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J.L. Je suis toute de même frappé de
voir que dans vos recherches dans le domaine religieux, il y a une préférence très
claire pour l'hindouisme et peu d¹intérêt pour les nouvelles sectes, par exemple.
J.B Comme ce qu'a fort bien fait aux Antilles Laennec Hurbon. Pourquoi
l'hindouisme? Il y a certainement un enracinement personnel de cette religion depuis ma
prime adolescence, par des lectures. J'avais reçu une marque très forte de ces lectures
; j'avais correspondu un peu avec Lanza del Vasto, et je vivais un peu ce qui allait plus
tard attirer vers l'Inde une partie de la jeunesse occidentale. Comment avoir une sorte de
vie mystique sans qu'un dogme l'encadre et la contraigne ? Peut-être influencé par
Teilhard de Chardin que de fois ai-je été envahi par l'idée que Dieu n'est pas à
l'origine du monde, mais qu'il est le but, qu'il n'est pas l'alpha mais qu'il est
l'oméga. Les religions me semblent les étapes de ce chantier.
L'hindouisme dit tout cela en quelque sorte. Il est à la fois une religion et une
non-religion puisqu'il diffuse le sentiment mystique vers l'ensemble des êtres et des
choses qui composent l'univers. L'univers empêche que n'émerge un Dieu abstrait mais
n'est pas non plus de la matière opposée à l'esprit car il est la substance essentielle
qui porte l'éternité.
En rencontrant à la Martinique des faits indiens j'ai eu une réaction plus commune qu'on
ne le croit, du moins pour les Européens qui arrivent : une fascination devant ce que
l'on croit être le message de l'Inde. Mais j'étais suffisamment ethnologue pour être
tenir compte de la réalité telle qu'elle se présentait sur place, un culte fait par les
descendants de malheureux qui avaient amené ce qu'ils avaient pu. J'ai peu à peu appris
à leur contact deux choses essentielles. D'une part, ils étaient eux aussi membres de
l'univers créole de la plantation et ils vivaient leurs cultes en référence avec les
duretés de cet univers, d'autre part, aux regard de l'hindouisme, ils étaient une forme
partielle et particulière d'une religion qui est elle-même une manifestation partielle
et particulière, des chemins vers ce que l'homme nomme le divin. Pour l'hindouisme les
voies de l'ascension sont multiples mais toutes conduisent au même sommet.
Cela me permettait d'espérer répondre à ce qui était mon souci principal : ne pas
s'agenouiller par lassitude en se persuadant que c'est par conviction. Que de conversions
sont sans doute des effondrements de la raison à la fin d'une course solitaire qu'on
n'arrive pas à conduire à son terme !
J.L. Avez-vous eu l'occasion de visiter l'Inde ?
J.B. Pour la première fois en janvier 1968, à l'invitation de Thani
Nayagam, ce jésuite indien qui organisait à Madras le congrès international d'études
tamoules. La réunion comportait d'innombrables communications, dont une bonne partie sur
la langue et la culture tamoules. J'avais présenté un film sur les cultes indiens de la
Martinique. J'avais été frappé par l'exaltation nationaliste liée au congrès. Tout
avait commencé par une immense parade dans les rues de Madras en présence de tout le
gouvernement du Tamil-Nadu. Des milliers de figurants avaient défilé, représentant
l'histoire, les arts, les activités religieuses, les mythes. Et surtout on nous emmenés
à travers le sud de l'Inde dans un train spécial. Il y avait à bord plusieurs des
ministres du gouvernement du Tamil-Nadu, une série de religieux hindous, et les
participants étrangers. Nous voyagions la nuit, et chaque matin nous arrivions dans des
villes où nous étions accueillis dans des temples, dans des institutions religieuses.
Visite touristique et pèlerinage à la fois, nous sommes allés jusqu'au Cap Comorin ;
nous avons été reçus à Trichi, à Kanchipuram etc. Cela a été une espèce
d'imbibition accélérée, par cette Inde tamoule, à la personnalité très affirmée. A
l'époque le parti DMK, sous la direction d'Annadurai, était au pouvoir avec un programme
presque séparatiste. Des graffiti "Hindi down" fleurissaient sur les murs et le
nationalisme tamoul mettait en avant la langue et la culture. C'était l'époque où le
Québec était frissonnant de nationalisme, et je comparais malgré moi les deux
mécanismes par lesquels s'affirmaient ces nationalismes, enracinés l'un et l'autre dans
une identité culturelle forte englobée par un État dominant qui lui laissait une
portion congrue. Les Tamouls et les Québécois jouissaient d'une assez grande autonomie
interne dans des systèmes politiques qui se ressemblaient. Au Tamil Nadu, on mettait en
avant l'identitaire et le culturel, tandis que la thématique économique et celle du
développement étaient occultées. La référence aux grands rois des époques anciennes
tenait lieu de projet. Au Québec, même si l'expression culturelle et identitaire était
forte, elle était enveloppée de réalisme économique. Les deux attitudes semblent avoir
être renvoyées dos à dos par l'histoire puisque, plus de trente ans plus tard la
question reste toujours en suspens, des deux côtés, avec peut-être même moins
d'actualité.
D'autres voyages m'ont permis d'approfondir l'univers religieux indien et m'ont fait
accéder alors à beaucoup plus : aussi bien à l'hindouisme des grands textes qu'à la
vie quotidienne dans le monde indien.
J.L. Quelle sont les raisons de l'implantation des religions indiennes
dans les sociétés créoles?
J.B. Lors de l'abolition de l'esclavage aux Antilles et aux Mascareignes,
une bonne partie des anciens esclaves se sont retirés - on les comprend - des fonctions
qu'ils avaient sur la plantation. Les planteurs ont manqué de main d'oeuvre et en ont
cherché dans plusieurs directions dont la plus efficace a été l'Inde. Les planteurs
anglais ont commencé, en faisant venir des Indiens de toute l'Inde, et les Français les
ont copiés, avec l'immigration d'engagés, originaires du sud de l'Inde, en particulier
de la périphérie de Pondichery. Un contrat de cinq ans leur garantissait le retour s'ils
le demandaient. Ces communautés indiennes ont introduit leur culte dans le paysage
religieux des sociétés créoles.
J.L. Par rapport au culte originel, est-ce qu'il y a eu des dérives,
dans la structure, la façon d'opérer ?
J.B. Très peu. Il est fascinant de voir à quel point le rite s'est
figé. On est presque en face de ce que Roger Bastide appelait des "religions en
conserve" qui maintiennent avec rigidité leurs rites. Des pans entiers de cultes ne
sont pas là, et ne sont peut-être jamais venus, des choses qui ont existé - qui sont
attestées par des vieux - comme la marche dans le feu, ont disparu. Mais ce qui s'est
maintenu l'a été avec une précision fascinante. S'il y a eu des transformations, c'est
surtout depuis quelques décennies, sous l'effet des changements sociaux majeurs de
l'époque contemporaine.
J'ai pu, grâce à des informateurs qui sont devenus des amis, pénétrer ce monde. Il y
avait d'abord Zwazo, un de ces petits cadres indiens de la plantation qui jouaient le
rôle de commandeurs, c'est-à-dire de chefs d'équipes sur les terres. Il était
extrêmement gentil, mais d'une autorité non contestée par ses subalternes et par sa
famille, sur laquelle il régnait avec poigne. Il se détachait de la moyenne du milieu
par sa bonne connaissance de la religion et de la langue tamoule, mais aussi par son
intelligence. Derrière sa soumission professionnelle et son respect réel de la
hiérarchie il avait le sentiment très précis d'une injustice sociale, qu'il n'exprimait
guère. Quand il a été âgé, à la retraite, il me montra sa toute petite case et la
comparant à la grande maison des planteurs, il me dit "Moi, j'ai travaillé toute ma
vie, voilà où j'habite. Eux, ils ont pas travaillé, voilà où ils sont". Il est
mort à 90 ans, en 1992.
A la Réunion, je suis devenu très proche, très ami, d'un de ceux qui ont fait le lien
entre l'Inde des anciens et le monde contemporain, Pierre Mounichy, dit Manicon. Ancien
commandeur lui aussi, il se présentait comme un héros de cinéma : grand, sec, avec une
moustache et une chevelure blanches, une allure de seigneur et une grande autorité
naturelle. En privé il était extrêmement courtois et gentil. Parlant bien le tamoul,
reconnu comme prêtre après avoir été longtemps vu comme "un peu sorcier", il
était allé vers un hindouisme de plus en plus orthodoxe, tout en continuant à faire des
exorcismes et des pratiques de guérison.
L'hindouisme était l'une de mes voies d¹accès à la population. En fréquentant les
temples je retrouvais les gens de la plantation. Beaucoup de prolétaires ruraux qui
vivaient pauvrement dans de petites cases étaient des Indiens qui participaient aux
cultes, qui m'invitaient ensuite à leurs cérémonies familiales. A la Réunion comme à
la Martinique, je suis entré dans le réseau des gens qui fréquentent les cultes
indiens, et qui sont de toutes origines, de tous milieux. J'étais certainement
considéré comme un croyant parce qu'on me voyait de semaine en semaine, de temple en
temple. On m'invitait à participer au culte, ce que je faisais sans réticence car je
remplissais les conditions de respect exigées.
J.L. Quels sont les éléments les plus importants de ces implantations créoles de
l¹hindouisme ?
J.B. Tout dépend des points de vue. J'ai fait visiter, il y a quelques
années, la Réunion à une amie, excellente indianiste, dont c'était le premier contact
avec un pays créole. Ce qu'elle y a vu l'a littéralement horrifiée. C'était à ses
yeux une caricature, inacceptable pour le monde hindou. Elle additionnait la vision
négative des nord-indiens sur les Tamouls, la vision dépréciative du monde brahmanique
sur les cultes populaires, et la vision de toute personne de l'Inde sur le monde créole.
Des temples où la disposition des divinités n'est pas orthodoxe, où s¹associent des
cultes incompatibles dans des espaces qui auraient dû demeurer propres à chacun, tout
cela la choquait, comme cela choque tout Indien.
D'une certaine façon, c'est évidemment un hindouisme qui a été reconstruit par de
pauvres bougres qui ont fait ce qu'ils ont pu, et qui bricolaient. Déjà, en ce sens ils
étaient créoles. Ils n'avaient pas reçu à la naissance tout ce que la société
indienne donne à ses enfants, mais ils avaient emporté dans leurs bagages ce qu'ils
avaient pu rafler dans un déménagement précipité et ils l'avaient étalé autour d'eux
dans un petit temple après leur arrivée. Ensuite, ils avaient essayé de s'organiser.
Mais il y avait un autre aspect. C'est la rencontre des gens, beaucoup plus que celle des
lieux. A ce moment là je retrouvais une façon d'être, une façon de penser, de vivre,
de dire le destin, la vie et le divin... Une façon qui relevait de l'hindouisme sans
même le savoir. Que ce soit à propos de la prière, ou de la pureté (la
"propreté"), j'étais là comme en Inde. Je me trouvais devant un hindouisme
issu des profondeurs rurales et populaires de l'Inde. Et lorsqu¹un chercheur
martiniquais, Gerry l'Étang, s'est rendu dans le sud de l'Inde, dans les villages
d'origine des Indiens de la Martinique, il en a ramené des photographies dont on est
incapable de dire si elles ont été prises en Inde, à La Martinique ou dans l'Océan
Indien. Mais cet hindouisme a longtemps semblé marginal, incomplet, même aux yeux de
bien des spécialistes de l'Inde jusqu'à une époque récente. Seuls des anthropologues
comme Louis Dumont ainsi que bon nombre d'Anglais ou d'Américains lui ont reconnu le
statut qu'il mérite, et cela presque contre le sentiment général des tenants de
l'hindouisme officiel, qu'il s'agisse de nombre d'indianistes, ou d'Hindous qui n'avaient
sur des Dieux de village, sur ces cultes sanglants, que des regard hautains : des prêtres
non-brahmanes, des offrandes animales, une ascèse faite de tortures spectaculaires, de
marches dans le feu, de transpercements du corps, c'est un hindouisme qu'ils refusent. Or
tout cela existe très abondamment à la Réunion. La distance du début est devenue pour
moi une proximité. Derrière une apparence créole, il y avait une très forte
authenticité indienne. Certes, les statues ou beaucoup d'accessoires des cultes étaient
bricolés sur place ; la gestuelle d'une partie des fidèles, certains rythmes des chants
étaient en connexion étroite avec le monde créole. Mais lorsqu'on se penchait sur le
détail fin des rituels, sur les temps et la structure des cérémonies, sur les espaces
privés - qu'il s'agisse des rituels privés ou des gestes de la vie courante -, là on
retrouvait une Inde masquée dans la créolité, une Inde faite par des personnes qui
fonctionnent parfaitement dans le monde moderne, et qui toutes étaient, de plus,
baptisées, chrétiennes. Ce qui est vécu ailleurs comme contradictoire ne le semblait
pas ici, et on rencontrait à nouveau les traits de la créolité. Le Christ et les
rituels chrétiens étaient en quelque sorte enveloppés dans cet hindouisme. On ne peut
être hindou et chrétien à la fois que si l'on est hindou, car si l'on est hindou on
peut être ouvert à de nouvelles formes du divin, tandis que si l'on est chrétien, on
est par définition dans un monde clos aux autres religions. Sauf
"syncrétisme", mais alors on se place en dehors de l'orthodoxie.
Dans les temples indiens il y a aussi des cultes d'origine musulmane, et là encore ce
n'est possible que si l'on est hindou. Pas si l'on est musulman. Lorsqu'on égorge dans
un temple hindou de la Guadeloupe un animal devant le croissant et l'étoile, ce
n'est pas un rituel islamique, c'est une offrande à un dieu hindou d'origine musulmane,
incorporée dans le rituel. Cette forme de la pensée populaire indienne a franchi les
océans avec les engagés.
J.L. Si on compare ce qui se passe à la Réunion d¹une part avec la
Martinique, d¹autre part avec l'Inde, quelles variations trouve-t-on?
J.B. On se trouve partout devant un système très homogène, qui est
formé de l'existence d'un divin, grand, inaccessible, puissant. Ce divin a connu une
histoire. On est en face de divinités qui ont une historicité, entremêlée à celle des
homme, l'historicité des incarnations du divin, de sa présence parmi les hommes. Ces
présences se font sous de multiples formes qui sont elles aussi des formes historiques,
que l'on conte, du moins pour une partie des divinités. Il y a aussi des divinités aux
formes plus intemporelles, ce que sont d'ailleurs plusieurs des divinités dites "de
village". un divin, donc, dont on sait l'unité et dont on perçoit la multiplicité.
Les formes multiples du divin sont les voies de son intelligibilité.
On n'adhère pas, cependant selon un libre choix. La filiation est le principal mode
d'accès à telle ou telle forme du divin. Et là, il y a une grande homologie entre la
Réunion et l'Inde, alors qu'à la Martinique la filiation n'pas ce rôle. Le lien
est sans doute plus effrité, et il y a de toute façon un nombre trop restreint de
divinités et tout le monde s'adresse aux mêmes. Il ne semble pas y exister de divinité
de lignage. En Martinique on a donc affaire à un hindouisme réduit et enkysté, du moins
jusqu'aux années 90 à partir desquelles les contacts extérieurs ont commencé à
remanier le tableau. A la Réunion, l'hindouisme était, grâce au relais de Maurice dans
une certaine continuité avec celui de l'Inde.
Donc, entre le pôle, conforme mais limité, qu¹'st la Martinique, et l'Inde, la Réunion
apparaît comme intermédiaire. Mais l'hindouisme "supérieur" du sud de l'Inde
n¹y a pas été très présent jusqu'à une date récente, et ce sont les contacts
récents qui l'ont vivifié. On ne connaissait pas les grands mystiques ni les penseurs
tamouls. On était en face d'un hindouisme des villages et de certaines castes
inférieures du pays tamoul. Dès les années 1880, des Indiens se sont efforcés
d'implanter autre chose, et les anciens temples des villes, temple de Shiva surtout, en
témoignent. Pendant longtemps c'est Maurice qui, vue de la Réunion, était une petite
Inde.
J.L. L'influence indienne directe est donc beaucoup plus sensible à la Réunion ? Y
a-t-il communication avec le monde tamoul de l'Inde ?
J.B Au début des années 70, il y en avait très peu. Le relais se
faisait par l'île Maurice. Les quelques temples un peu riches faisaient venir un prêtre
mauricien. Dans la seconde partie des années 70 quelques sociétés qui géraient des
temples ont décidé d'engager un prêtre venu de l'Inde, un brahmane. La préfecture
refusait les permis de séjour à ces Indiens, par crainte du communalisme, du
militantisme tamoul, ce qui a freiné assez longtemps ce renouveau. Depuis environ dix
ans, tout s'est transformé .La réindianisation des Tamouls est impressionnante. En 1975,
on ne voyait jamais une femme en sari lors des cérémonies, alors qu'aujourd'hui c'est
devenu presque la règle; il en va de même pour l'introduction de livres d'apprentissage
du tamoul, l'importation de matériel religieux et de disques. Les jeunes vont en Inde, et
ils reviennent avec des connaissances religieuses, musicales. Les danses, y compris le
Baratha Natyam sont enseignées à la Réunion et des Ashram se sont ouverts.
J.L. Comment est perçue cette montée indienne à la Réunion ?
Est-elle vécue comme un danger ?
J.B. Par qui ? Par les gens d'origine indienne, c'est vécu me semble-t-il
de deux façons. Bon nombre y voient le retour aux sources d'une identité
fondamentalement religieuse. D'autres parmi eux disent : "Attention, on nous détruit
les cultes de nos ancêtres, pour importer des cultes de l'Inde qui ne sont pas ceux de
nos ancêtres". Ce qui est vrai en grande partie d'ailleurs. Deux regards, qui
auraient pu s'affronter mais qui semblent en ce moment s'ajuster autour d'une identité
réunionnaise des cultes au sein du continuum hindou.
Chez les élites dominantes blanches, on ne semble pas avoir grande crainte. Dans la
population créole, pendant longtemps, tout ce qui était indien était considéré avec
crainte et méfiance et associé au satanisme. Que de jeunes créoles m'ont dit que leurs
parents leur interdisaient de regarder les processions indiennes, et que tout ce qui
touchait à ces cérémonies était dangereux ! Quelque part, c'était le mal. Le prêtre
indien était le "sorcier malbar". Une sorte d'appropriation s'ébauche, mais il
reste une ambiguïté, car on ne sait pas si la "réindianisation" ne va pas
contribuer à une coupure communautaire. A mon sens, elle ne s'oriente pas dans ce sens,
mais on ne sait jamais... On assiste surtout à la montée en puissance d'une
collectivité fortement identifiée, mais dont les frontières sont floues. Auront-elles
un tracé plus net un jour ? Pour le moment la société permet des glissements
d'appartenance, selon les circonstances : on a plusieurs filiations et on peut jouer des
unes et des autres, si bien qu'il peut exister une indianité sans qu'il y ait des
Indiens. On n'est pas dans l'ethnicité au sens restreint. Les élections, voire les
cultes, ne concordent pas avec des cercles ethniques. Cela donne une grande fluidité
à la notion d'ethnicité, qui demande à être manipulée avec beaucoup de précautions.
Parfois cependant, à force de la nier on tend à un "politiquement correct" qui
trace un tableau trop idyllique.
J.L. Vous avez commencé à étudier ces cultes en 1957 aux Antilles,
et vous continuez là-bas et ailleurs à les étudier au long de quarante années. Sur
cette période de temps, comment s¹est transformé l'hindouisme ?
J.B. Des années 50 à la fin des années 70, on s'est trouvé devant la
prolongation presque à l'identique de ce qui avait été mis au point avec la
première génération d'arrivants. Rien d'étonnant à cela : les Indiens, venus dans le
cadre de la plantation n'avaient pas encore échappé à son univers, cependant à la
veille de s'effondrer. Les Indiens fixés dans les îles, et dont les enfants devenaient
français - ce qui leur a demandé de longues batailles - gardaient un élément
religieux, fondamentalement privé ou communautaire, visible certes parce que les temples
et les cérémonies se remarquent, mais à l'usage interne du groupe. Ces cultes étaient
mal perçus, de même que les Indiens en général, souvent discriminés par la masse de
la population qui avait échappé au fardeau de l'esclavage. Ils étaient des travailleurs
étrangers mal acceptés dans l'ensemble, allogènes dans cette société, des
non-créoles.
Sur le plan de la religion elle-même, les temples étaient en général fort modestes. On
y transmettait oralement la religion, sauf de la part de quelques individus qui lisaient
le tamoul dans des livres-patrimoine soigneusement gardés. A la Martinique, on assiste
alors à la déperdition de pratiques, comme la marche dans le feu, vers les années 20
semble-t-il, comme les danses inspirées du Ramayana, encore très vivantes dans les
années 50-60 et qui ne sont que des résidus folkloriques. Quitte à renaître un
jour peut-être ? Le tamoul s'est alors effacé, et il ne restait dans les années 70 que
de rares individus capables de le parler un peu. Fait fondamental, le tamoul a pris alors
le rang de langue sacrée, de langue des cultes, du divin. Les mots, les phrases tamoules,
devenus des formules peu compréhensibles, avaient un pouvoir intrinsèque. Toute phrase
tamoule devenait une sorte de mantra.
L'évolution s'est faite au cours des années 80, en relation directe avec le changement
de la société globale des DOM. La départementalisation a pris alors son plein effet.
Des élites intellectuelles nombreuses ont émergé, issues cette fois non seulement de la
bourgeoisie blanche ou de couleur mais des milieux populaires urbains ou ruraux. La place
des Indiens y a été grande. Cela avait commencé auparavant avec beaucoup de
difficulté, comme le contait Albert Ramassamy, proviseur de lycée puis sénateur, dans
ses mémoires. Être indien avait été la cause d'une lutte permanente contre ce qu'il
qualifiait de colonisation interne bien plus dure que la colonisation externe : la
colonisation de la société locale sur les Indiens. Durant cette période, en même temps
que les mouvements d'ouverture comme l'ouverture linguistique au créole, et celle sur le
monde par des voyages de plus en plus faciles, se sont produits trois grands changements.
Un premier changement porte sur l'attitude de la société globale. Dans la recherche de
leur identité face à la métropole, la société antillaise, et un peu moins la
société réunionnaise, ont fait feu de tout bois et ont incorporé dans leur patrimoine
tout ce qui n'était pas métropolitain. C¹est très explicite aux Antilles. Cet
effacement du caractère d'étranger du phénomène indien s'est accompagné d'une
ouverture au message religieux des Indiens, par le biais de la dimension pragmatique de
ces cultes populaires qui répondent directement aux malheurs ou aux incertitudes de la
vie. Ils s'adressent à des pouvoirs surnaturels dont la population générale pense que
le médiateur, l'Indien, est fort, investi de pouvoirs surnaturels. Il accomplit au vu de
tous des prodiges, comme de marcher et de faire marcher dans le feu, de se transpercer
joues et langue avec des aiguilles sans saigner. Cela prouve d'évidence qu'il détient un
pouvoir sur un monde plus puissant que celui du "Bon-Dieu créole", auquel
quelques prières peuvent peut-être demander quelque chose mais qui ne permet aucun
prodige.
Le Dieu des Indiens se montrait plus fort. Car il demandait plus. Comme on me l'a souvent
dit : "Si on veut communier, il faut jeûner pendant trois heures, si on veut
participer à une cérémonie indienne, il faut jeûner pendant plusieurs jours, et même
plusieurs semaines". Des Dieux plus exigeants accordent beaucoup plus... La
diminution de l'opprobre attachée à ces cultes, et la réputation de leur efficacité
les a conduits à s'articuler de plus en plus avec le reste de la société.
Le deuxième changement est interne. Il a été bien exprimé par Christian Barat,
chercheur réunionnais, dans sa thèse sur l'hindouisme réunionnais, où il constate que
l'on va "des Malbars aux Tamouls". Les Malbars sont les Indiens de la
plantation, un groupe défini par celle-ci et cerné par elle. Le passage à des Tamouls,
terme maintenant prépondérant, a été le retour à une identité auto-définie, donc
vécue comme positive, choisie, assumée. Ses attributs peuvent alors devenir visibles :
les temples affirment triomphalement, par leur développement et leur architecture, une
fierté et une identité au moins autant qu'une foi. On a créé des liens directs avec
l'Inde, par des voyages, par la venue de prêtres, de sculpteurs, de danseurs et
l'importation de vêtements, de matériel religieux, de livres.
Les Indiens venus dans les îles, surtout à la Réunion, se sont alors attachés à
réformer l'hindouisme local, à remplacer les sacrifices d'animaux par des offrandes
végétariennes, à "remettre de l'ordre" dans les temples où voisinaient de
Dieux incompatibles, à réintroduire le calendrier liturgique hindou. Ils ont importé
des instruments de musique emblématiques des groupes supérieurs : certains types de
trompettes et surtout l'harmonium qui après son succès en Inde a conquis les îles. Ils
ont enseigné langue, chant et danse dans les temples, créant ainsi une vie culturelle
intense qui n'avait rien à voir avec les initiatives souvent poussives des autorités
préfectorales en matière de culture. Cette évolution interne à l'hindouisme s'est
accompagnée de transformations des temples. Ainsi tout un courant de tamilisation s'est
développé..
Les prières efficaces sont toutefois celles des ancêtres, si bien qu'ont émergé
à la Réunion des mouvements dite "de la malbarité", luttant contre le choix
des élites en disant "Attention, çà ce n'est pas nous, ce sont les autres, les
gens qui ont étudié, les Indiens de l'Inde qui nous font abandonner les Dieux de nos
ancêtres."
La frontière est assez mouvante entre le tendance qui veut poursuivre les traditions
anciennes tout en les enrichissant, et celle qui développe ce que l'on pourrait appeler
avec prudence la grande tradition. Mais les influences anciennes, à cause de la valeur
symbolique de ce qui est "supérieur", ne repoussent pas le changement et
adoptent certains attributs jusque là absents, ce qui peut donner l'illusion d'un
changement radical. Lors de cas graves de maladie on ne cesse toutefois pas d'offrir des
cérémonies privées avec sacrifice d'animaux.
Bibliographie sélective
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1982-« Tambours de l'Inde à la Martinique. Structure sonore d'un espace sacré »,
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1983-« L'esprit sur lui » et « cerveau gâté », Psychiatrie française 5.
1984-« L'hommage à Nagurumira et la traversée de l'Océan Indien », Recherche,
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1988-« La diaspora indienne », L'Inde grande puissance de l'Océan indien,
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1989-« De l'Inde à Maurice et de Maurice à l'Inde, ou la réincarnation d'une société
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post-modernité. Hommage à Jean Poirier, PUF, Paris.
1996-« Quand l'oeil écoute, post-face à M.Desroches », Tambours de dieux, L'Harmattan,
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