Interview
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IR : Ananda Devi, votre uvre littéraire est désormais reconnue
internationalement, et c'est déjà le signe que sa portée dépasse les frontières.
Cette uvre, cependant, est intimement nourrie de vos racines mauriciennes :
pouvez-vous dire quels liens, sentimentaux, culturels, charnels... vous ont attachée et
vous attachent encore à l'île Maurice ?
AD : Après de
multiples ébauches enfantines, lorsque jai commencé à écrire sérieusement dans
ladolescence, lémergence de lécriture comme activité privilégiée de
cette période de ma vie a été étroitement liée à mon environnement.
Cest-à-dire que lélan de lécriture sest confondu avec
ladmiration exaltée que je ressentais pour la nature et dont mon besoin
dobservation de regard faisait tout naturellement le centre de
mon inspiration. Javais davantage de liens, et des liens infiniment plus profonds,
avec cet environnement quavec les gens. Les personnages que je créais naissaient de
mon imaginaire, ou peut-être de rencontres brèves et fulgurantes dans une rue, sans que
jen sache rien de plus, mais les paysages décrits étaient, eux, directement
empruntés de la réalité. On peut dire ainsi des nouvelles de Solstices que le
thème central de ces nouvelles est la découverte des liens tissés entre ces
adolescentes qui sont dautres visages de moi-même, avec la nature mauricienne dans
tout ce quelle avait dintense, de mystique, et de magnifié par le regard de
lécrivain en herbe solitaire que jétais. Cette découverte est aussi,
évidemment, celle de leur corps, celle de leur être intérieur, et celle de leur
signification profonde : tout un processus dinitiation subi par mes personnages
dans leur voyage au cur de lîle.
Cest pour cette raison, je pense, que Maurice est restée le cur de tout ce que
jécris. Ce départ-là, avec sa charge dinspiration et dexaltation,
entre quinze ans et dix-neuf ans (moment où je pars pour poursuivre mes études en
Angleterre), sest inscrit dans ma manière décrire ; cest-à-dire
quil me faut lélan très fort dun lieu pour faire démarrer et
poursuivre une histoire. Je dirais donc que, très profondément, cest la présence
de lîle en moi qui me pousse à écrire mais cest lîle rêvée
dont je parle toujours, lîle mystique qui a enveloppé et guidé mes débuts
décrivain. Là-dessus sont venus se greffer les histoires à proprement parler, la
société telle quelle était ou telle que je la voyais, et les personnages sont
venus habiter cette île en porte-à-faux de la vraie en créant lillusion que je
racontais le pays véritable, mais de plus en plus, je sais que cela nest pas tout
à fait vrai. A partir dun lieu véritable, au nom inspirateur, je tente de toucher
à des préoccupations ou à des hantises universelles. Je citerais à cet effet une
phrase dAlejo Carpentier : « atteindre luniversel dans les entrailles du
local ».
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IR : Vous avez pu dire que la culture
indienne vit intensément en vous et vous fascine : comment, subjectivement,
définiriez-vous ou décririez-vous cette culture indienne ? Qu'est-ce qui, en elle, vous
fascine ?
AD : Il y a ce quon appelle
une « grande tradition » sanskrite, qui est une tradition écrite, et une
« petite tradition » dans la culture indienne. Cette dernière est
étroitement liée aux traditions religieuses et aux coutumes qui sont transmises
oralement de génération en génération, ce qui fait que, pour les descendants
dimmigrants indiens, il nest pas toujours aisé de faire la différence entre
culture et religion. Un exemple : les textes du Mahabharata et du Ramayana
font partie à le fois de la tradition culturelle et de la tradition religieuse, parce que
leurs héros ont été, à un certain moment de lhistoire de lInde, intégrés
dans le panthéon hindou en tant quavtar,
ou réincarnation, de Vishnu, lun des membres de la Trinité hindoue - Brahma, Shiva
et Vishnu - sans doute au moment où la tradition vaishnavite (dévots de Vishnu)
atteignait son apogée par rapport à la tradition shaivite (dévots de Shiva). Pourtant,
ces textes sont, à mon sens, principalement des textes littéraires. La richesse de ces
récits, lextrême plénitude de leur structure formelle, lampleur de ces
histoires qui racontent lHistoire sous forme de mythes, contribuent à en faire des
textes fondateurs de la civilisation humaine, à linstar de lOdyssée
et de la Divine Comédie. Cest dans cette grande tradition que je trouve
une source inépuisable dinspiration, plutôt que dans laspect religieux.
De manière plus concrète, jaime porter le sari parce quil me
semble que ce vêtement a atteint un summum non perfectible en matière délégance
et de simplicité. Ce simple pan de tissu, de cinq mètres de longueur et sans couture,
habille le corps féminin dune manière incomparable en toutes circonstances. Et le
génie de cette culture a su décliner le sari dans des tissus dune variété
infinie ! Pour terminer avec cette question, je dois avouer que mon attachement à
cette culture est résolument ancré dans le passé de la civilisation indienne. Au
présent, je me sens une moindre affinité à son égard. Lors dun voyage à Delhi,
jai éprouvé, en visitant des monuments anciens, la sensation assez extraordinaire
de respirer le souffle incandescent dune civilisation révolue. Il me semblait à
chaque fois devoir franchir une barrière temporelle pour revenir dans la ville du
quotidien qui, elle, ne ma guère inspirée. Les monuments sont les témoins
dune grandeur passée dont la lumière nous parvient encore par delà les
millénaires.
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IR : Vous avez dit également de cette
culture indienne qu'elle sous-tend tous vos écrits... ce qui n'est pas toujours
immédiatement visible. Pouvez-vous expliquer cette influence - si le mot est bien choisi
- et la façon dont elle se traduit ?
AD : Quand jétais enfant,
ma mère me racontait par épisodes les histoire du Mahabharata et du Ramayana,
avec, souvent, des commentaires justes et même critiques à propos des différents
personnages. Venant dune famille de filles, nous étions à juste titre indignées
par le traitement que Rama accorde à Sita et étions daccord que
cétait elle la véritable héroïne de lhistoire. Au-delà de cette anecdote,
je me suis rendue compte bien plus tard à quel point jai été influencée par ces
textes. Je me suis longtemps demandée pourquoi mes romans navaient jamais une
structure linéaire et chronologique, et que le temps était traité comme une boucle
plutôt que comme une ligne. Ce nest que récemment que jai compris que
jai été inconsciemment influencée par la structure maillée, en réseau, du Mahabharata,
où chaque récit débouche sur dautres récits et ainsi de suite, sans que le fil
de lhistoire et les relations de cause à effet ne soient perdus pour autant. Ainsi,
dans Soupir, les personnages se succédant dans les différents chapitres ne
semblent avoir que de vagues liens les uns avec les autres, jusquà ce quon
comprenne, vers la fin du roman, comment ils étaient liés. Dans de précédents romans,
tels le Voile de Draupadi et lArbre Fouet, je traite plus
ouvertement de sujets liés à la culture indienne. Dans lArbre Fouet, la
distinction que je fais entre la réincarnation comme explication philosophique de
lexistence humaine et comme croyance aveugle est claire. Personnellement, la
réincarnation dun point de vue bouddhique me semble être une hypothèse
intéressante de la destinée humaine ; par contre je ne souscris pas à la croyance
quune personne peut être punie pour des fautes commises dans une vie antérieure.
Dans ce roman, la foi aveugle du père est à la fois meurtrière et aboutit au parricide.
On pourrait également voir un parallèle entre la fin de Pagli, où elle est
ensevelie vivante dans un mur de boue, et la mort dune héroïne, Anarkali, qui,
avec le Prince Saleem, fait partie des amours légendaires connues dans la tradition
littéraire indienne : pour lempêcher de rejoindre Saleem, le père de ce
dernier fait emmurer Anarkali vivante.
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IR : Le regard que vous portez sur la
société mauricienne, et notamment le milieu indien, les propos que vous tenez sur eux,
sont souvent durs et sans demi-mesure. Je me contenterai de deux citations : "Une
île, au vacarme de tous les mondes pressés de se développer ; des gens de plus en plus
sourds à la voix du cur..." (Moi,
l'interdite, p.45) ; "Le gris des vertus sales m'entoure, un sommeil obscur et
épais dans lequel ils s'enfoncent comme dans de la bouse." (Pagli, p.27).
Que regrettez-vous ? Que dénoncez-vous ? Quelle est cette souffrance que l'on devine ?
AD : Ce sont des questions
difficiles parce que brûlantes. Ce que je dénonce ? Cest léternelle
emprise du « communalisme », cest-à-dire des divisions dordre
ethnique, dans cette société, avec son cortège de préjugés, de mépris,
dincompréhension, ou plutôt de refus de comprendre. Cest le fait que, de
plus en plus, elle se transforme en une société régie par largent et par le culte
de la réussite matérielle. Cest que de nombreux parents démissionnent par rapport
à léducation véritable et aux principes quils sont censés inculquer à
leurs enfants. Cest quon a limpression de voir (et ce nest pas à
Maurice seulement, mais un peu partout dans le monde) sinstaurer le règne de la
petitesse et de la médiocrité. Cest que les voix que lon entend ne parlent
pas de compassion ni de compréhension, mais de haine et de méfiance. Cest que
cest une pseudo-moralité basée sur des croyances religieuses aveugles et sans
questionnement qui prend le dessus. Cest que ces mêmes croyances aboutissent à
encore plus de différences, à encore plus de barrières. Cest que, au XXIème
siècle, on tue autant au nom de Dieu que pendant les guerres dites de religion.
Personnellement, cest encore plus douloureux lorsque je réfléchis aux
possibilités quaurait la société mauricienne dêtre différente des
mouvements que lon voit un peu partout dans le monde. Sur ce petit bout de terre,
tant de communautés différentes ont la possibilité de vivre ensemble sans barrières.
Tous les enfants de toutes les communautés se rencontrent à lécole. Si cette
proximité de fait était suffisamment renforcée par les professeurs et par les parents,
si léducation nationale encourageait plus fortement les enfants à apprendre des
langues autres que leur propre langue ancestrale, rendait obligatoires pour tous des cours
sur les différentes civilisations dont les Mauriciens sont originaires, encourageait les
enfants à participer plus activement dans les fêtes religieuses les uns des autres,
insistait pour que lenseignement de la littérature et des arts intègre la
création littéraire, musicale et autre des différents continents, cette éducation
commune et diversifiée aboutirait, à la fin de la scolarité, à des jeunes capables de
se comprendre les uns les autres. Au lieu de quoi, on ne fait que renforcer les clivages
en créant des centres culturels à foison qui chemineront en parallèle sans jamais se
rencontrer ni se comprendre. Jai une vision dun unique, grand centre culturel
mauricien qui regrouperait les meilleures compétences dans chaque aire linguistique et
culturelle, et qui contribuerait à partager ces compétences et ces connaissances avec
tous. Je verrais bien la région du Réduit et de Moka se transformer en une immense Cité
du Savoir ! Personnellement, je me sens bien le produit dune telle coïncidence
des cultures : jai puisé à toutes les ressources culturelles et créatrices
qui métaient ouvertes dès lenfance du fait que jétais née à Maurice
et que mes parents étaient suffisamment éclairés pour cela, pour devenir
aujourdhui quelquun dhybride dans le bon sens du terme. Je me sens
Mauricienne parce quun peu Africaine, un peu Européenne et un peu Indienne.
Cest une richesse formidable dont je suis pleinement consciente, tant est immense le
bonheur que je ressens à détenir les clés de ces grandes civilisations. Doù ma
tristesse que ce message simple soit si difficile à comprendre ou à communiquer
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IR : A vous lire, la place de la femme dans
la société indo-mauricienne est des plus désolantes : "cette vie sans vivre, c'est
à cela qu'elles sont destinées..." (Pagli, p.101) ; "Elles suivaient
la voie tracée pour elles depuis des siècles quand avait commencé à s'abolir la
pensée ses femmes" (Moi, l'interdite, p.53) ; dans le Voile de Draupadi
vous évoquez "les femmes enchaînées, les femmes prisonnières" (p.88). Femme
soumise et chosifiée : n'est-ce pas une vision excessive et décidément trop sombre ?
AD : Ce nest pas tant la
place de la femme dans la société indo-mauricienne ou à une époque précise que je
décris et fustige, mais plutôt, à travers des situations individuelles, un état des
choses qui dure depuis des siècles et qui perdure encore au XXIème. Je veux dire par là
que je ne souhaite pas que lon rattache mon propos critique à un lieu et un
temps : de telles situations ont existé de tout temps et continuent dexister.
A Maurice, il est certain que les choses ont beaucoup évolué par rapport à certains
autres pays. Mais dans un monde où des femmes sont lapidées en public sans pouvoir se
défendre ni recourir à un système juridique équitable ; dans un monde où il y a
autant de femmes battues, sinon plus quavant ; dans un monde où les
« tournantes » font partie du vocabulaire courant lorsquon décrit les
banlieues des grandes villes de France ; dans un monde où les femmes sont
quotidiennement violées lorsquil y a des conflits civils, je ne vois pas en quoi ma
vision est excessive ! Même à Maurice, une femme qui fait de la politique sait
quelle sexpose aux pires médisances dordre sexuel. Une femme qui
dénonce un viol dont elle a été lobjet se retrouve encore, de nos jours, mise en
accusation et sa bonne foi systématiquement remise en cause. Et il est certain quil
y a des sévices faits aux femmes chaque jour, quoi quon en dise. Je ne crois pas,
dès lors, que ma vision soit si sombre. Lenfermement social dans lequel se retrouve
Pagli existe encore. Il est vrai que je choisis de décrire ces situations-là plutôt que
dautres, plus optimistes, où les femmes réussissent et sont heureuses. Mais
cest ainsi. Jai choisi décrire ainsi parce que jai besoin de
cette douleur-là pour mexprimer.
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IR : Pour parler plus légèrement -
peut-être - prenons un autre exemple, apparemment très anecdotique, de ce qui pourrait
bien aussi ressortir de vos racines indiennes : l'image de l'arbre banyan dans vos
récits. On croit y voir un signe, un symbole, un fantasme, empreint de formes douces et
généreuses : qu'est donc ce banyan à vos yeux ?
AD : Cest une
très bonne question, très bien observée
mais difficile à répondre ! Le
banyan est effectivement un symbole récurrent dans quasiment tous mes livres, une sorte
de leitmotiv dont je nai pris conscience quaprès son apparition dans Pagli.
Pourtant, je sais que jai été fascinée par cet arbre dès lenfance, car
dans la campagne mauricienne on en voit de magnifiques, leurs branches enracinées formant
une véritable cathédrale ménageant au-dessous un espace clos et secret. En créole, on
lappelle le « pye lafus » (prononcer « pied lafousse »). Un
dicton dit quon na jamais vu un singe beau et un jeune pye lafus parce
quon ne le reconnaît véritablement que quand il est vieux et a déjà son réseau
de branches-troncs autour de lui.
Ce quil représente à mes yeux ? Un espace
maternel, peut-être ? Une cathédrale naturelle
Un lieu secret, un refuge, un
espace de solitude qui nourrissait sans doute limaginaire de lenfant solitaire
que jétais. Un témoignage du mystère de la nature, qui savère capable de
créer un être dune telle puissance, dont les branches torsadées ressemblent
tantôt à des chevelures de très vieilles femmes, tantôt à des serpents aux corps
puissants et à lenserrement mortel. Dans Pagli, cest le lieu des amours de
Pagli et Zil. Dans un roman que je nai pas encore terminé, qui
sintitulera
. « Lenfant du banyan » (!), le
banyan joue un rôle central dans lhistoire : une femme donne naissance à deux
bébés dans un banyan où elle a trouvé refuge, et en abandonne un. Celui-ci est adopté
par une meute de chiens sauvages et devient un enfant sauvage dont le banyan est le
royaume, jusquà ce quil soit retrouvé par son jumeau. Ici, le banyan est un
univers autonome, avec son cycle de naissance et de mort, et son indéfectible vitalité.
Petite anecdote : quand j'ai été à Rodrigues, en ouvrant au
matin les rideaux de ma chambre d'hôtel, je suis tombée nez à nez avec un magnifique
banyan qui entrait pratiquement dans la chambre ! Cela m'a ravie et en même temps a été
comme un signe... de quoi ? je ne saurais le dire. Un clin d'il de la nature,
peut-être?
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IR : La religion est un sujet sensible.
Quelques formules, dans Moi, l'interdite, tendraient à prouver que vous la
considérez elle aussi d'un il fort
critique : "Ainsi étaient les hommes, qui croyaient racheter leur haine par la
prière. en réalité, elle en sortait renforcée" (p.11) ; "C'est l'espoir des
hommes qui donne une raison d'être à Dieu et non le contraire. (p.45). Vous n'êtes pas
tendre non plus dans le Voile de Draupadi... Est-ce à dire que la religion, que
l'hindouisme... se confondent avec illusion, avec formalisme creux, avec désirs
inavouables - la haine étant une forme parmi d'autres de ces désirs ?
AD : Jai effectivement un
profond recul par rapport à la religion formaliste, bien que je ne sois aucunement
agnostique. Jai construit une sorte de philosophie personnelle en puisant dans les
enseignements du Bouddhisme et du Soufisme, qui me semblent les deux formes de pensée
mystique les plus proches de ma conception dun lien vertical, unique, avec la
Pensée supérieure qui nous a engendrés, et qui pourrait tout aussi bien se trouver en
nous-mêmes. Force nous est de constater que les religions finissent toujours par
engendrer la haine de lautre et le conflit. Cela me semble une aberration parfaite,
que la croyance en Dieu puisse mener à un tel besoin de destruction de ceux qui ne
croient pas de la même façon ; ce qui me mène à la conclusion que la religion
nest quune forme de cohésion sociale, de « liant » tellement
solide et rigide quil ny ait plus de place, à lintérieur, pour quelque
autre forme de croyance que ce soit. Elle nest donc nullement une croyance en Dieu,
car le paradoxe serait que, si un petit groupe a été choisi par Dieu, les
autres ont été, soit lâchement abandonnés par lui, soit créés par quelque chose
dautre, ce qui impliquerait quil existe une puissance égale à lui. Le pire
est que de tels raisonnements nont aucune résonance à lintérieur du
discours religieux, puisque la raison ny a pas beaucoup de place. Je crois que les
rituels collectifs et laspect formel et codifié des religions conduisent à une
absence totale de questionnement et dinterrogation, à un abandon de la raison et de
la lucidité. (Je parle des religions dans ce quelles ont provoqué
dintégrismes et de fondamentalismes à travers le monde, pas en tant que croyances
individuelles qui permettent à chacun dimprimer un ordre et une justification à
son existence). Comme je le disais plus haut, les livres sacrés tels que la Bible, le
Coran, la Torah ou les Védas ont énormément de choses à nous apprendre, et peuvent
nous donner les clés dune certaine compréhension de lunivers, à condition
que nous ne les prenions pas à la lettre pour en appliquer des préceptes souvent
archaïques qui ne se justifient plus aujourdhui. Cheminer à travers ces livres
pour en extraire des leçons personnelles et en obtenir un éclairage philosophique de
lunivers oui ; les utiliser pour établir des règles immuables qui
nauraient rien à voir avec les principes de bonté et de justice non.
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IR : D'autres passages, tirés de Pagli,
à l'opposé de la religion suggèrent une sorte de philosophie existentialiste
("Nous sommes ce que nous avons vécu", p.73) et sensualiste ("je suis
vivante, j'ai arrimé ma vie à chacun de mes sens", p.115) : ces qualificatifs
s'appliquent-ils effectivement à vos conceptions ?... alors qu'ailleurs on utilise au
sujet de votre uvre un autre
adjectif : "mystique"...
AD : Dans mon premier recueil de
nouvelles, écrit entre 17 et 19 ans, jai exprimé une vision très forte que
jai eue des liens entre lhomme et la nature. Une nature déifiée,
toute-puissante, mais également très maternelle, à laquelle les êtres étaient liés
non seulement par leur esprit et leur cur, mais également par leur corps. Le corps
était le conduit par où passaient les grandes expériences mystiques que je décrivais
dans les dernières nouvelles du recueil, en particulier « Les immortelles ».
Je crois que cette vision na pas changé : lamour que ressent Pagli pour
Zil est un amour entier. Il est spirituel autant que charnel, et il est
fait de joie autant que de brûlure. Cette manière de décrire une femme
qui apprend son corps (ce corps violé à treize ans, puis renié), est également une réaffirmation des droits que la
femme a sur son propre corps. Très souvent, ce droit lui est refusé : le port du
voile est lun des moyens que les hommes ont trouvé pour refuser à la femme le
droit à son corps. Il y en a dautres lexcision est une des formes les
plus brutales de ce refus. Je nai pas une philosophie formelle à ce sujet, mais
dinstinct, je sais que je nai jamais séparé le corps de lexpérience
mystique, et que la honte du corps, et une sorte de culpabilité primaire du corps est ce
qui a de tout temps maintenu la femme en état dasservissement.
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IR : Le Voile de Draupadi comporte
un épisode clé évoquant la marche sur le feu de la narratrice : avez-vous marché sur
le feu vous-même ? Quel est votre sentiment au sujet de cette cérémonie ?
AD : Je n'ai pas marché sur le feu, et je crois que mes
sentiments sont identiques à ceux de mon héroïne : je ne refuse pas d'emblée la
possibilité d'une expérience mystique très forte, mais à un niveau individuel et non
collectif. Et je ne crois pas que ce genre de rituel devrait être imposé sur qui que ce
soit, ni même qu'il soit souhaitable.
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IR : Vous dites apprécier beaucoup les uvres d'écrivains réunionnais : Carpanin
Marimoutou et Axel Gauvin. Qu'avez-vous envie d'en dire, pour aller à l'essentiel ?
AD : Jai eu à plusieurs
reprises loccasion de rencontrer Axel Gauvin, Carpanin Marimoutou et Monique Agénor
lors de rencontres littéraires et des liens différents, mais étroits, nous ont liés
peut-être une sorte de fraternité en écriture, alliée à un sentiment de
sympathie commun. Axel et Carpanin ont tous deux beaucoup fait pour la littérature de
langue créole, et jadmire la manière dont ils sont restés fidèles à leurs
convictions, tout en poursuivant leur uvre créatrice personnelle.
Axel a une discrétion qui le démarque des écrivains très en vue dans les cercles
littéraires parisiens, en particulier ceux qui ont reçu un prix prestigieux tel que le
Goncourt. Je ne pense pas que le Goncourt lait le moindrement changé ou ait fait
vaciller sa modestie naturelle. Il me semble que, pour ces trois écrivains,
lécriture est ce qui compte avant tout, elle est le monde, elle est le chemin et le
but, elle est, dune certaine manière, autosuffisante. Cest peut-être ce qui
me rapproche deux. Jai aussi limpression de suivre un chemin, un peu en
marge des grands courants ou mouvements littéraires, un chemin solitaire et très
personnel, mais qui me rapproche, peu à peu, du but. A New Delhi, Carpanin a lu un très
beau poème où il raconte ce quéprouve Rawan pour Sita, qui a bouleversé son
audience. Je men souviendrai toujours. Cette fraternité en écriture est très
importante pour moi, elle est une sorte dancrage, loin du tintamarre des médias,
une manière de se remettre en mémoire ce qui est véritablement important.
Photo Sharvan Anenden
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