et je me suis dit que par le biais de ce site, je
pourrais parler de mes livres de façon plus approfondie. Me livrer aussi un peu,
peut-être ?
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IR : J'ai découvert sur ce site - excusez mon ignorance à ce sujet - l'existence
du film La Cathédrale, inspiré par l'une de vos nouvelles : pouvez-vous nous
en parler davantage ?
AD : Ce film, réalisé par mon mari, Harrikrisna Anenden,
est tiré d'une nouvelle de Solstices, que j'ai écrite à l'âge de
dix-sept ans ! C'est le premier film
de fiction de mon mari, qui est réalisateur de documentaires. C'est aussi le
deuxième long-métrage de fiction réalisé à Maurice par des Mauriciens, c'est
donc une sorte de première cinématographique pour notre pays. Il a été fait avec
un tout petit budget et avec des acteurs non professionnels, mais le résultat
est un film lent, attachant, qui prend le temps de se développer. Le scénario,
que j'ai écrit, reste en phase avec le regard de l'adolescente que j'étais quand
j'ai écrit l'histoire. Je ne pouvais changer cela, même si je ne suis plus la
même. Mon mari en a fait un film très personnel et poétique. Ce film a été
présenté dans une douzaine de festivals dans le monde, ce qui signifie qu'il est
parvenu à toucher un certain nombre de gens. Nous venons d'ailleurs de le
présenter au Japon.
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IR : Je voudrais
maintenant, surtout, m'attarder sur votre roman Indian Tango,
paru en 2007 dans la prestigieuse collection "blanche" et sélectionné pour le
prix Femina. C'est votre premier roman intimement lié à l'Inde, terre de vos
ancêtres. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour évoquer ce pays ?
AD : Je pense que je n'étais pas prête et que je ne savais pas par quelle
porte y entrer. Je ne pouvais prétendre connaître l'Inde, et pourtant ce pays
est intimement mêlé à ma personne, à ma pensée. Je le connais d'une manière
profonde mais je n'en connais pas nécessairement le quotidien. Ou peut-être
est-ce l'Inde mythique qui m'habite, tandis que le pays du réel reste une
contrée inconnue ? Par ailleurs, je ne prémédite pas le sujet de mes romans, ils
me viennent d'eux-mêmes et il s'est trouvé que jusqu'ici, même si certains de
mes romans sont "indiens" de par leur sujet (Le Voile de Draupadi,
L'Arbre Fouet
et même Pagli), aucun de mes romans précédents n'a souhaité se passer en Inde!
Pour Indian Tango, ce n'était pas non plus prémédité. Le roman a démarré à
partir de la première phrase, écrite alors que j'étais de passage à Paris. Je ne
savais pas très bien quoi en faire. J'ai pensé que cette histoire se passait à
Maurice, puis je me suis rendu compte que cette phrase parlait de transgression
féminine. Il fallait que cette transgression aille très loin dans la chair du
personnage. Cela ne pouvait se passer en Europe, mais même à Maurice, le poids
de la transgression n'aurait pas été aussi grand. C'est là que j'ai commencé à
comprendre que cela allait se passer en Inde, mais je dois avouer que j'ai
hésité et que cela m'a fait peur.
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IR : Ce seul roman résume-t-il l'essentiel de ce que l'Inde vous inspire ?
AD : Non, certainement pas ! Je voudrais encore écrire quelque chose qui se
fonde sur l'un des thèmes de la mythologie, j'ai toujours eu envie d'écrire une
pièce de théâtre moderne en reprenant un sujet du Mahabharat - par exemple
Draupadi jurant de ne pas s'attacher les cheveux jusqu'à ce qu'elle les ait
lavés dans le sang de Dhusashana, ou même le jeu de dés où le roi la perd au jeu
-, j'aurais voulu trouver cette puissance extraordinaire de La Machine Infernale
de Cocteau, qui est peut-être la pièce que j'aime par-dessus tout, et j'espère
donc revenir vers l'Inde ultérieurement. Cela dit, ce roman exprime assez bien,
me semble-t-il, le sentiment de décalage, de familiarité et d'étrangeté que je
ressens dans ce pays. Le rapport de l'écrivain avec Delhi est assez proche du
mien.
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IR : La société et la vie politique indiennes constituent un arrière-plan très
présent dans le livre : suicides de paysans, élections de 2004, silhouette de
Sonia Gandhi, bidonvilles, sourire provocateur de Bijli l'intouchable, sourire
édenté d'un marchand de thé suicidaire... Vous semblez porter un regard très
critique sur cette société indienne, inique, dure. Vous semblez vouloir dire que
l'Inde devrait changer en profondeur mais qu'elle ne le peut pas : est-ce une
interprétation correcte de votre propos ?
AD : Mon regard sur toutes les sociétés est critique, ce n'est pas
caractéristique de ce roman-ci. Je choisis de décrire les lieux où passent les
failles, et où on sent donc le plus intensément l'onde de choc entre l'ancien et
le moderne, entre une possibilité de civilisation et une autre. L'Inde ayant une
civilisation très ancienne, j'ai effectivement juxtaposé la liberté accordée au
corps de la femme dans l'antiquité et l'étroitesse de vision qui prévaut dans
l'Inde moderne, à travers ce seul personnage de Subhadra. Changer en profondeur ?
Je ne pense pas que cela soit possible, hélas !
Photo © Harrikrisna Anenden
(reproduction interdite)
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IR : On sent cependant à travers bien des pages une authentique et intime
connaissance de la culture indienne, une attirance peut-être plus nette encore
qu'auparavant : ces chansons lourdes de sens, ce sitar presque humain, cette
porte - l'Alai Darwaza - ouverte en plein Delhi sur une scène
quasi-fantasmagorique... Y a-t-il eu chez vous une évolution de vos rapports à
la culture indienne ?
AD : Je ne pense pas qu'il y a eu une évolution, mais que j'ai simplement
laissé libre cours à une fibre autobiographique qui m'a permis d'utiliser
pleinement mon "expérience" de l'Inde depuis mon enfance, c'est-à-dire à travers
les films, la musique - classique et moderne -, les mythes, la religion, la
peinture, la sculpture etc. Peut-être n'aurais-je pas pu faire cela avant, qu'il
me fallait cette maturité pour le faire. C'est comme si j'avais creusé dans ma
propre terre et avais touché à la couche enfouie, souterraine, constituée par la
culture indienne, et avais ainsi pu y puiser à volonté pour bâtir Indian Tango.
Tout cela a toujours été là, il ne s'agit pas d'une attirance mais d'une
présence. Je ne l'avais tout simplement pas décrite de cette manière - encore
une fois, en me permettant un récit qui, pour la première fois, se tourne vers
l'autobiographie.
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IR : Comme dans
Ève de ses décombres et dans bien d'autres textes précédemment,
"l'ange noir de l'écriture" semble vous attirer inexorablement vers l'évocation
du sordide, de la cruauté des choses et des êtres... Votre écriture transcende
esthétiquement ces laideurs, dans une dynamique peut-être baudelairienne, mais
ne les sauve jamais de ce qu'elles sont : peut-on parler d'une écriture sans
espoir ?
AD : Pour moi, l'acte d'écrire constitue l'espoir. La mise en mots et en
images, la restitution, par le biais de la beauté, d'un univers fait de rage et
de violence, est un miracle intime qui me permet de vivre. Dans le livre, je
parle ironiquement de cette attirance envers les ténèbres, de cette inspiration
dictée par "l'ange noir", je dis que, même si l'on explique cela par un besoin
d'interpeller le lecteur, ce genre d'écrivain cache peut-être par là une
attirance quasi malsaine pour le sordide et la cruauté ? Ce n'est peut-être pas
un hasard si un de mes personnages s'appelle Sadiq/Sad? Cela dit, je crois que
Indian Tango contient de l'espoir, puisque pour une fois mes personnages ne
meurent pas à la fin ! L'écrivain restera peut-être enfermé, mais ce n'est là que
le sort de l'écrivain et son rôle - comme le moine Ananda, il recrée ses
personnages mais ne peut trop se hasarder à vivre...
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IR : Ce roman, dans lequel vous menez aussi une réflexion identitaire - sur
vous-même, sur l'écrivaine que vous êtes, sur ce que cette écrivaine a enfanté
jusque là - semble se vouloir une sorte d'aboutissement, la découverte d'une
vérité longtemps côtoyée mais toujours ignorée, une admission "dans le secret
des dieux" (p.166) : est-ce exact ? Quelle est cette vérité ?
AD : C'est un roman que j'ai eu du plaisir à écrire et qui m'a paru, à la
fin, être une sorte d'étape. A cinquante ans, je suis parvenue à parler
d'écriture et des femmes comme je ne l'avais jamais fait avant. Cela m'a rendue
heureuse, oui, on pourrait parler d'aboutissement, même si l'angoisse de la
suite m'a aussitôt reprise ! C'est un roman autant sur l'énigme des femmes que
l'énigme de l'écriture, qui, dans mon cas, sont la même chose. Je ne pense pas
avoir été si loin dans aucun de mes romans, même si tous se dirigeaient vers ce
point de fuite à l'horizon. Je ne sais pas ce que j'écrirai après (j'ai en ce
moment des ébauches mais je ne sais pas si elles aboutiront) mais je crois bien
qu'Indian Tango restera mon roman testament.
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IR : Vers quelles autres vérités, ou quels autres horizons allez-vous diriger à
présent vos pas ?
AD : Justement, je ne le sais pas... J'ai un texte en cours, difficile,
ardu, qui semble se refuser à moi. Je ne sais pas si j'arriverai au bout. Je
dois aller plus loin, pousser davantage cette recherche de ce qu'est l'homme, de
ce qu'est l'écriture, du sens du monde, mais je ne sais pas si j'y arriverai.
C'est pourquoi, à la première question, je répondais que ma vie n'a pas changé.
Cette recherche-là sera toujours présente, peu importe le destin de mes livres.
Et ma grande frayeur est de ne pas faire mieux, de rester en deçà de mes
exigences.
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