Interview
- IR : Que sait-on sur les origines et l'histoire du silambam ?
DB : Le Silambam est un art martial traditionnel d'Inde du
Sud, dédié principalement au bâton long. On le connaît sous ce nom en Tamoul, mais
aussi sous d'autres dénominations dans d'autres districts/langues. L'étymologie semble
venir de silam, qui veut dire montagne ou colline, et bam, un raccourci
de bambou (lui-même un mot d'origine Marathe). Le terme original était donc Silambamboo,
le "bambou de la colline", devenu Silambam au fil du temps.
C'est un art du bâton à part entière, bien que l'on puisse trouver par
exemple des maîtres de Kalaripayattu qui, utilisant un bâton, le denomment alors
Silambam. Cela se comprend aisément d'un point de vue historique, car les pratiquants
avaient tout intérêt à apprendre toutes sortes d'armes au gré de leurs rencontres avec
des experts, et à ensuite les intégrer dans leur propre école. Il n'y a donc pas
supercherie, mais une pratique commune que l'on retrouve aussi dans les systèmes
traditionnels japonais (Shinto Ryu, Jo Do, etc...). Mais il s'agit maintenant de faire la
part des choses, il existe un art du bâton en propre en Inde, le Silambam.
Peu de choses objectives sont vraiment connues sur les origines du Silambam.
Les textes sont rares ou encore à découvrir dans l'immensité littéraire de l'Inde du
Sud, et bien entendu sont écrits en Tamoul le cas échéant. Il s'agit donc encore d'un
champ de recherche, mais il en est fait mention dans le Mahabharata, le Ramayana,
et dans les manuscrits du sage Agasthiyar. On trouve cependant un ouvrage en anglais
écrit par David Manuel Raj dans les années 70, mais malgré son immense mérite et son
dévouement, ces petits livres contiennent très peu d'informations, et présentent
surtout le Silambam comme un sport, alors qu'il s'agit d'un art martial redoutable.
Pour ce qui est de la tradition orale, je ne peux rentrer en matière que sur
l'école Nillaikalakki dont je suis l'enseignement, les autres écoles ayant
vraisemblablement des versions différentes, qu'il serait d'ailleurs intéressant de
comparer.
L'origine présumée se situe il y a 5000 ans dans les collines Krunji,
actuellement dans le Kerala, où des "natifs" (vraisemblablement des tribus
d'origines pré-dravidiennes), les Narikuravar, utilisaient des perches de bambou
pour chasser et se défendre des animaux sauvages, ainsi que pour leurs rituels et autres
festivals. Il est dit que des yogis qui venaient en retraite dans ces montagnes ont alors
appris de ces tribus, et l'on intégré et distribué avec leurs propres pratiques.
De là, des écoles se seraient ensuite montées sous l'égide des rois des
époques Cheran, Cholan et Pandian. Toujours en ce qui concerne notre style, nous avons
une liste assez détaillée de la généalogie des derniers maîtres de la lignée (à peu
près depuis le XVIème siècle).
Il faut souligner que si les informations sont spécialement rares sur ces
sujets, c'est à cause d'une conjonction de faits. D'abord, les systèmes guerriers
traditionnels étaient secrets, réservés à leur seuls récipiendaires, et donc cachés
aux yeux des profanes par simple souci d'éfficacité. Une technique connue et divulguée
est beaucoup moins efficace, et personne ne souhaite se faire attaquer par son adversaire
avec ses propres armes ! Il est intéressant d'ailleurs de noter que la majorité des
entraînements se font encore de nuit, en plus de bénéficier d'une fraîcheur très
relative. D'autre part, comme conséquence du secret, c'est que les Maîtres préferaient
souvent emporter leurs secrets dans la tombe plutôt que de les livrer à des disciples
jugés indignes ou malveillants. Enfin, sous la domination britannique, il était interdit
de se battre au bâton, ce qui réduisit du coup la popularité du Silambam et son
expansion.
Néanmoins, l'aspect original (dans les deux sens du terme) du Silambam est
indéniable et la difficulté actuelle pour le situer dans les sources littéraires
n'enlève en rien à son héritage, sa beauté, sa sophistication et son efficacité.
- IR : Le silambam est-il aujourd'hui largement pratiqué en
Inde ? Culturellement, socialement, quelle est sa place ?
DB : Là encore, il est difficile de se prononcer
précisément, mais il me semble que la situation ne soit pas très rassurante. D'une
part, je vais usuellement en Malaisie, où se trouve mon Maître, M. Anbananthan, et n'ai
donc pas une vue de ce qui se passe en Inde même. Mais à ses dires (à la suite de
visites réciproques), il n'y a que très peu de maîtres de Silambam en Inde. Ce qui
n'est pas très rassurant, sachant qu'il s'agit du berceau de cet art martial. Ce
phénomène est sans doute à rapprocher de ce qui se passe en Malaisie, où il y a en
revanche plusieurs fédérations de Silambam, mais où même là, la modernité l'emporte
à une vitesse devastatrice sur la tradition. Les jeunes se détournent de cet art
particulièrement difficile à maitriser, pour se tourner, dans le meilleur des cas vers
des "arts martiaux" modernes, qui sont en fait des sports, ou vers les
cyber-cafés dans le pire des cas. Pas d'élève, pas de Maître. Cette situation se
retrouve en Malaisie avec le SaoLim, ce n'est donc pas spécifique au Silambam ni aux
Indiens, et on se retrouve avec des situations paradoxales où des occidentaux viennent
puiser à ces sources bientôt taries.
En revanche, les Indiens (tamouls en tout cas) restent de grands amateurs de
"bastonnade". Pour le "fun" d'abord, on trouvera souvent des bâtons
qui tournoient avec du feu aux bouts lors de cérémonies, défilés et autres
célébrations, toujours présentées comme du Silambam, alors que ce n'est que du
spectacle. Malheureusement, les points essentiels des arts martiaux ne sont pas
démonstratifs, ni forcément jolis, contrairement à ce que nous montrent les films.
Plus intéressant, à la suite de mes discussions avec toutes sortes
d'Indiens que j'ai pu rencontrer en dehors des entraînements, tout le monde connaît le
Silambam, de nom, et tout le monde a eu un grand-père ou un oncle lui ayant appris deux
ou trois passes de bâton. Pour l'imaginaire - et si j'ose une analogie un peu cavalière
avec l'Occident - le pratiquant de Silambam serait un peu perçu comme l'équivalent du
héros de Western, genre Clint Eastwood en justicier imbattable et inatteignable par sa
technique fulgurante. On le retrouve typiquement dans les films de Bollywood, où les
acteurs se doivent de donner le change, mais certains acteurs comme le célèbre PJK
avaient une réelle maîtrise de leur art.
Le Silambam est donc une part de l'imaginaire des Indiens du Sud, pour ce qui est de la
communauté de Malaisie en tout cas, mais en grand danger de disparition dans la pratique.
- IR : Dans les grandes lignes, en quoi consiste cet art martial
?
DB : L'apprentissage se fait avec l'arme principale qui est
un bâton - pour l'entraînement en rotin - et qui arrive au niveau des yeux. Sans rentrer
dans les détails techniques, disons que vu de l'extérieur, on travaille la fluidité du
mouvement, qui malgré de nombreux changements de directions ne doit pas s'arrêter. Cette
fluidité du bâton est synchronisée sur un travail important du jeu de jambe, et un
assouplissement des articulations en général et en particulier des mains.
Toute une partie de l'apprentissage se fait d'abord seul, où l'on s'attache
à apprendre tout un curriculum d'exercices et de "patterns" (enchaînements
prédéfinis, plus ou moins équivalents aux katas japonais). Cette étape ne doit pas
être brûlée, pour avoir un minimum de maîtrise du bâton, qui souvent passe très
près du corps, et aussi pour laisser aux techniques le temps nécessaire pour renforcer
les articulations.
Vient ensuite le travail à deux, où l'on commence par des enchaînements
codifiés de coups et de blocages, l'un des pratiquant donnant une suite de douze coups,
et l'autre répondant avec une série de douze blocages. Ceux-ci se font ensuite de plus
en plus complexes, mais toujours dans la fluidité et dans un certain cadre codifié.
Puis, en continuant dans cette direction, vient ce que j'appelerais une phase de
déstructuration, où l'on casse ce qui a été appris pour l'articuler ad-libitum, sans
structure apparente. Ceci afin de libérer la technique en faisant chauffer un peu la
marmite, et faire vraiment sien le bâton.
Il y a ensuite des techniques avancées et d'autres armes, mais il faut
garder un peu de surprises pour les pratiquants !
Photos Denis Brunet
- IR : Pour des internautes qui peut-être connaissent mieux les
arts martiaux d'Extrême-Orient, qu'y a-t-il de comparable entre ceux-ci et le silambam ?
DB : Essayons de mettre en rapport d'autres arts du bâton,
comme le Jôdo/Jôjutsu et le Tanjo, le Kobudo d'Okinawa, le bâton du SaoLim ou
l'Escrima, et éventuellement le Naginata. Les points communs sont nombreux, car
s'agissant de bâton, une arme préhistorique par essence, les possibilités sont certes
nombreuses, mais récurrentes dans toutes ces pratiques. Toutes ont des mouvements de
frappe, de choc, de coupe, d'estoc, de retournement de bâton. Non, ce qui est
intéressant, c'est ce qui les différencie.
D'abord l'accent sur la fluidité, sans arrêts dans les enchaînements ni de
brusquerie dans les techniques, au moins pendant les premières années, afin de permettre
au corps de s'adapter. De ce fait, il y a un fort accent sur le travail du jeu de jambe,
avec beaucoup d'exercices spécifiques à la clé. On fortifie ainsi ses jambes, on
apprend à garder une parfaite synchronicité entre le bâton et le corps malgré les
mouvements. Mais surtout, c'est une condition sine qua non pour un aspect
stratégique utilisé en combat, où l'on cherche à masquer le véritable mouvement
d'approche pour le coup dans un foisonnement apparemment désordonné de pas. On essaie
par exemple de rendre confuse la perception de l'adversaire sur son propre mouvement, tout
en se réservant la possibilité à chaque pas de plusieurs voies possibles. Masquer ses
déplacements et truquer les coups, pour résumer.
Ensuite, malgré la formalisation de l'apprentissage en exercices codifiés,
il n'est pas demandé à chaque pratiquant de se conformer à un "style" de
Silambam. La codification est utile pour transmettre précisement des notions et
développer les qualités requises, mais ce n'est pas, loin de là, une finalité pour le
pratiquant. On ne va pas se battre avec le "style" du Silambam. On doit plutôt
incorporer les techniques, et les actualiser avec son propre corps et son propre
"génie". Mais ceci sous l'oeil attentif du Maître, car il ne s'agit pas de
faire ce que l'on veut ou trouve joli, mais d'utiliser avec efficacité les techniques
passées.
Pour finir, certaines techniques sont difficiles à maîtriser, et la
difficulté physique assez grande. Suffisamment pour faire reculer bien des candidats, et
on l'appelle "affectueusement" entre nous "la torture indienne" ! Pour
arriver à quelque chose d'acceptable, il faut des années et des années d'entraînements
quotidiens pour affûter son arme, car des techniques difficiles ne souffrent pas d'une
approximation qui les rendraient inefficaces et dangereuses pour leurs propres
utilisateurs.
Maintenant, si l'on voulait vraiment comparer techniquement, il faudrait
pouvoir démontrer telle ou telle technique en direct, donc ce n'est pas le bon endroit
ici.
- IR : Le silambam a-t-il une dimension spirituelle ?
DB : Qu'est-ce qui n'en a pas ? Quelle chose n'est pas
reliée à la totalité? Bon, ces aphorismes ne sont peut-être pas suffisants comme
réponse, je le concède.
Tout entraînement commence par plusieurs saluts, à la Terre d'abord, au
Bâton et à son Art ensuite, au Maître (Guru) enfin. Les occidentaux ne sont pas très
enclins à saluer, prenant cela pour un abaissement datant de la monarchie, mais avec les
années, ces saluts finissent par se faire avec le coeur. C'est aussi une porte invisible
que l'on pousse, et qui affirme que l'on va se consacrer entièrement à l'entraînement
pour quelques heures, qu'une fois cette porte franchie rien n'est plus important, jusqu'au
moment où on la franchira dans l'autre sens.
Maintenant, durant tout l'entraînement, il n'est fait référence à aucun
moment à tel ou tel aspect d'une religion en particulier, on pourrait qualifier
extérieurement l'entraînement de laïque. Mon Maître est hindouiste, son Maître était
chrétien, et j'en connais d'autres qui sont musulmans, et en vérité je vous le dis,
pour prendre un coup de bâton sur la tête, tous les hommes se valent ! Cet art
appartient à celui qui l'aime, et c'est tout.
D'un autre côté, autant on peut qualifier cet art du Silambam comme un art
"externe" et "dur" (dans les dénominations qui ont cours dans les
milieux des arts martiaux) et à visées destructrices, autant les choses ne sont pas si
simples en réalité. La véritable question est : qui peut, durant des années, se
soumettre à un entraînement sans avoir à changer en profondeur, qui peut se tenir sous
la pluie sans être mouillé ? Un art qui vous malaxe petit à petit, surtout s'il a des
éléments dignes du yoga, et sous l'égide bienveillante d'un Maître véritable, a peu
de chances de vous laisser intact. Il y aura de grands moments de joie et de véritables
révolutions intérieures, des moments de solitude et de doute, des blessures, qui
jalonneront ce que l'on peut donc appeler une voie spirituelle.
Soit dit en passant, j'ai pu constater que Maître Anbananthan veillait à
donner les techniques aux personnes qu'il a jugées dignes, et au moment opportun, afin de
ne pas donner des "armes" dangereuses aux personnes non qualifiées. Le temps et
la pratique sont fort utiles pour éroder les caractères impulsifs et colériques qui ne
feraient pas un bon usage de cet art. Il faut à un moment s'abandonner pour pouvoir
vraiment recevoir la technique.
Le rapport au Maître est très fort, et je suis du plus profond de mon coeur
reconnaissant à Maître Anbananthan pour son attention, son devouement inconditionnel et
sa gentillesse depuis tant d'années envers un étranger qui a encore beaucoup à
apprendre. Vanakam Master ! Je souhaite à tous ceux qui cherchent vraiment de trouver
leur Maître, cette source d'eau fraîche dans le désert.
- IR : Peut-on pratiquer le silambam en France, à la Réunion ?
Quelles sont les structures à contacter si l'on souhaite s'initier ?
DB : Grande difficulté pour l'instant à mon avis, cet art
est encore très confidentiel, et je remercie Philippe Pratx pour l'opportunité qui m'est
offerte ici d'en faire la promotion. Je ne connais actuellement personne d'autre en France
métropolitaine qui enseigne, même si j'ai entendu qu'il y aurait une personne à Paris
qui donnerait des cours. Beaucoup de conditionnel, en fait. A la Réunion, j'en sais
encore moins, mais je suis prêt à collecter et centraliser les adresses de toute
personne enseignant le Silambam, disons en Europe pour élargir un peu, et à les mettre
sur mon site web. Pour le style que je pratique, je suis le seul à pouvoir enseigner,
simplement car je suis le seul étranger à vraiment suivre l'enseignement de manière
soutenue (depuis 1993).
Il n'y a donc pas non plus de structures ou de fédérations, et je ne suis
pas sûr de vouloir vraiment en dépendre s'ils existaient. En effet, en tant qu'art
traditionnel, il s'agit d'une transmission de Maître à Disciple, personnelle et très
exigeante. Que des gens extérieurs s'immiscent et commencent à réformer un tel art sur
des bases personnelles (par exemple un manque de compréhension ou de pratique d'une
technique), ou pour la compétition, et c'est la fin du Silambam. L'exemple de ce qu'est
devenu le Judo est éloquent à ce sujet.
Donc, à défaut de mieux, toute personne souhaitant tâter du Silambam peut
prendre contact avec moi (près de Genève), ou mieux encore aller en Malaisie chez le
Maître !
- IR : Personnellement, quels sont vos projets, vos actions, vos
espoirs concernant le silambam ?
DB : Mes projets sont simples : continuer. Je retourne en
Malaisie cet hiver pour cinq semaines d'entraînements et de ressourcement. Sur le long
terme, continuer de développer petit à petit un noyau de pratiquants sur Genève, la
quantité comptant moins que la qualité. Je ne sais pas ce qu'il sera possible de faire
dans le futur pour promouvoir le Silambam en dehors de cette région, mais je fais
confiance à la vie.
Mes voeux les plus chers sont d'abord de souhaiter une longue vie à mon
Maître (et pas seulement pour profiter de ses directives !), de pouvoir rendre tout ce
qu'il m'a donné et, un jour, de transmettre à au moins une personne la totalité de
l'enseignement. Cela semble modeste comme tâche, mais c'est en fait immense, mais comme
le dit Maître Anbananthan, "somebody will come for it !" (quelqu'un viendra
pour ça !). On n'y songe pas quand on vient en demandeur, mais une fois reçu son
quota du Maître, il faut ensuite redonner, et nul refus n'est envisageable car
l'appropriation n'est pas possible. Je crois que j'en suis là.
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