Historique
On considère qu'environ 1 400 000
Indiens ont été - principalement dans la seconde moitié du XIXème s. - emmenés de
l'Inde vers les colonies françaises, britanniques et hollandaises comme travailleurs
engagés. Parmi eux, plus de 530 000 ont pris la direction de la Caraïbe, des Guyanes à
la Jamaïque, sans oublier Trinidad et les Petites Antilles.
Ce sont les colonies anglaises qui, les premières, eurent
recours à l'"indentureship" - l'engagisme. L'esclavage ayant été aboli par le
Parlement britannique le 24 août 1833, là comme ailleurs quelques années plus tard, le
système économique fondé sur les plantations agricoles, de sucre en particulier, dut
faire face au lourd problème du manque de main d'oeuvre. De fait, cette main d'oeuvre
était bien, potentiellement, présente ; mais pour rien au monde on n'aurait fait
retrouver le chemin de la plantation à ceux qui y avaient trop souffert avant leur
émancipation. On connaît bien ce schéma historique puisqu'il est applicable aux
Mascareignes, à commencer par l'île Maurice qui fut la première et la plus importante
terre d'engagisme.
Si c'est l'Inde qui fournit le nombre le plus important de ces travailleurs
sous contrat, ce n'est pas un hasard. Lui-même colonie de "sa gracieuse
majesté" - ce qui évitait d'avoir à négocier avec des puissance étrangères - le
Sous-Continent réunissait en outre divers avantages dans la perspective des engagistes :
une population pléthorique, où il serait aisé de recruter des agriculteurs dociles,
habitués au climat tropical, d'autant plus faciles à convaincre que la situation
économique et sanitaire pouvait avoir de quoi faire fuir. Sous le joug anglais, misère
et famine frappaient en effet durement une grande contrée jadis prospère et florissante.
On sait aussi les affres de la traversée, depuis les Indes orientales vers
les Indes occidentales. Quatre mois de promiscuité insalubre, d'angoisses, de
désillusions et d'espoirs affaiblis. On sait encore les conditions de vie de ceux que
l'on a souvent comparés à de nouveaux esclaves, logés dans les mêmes baraquements que
leurs prédécesseurs, astreints aux mêmes tâches harassantes, à peine mieux lotis dans
leur quotidien. Avoir quitté la mère patrie était déjà ressenti par beaucoup comme
une malédiction, mais elle ne suffisait pas : il fallait encore se plier à une autorité
faisant manger du boeuf à l'hindou, du porc au musulman, convertissant à une religion
qui voulait faire oublier celle des ancêtres, brouillant les repères et les esprits.
La France, elle, abolit l'esclavage le 27 avril 1848. En 1852, des
travailleurs indiens de Trinidad et de la Barbade sont engagés à la Martinique.
Et c'est en 1853 que le premier navire pourvoyeur d'engagés en provenance d'Inde aborda
sur cette même île. La Guadeloupe suivit en 1854. Il ne s'agissait
cependant pas des premiers Indiens dans les Antilles françaises, puisque des esclaves les
y avaient précédés. Dès 1699, un Gujarati de Surat fut en effet vendu à la Martinique
; il semble avoir été le premier.
Ce qui a été dit plus haut de l'engagisme chez les colons britanniques
pourrait être répété pour les Antilles françaises. Au-delà des législations parfois
différentes et des nuances de mentalité, les lois de la rentabilité économique et les
rapports humains - déterminés par des schémas mentaux faisant de l'Européen un
supérieur naturel - ne pouvaient qu'entraîner une même misère matérielle et morale.
Si une différence notable était à retenir, ce serait sans doute celle qui
concerne les zones de recrutement en Inde même. Alors que les Britanniques eurent
principalement recours à des ressortissants du Nord, de la plaine indo-gangétique,
les mestrys au service des Français sévirent principalement dans le Sud, au Pays Tamoul
où se trouvaient les comptoirs de Karikal et Pondichéry.
Evoquons enfin le cas de la colonie hollandaise du Surinam.
L'engagement de travailleurs indiens y fut plus tardif, et fit suite a une convention
signée à La Haye le 8 septembre 1870 entre Britanniques et Néerlandais. Ces derniers se
voyaient offert le droit de recruter des ressortissants du Raj en échange du renoncement
à leur souveraineté sur le divers
forts au Ghana. Les convois
débutèrent en 1873, et les débuts de cette immigration furent particulièrement
catastrophiques jusqu'en 1875, avec 20 % de pertes humaines, à bord des bateaux ou sur
les plantations.
Partout l'engagisme fut l'occasion de polémiques au sein même des
autorités, et de tensions dans les populations, les "coolies" recevant dès le
début chez les anciens esclaves l'image de véritables traîtres méprisables. Ces
tensions atteignirent parfois un degré critique, comme en octobre 1884 à Trinidad où,
lors de la fête de Muharram - principale fête du calendrier pour les Indiens de l'île,
réunissant à la fois musulmans et hindous - au moins seize Indiens furent abattus par la
police coloniale.
Peu à peu, plusieurs colonies abandonnèrent le système.
Ce fut le cas dès 1880 à Saint-Vincent ; cinq ans plus tard la Guadeloupe et la
Jamaïque renoncèrent à leur tour, puis la Martinique en 1889. Ailleurs, là où ils le
pouvaient, là où leur nombre leur conférait un poids social, les engagés commencèrent
à s'organiser. Par exemple le Surinam vit naître à partir de 1910 des associations dans
le but de défendre des droits, des libertés, des langues, une culture, une identité
bafoués. Enfin, alors que la Première Guerre Mondiale mettait l'Europe à feu et à
sang, Hollandais et Anglais mirent un terme définitif au système de l'engagisme en 1916
(Surinam) et 1917 (Guyana et Trinidad).
La lutte pour une reconnaissance humaine et sociale était toutefois loin
d'être achevée - l'est-elle d'ailleurs aujourd'hui en 2004 ? On pourra à titre
d'exemple faire référence au fameux combat d'Henry Sidambarom. Cet
Indo-guadeloupéen employé au bureau de l'immigration et conseiller municipal de
Ponte-à-Pitre dans les toutes dernières années du XIXème s., décida d'inscrire les
immigrés indiens sur les listes électorales : une manière de faire reconnaître leur
citoyenneté et de leur donner cette arme pacifique propre à la démocratie : le bulletin
de vote. Les autorités coloniales et tous ceux qui pouvaient pressentir une menace sur
leur mainmise économique, sociale et politique s'insurgèrent très vite, et l'affaire
déboucha en 1904 sur un procès long et retentissant, un temps délocalisé à Paris.
Sidambarom y défendit lui-même - après avoir ingurgité et assimilé en autodidacte
toutes les connaissances nécessaires dans le domaine du droit - les droits et la dignité
des Indiens, de l'Homme. Ce n'est qu'en 1923, après avoir dû affronter presque seul les
épreuves les plus pénibles et les menaces les plus pressantes, qu'Henry Sidambarom vit
sa lutte couronnée de succès par une décision de Robert Poincaré qui mettait un terme
aux prétentions iniques des colons.
Ailleurs aussi, la première moitié du XXème s. a été
une période militante, avec ce que cela suppose de difficultés et d'exaltation pour
certains. En 1927, les autorités de La Haye accordèrent la nationalité néerlandaise
aux Indo-surinamiens. Au Surinam justement, et peut-être plus encore dans les colonies
britanniques, en particulier à Trinidad, l'action de Gandhi (avant tout en Afrique du
Sud) et la montée du mouvement indépendantiste indien étaient suivies d'aussi près que
possible, attisant des idées de liberté, une conscience de l'indianité partagée,
notamment chez de jeunes intellectuels. Dès les années '30, des organismes tels que l'Indian
Club à Trinidad oeuvraient pour une meilleure connaissance et diffusion de la
culture indienne, initiaient des échanges concrets avec la terre ancestrale ou natale.
Culturellement, la situation offrait toutefois une certaine diversité, voire
complexité : un décalage pouvait se creuser entre des groupes privilégiés et ceux qui,
pour des raisons sociales, économiques, religieuses ou géographiques, subissaient
insensiblement une déculturation ou une acculturation, qui se fit sentir probablement
davantage dans les colonies françaises (par la suite départements).
Autre réalité à souligner, déjà préparée par les origines mêmes de
l'engagisme et qui devait marquer durablement les rapports sociaux et humains : la
revendication d'une identité indienne fut souvent ressentie par la population créole et
de souche africaine comme une nouvelle trahison... alors que la plupart du temps la
revendication indienne ne supposait absolument pas un reniement de l'appartenance au
peuple trinidadien, surinamien, antillais...
Indienne de la Martinique.
Carte postale ancienne.
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Indien de Trinidad.
Carte postale ancienne.
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Source des images : www.zananas-martinique.com |
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Situation
actuelle
Aujourd'hui on est certes bien loin des
époques sombres de l'engagisme. Le creuset ethnique et social a largement fait son oeuvre
et - à des degrés divers, certes - les populations d'origine indienne ont participé à
une intégration d'ensemble. La disparition de la caste a d'ailleurs facilité celle-ci.
Les repères religieux, hindous ou musulmans, ont subsisté partout. Ici affaiblis,
ailleurs reconnus, mais toujours présents dans le "paysage". Ils ont souvent
permis de maintenir une identité, ou y ont contribué.
Aux Antilles françaises, les préjugés ont (eu) la vie
dure, et l'image dépréciative du kouli a longtemps été véhiculée avec ce qu'elle
suppose d'injustice, de honte pour ceux qu'elle vise mais aussi pour ceux qui en usent, ce
qu'elle suppose de comportements iniques. Mais le kouli répugnant et mangeur de chien
fête à présent ses racines, et c'est, sorties de terre, la richesse et la beauté d'une
des plus grandes cultures de la planète qui apparaissent à des yeux jusqu'ici fermés.
Le Surinam ou les principales anciennes possessions
anglaises, ne serait-ce que pour des raisons de proportion démographique, ont
accordé plus de place encore aux descendants d'Indiens. Une certaine tendance au
communautarisme a parfois pointé ; mais une attitude de repli sur son propre groupe
ethnique ne peut de toute façon avoir d'avenir durable dans des sociétés multiples,
vouées quoi qu'on en dise à un métissage dont il faudra toutefois veiller à ce qu'il
ne signifie jamais un appauvrissement humain et culturel.
Diverses personnalités d'origine indienne ont accédé à la notoriété,
qu'il s'agisse de sportifs (Rohan Kanhai, star du cricket, du Guyana...), d'hommes
politiques (le grand Cheddi Jagan et l'actuel président socialiste Bharrat Jagdeo, tous
deux au Guyana ; Basdeo Panday, deux fois premier ministre à Trinidad au cours des
années récentes...) ou d'artistes et intellectuels (Sundar Popo et Anand Yankaran,
chanteurs de ce style musical appelé "chutney" à Trinidad ; ou bien sûr le
monumental Vidiadhar Surajprasad Naipaul, Prix Nobel de littérature en
2001.
L'empreinte indienne sur la culture caribéenne
quotidienne est profonde et contribue à une créolitude multiple. On parlera
bien sûr du fameux madras, cette toile colorée venue des Indes et devenue un symbole
vestimentaire aisément reconnaissable. On parlera aussi forcément du domaine culinaire.
Le colombo antillais, le roti and dhal trinidadien ont eux aussi acquis ce statut de
symboles, et leurs saveurs comme leur esprit restent nourris, au-delà des évolutions
inévitables, à la source indienne.
Outre le patrimoine obstinément - mais non sans déperditions - perpétué
depuis les premiers engagés, l'univers culturel indien caribéen tend à s'enrichir de
plus en plus de contacts avec l'Inde elle-même et d'une démarche volontariste de
réappropriation. A ce titre, la question linguistique est assez représentative : alors
que les langues indiennes ont plus ou moins bien subsisté dans les anciennes colonies
britanniques, elles se sont pratiquement perdues dans les Antilles françaises... mais la
création d'organismes tels que le Conseil Guadeloupéen pour la Promotion des Langues
Indiennes montre à quel point les bras ne se sont pas baissés !
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Interviews et publications
En complément de ces quelques
paragraphes, on prendra utilement connaissance des interventions de personnes autorisées,
déjà en ligne sur ce site.
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