Introduction
Carrefour de rencontres et déchanges, située à
la croisée des voies maritimes qui reliaient les civilisations du Vieux Monde,
lInde a vu déferler sur ses terres et accoster sur ses rivages des vagues
successives de conquérants attirés par ses innombrables richesses. Théâtre dune
histoire mouvementée dont elle sut senrichir en préservant ses valeurs
originelles, lInde possède aujourdhui un héritage unique présent
jusquau cur dune vie sociale et culturelle encore relativement mal
connue.
Cette exposition est consacrée au patrimoine musical de lInde du Nord
depuis les premières influences musulmanes jusquau début du XXe
siècle. Ce voyage au cur de lHindoustan offre loccasion dadmirer
un ensemble duvres exceptionnelles provenant de collections internationales
publiques et privées. Les instruments de musique, manuscrits, peintures et dessins qui
composent le parcours chronologique de cette histoire, révèlent le dynamisme et la
créativité sans cesse renouvelés dune remarquable tradition artistique et
démontrent à lévidence le niveau dexcellence atteint par les artistes,
facteurs et artisans qui les réalisèrent. Les scènes musicales et portraits de
musiciens représentés sur ces peintures plongent le visiteur dans le riche contexte de
cette culture indo-persane et font revivre dans leur environnement les instruments ici
exposés. Beaucoup dentre eux nont encore jamais été montrés au public et
leur association au sein de cette exposition avec quelques-uns des chefs duvre
de la peinture indienne, constitue sans aucun doute un événement sans précédent.
Cette exposition est placée sous le haut patronage du Président de la
République.
Repères
La musique
dans la culture de lInde du Nord
Peu après la fondation dun sultanat à Delhi à laube du XIIIe
siècle, la musique interprétée à la cour était essentiellement arabo-persane, jouée
par des musiciens venus pour beaucoup de Perse et dAsie centrale. Cependant, le
célèbre poète-musicien Amir Khusrau (1253-1325), lun des personnages les plus
influents de Delhi fit à plusieurs reprises léloge de la musique indienne dont il
exalta les qualités, la considérant comme supérieure à celle de toute autre contrée.
Progressivement et pendant plusieurs siècles se développa alors dans le nord de
lInde une culture musicale issue de la rencontre de ces deux mondes persan et indien
et que nous appelons aujourdhui la musique hindoustanie.
Lempereur moghol Akbar (1556-1605), stratège et souverain dune
grande intelligence fut aussi un mécène particulièrement attentif à
lintégration réciproque des cultures persane et indienne. Son chroniqueur et
biographe Abul Fazl rapporte combien les arts sépanouirent alors : « Sa
Majesté accorde une grande attention à la musique et prend sous sa protection tous ceux
qui pratiquent cet art enchanteur. La cour compte de nombreux musiciens et musiciennes
des Hindous, Iraniens, Touraniens et Cachemiris. Les musiciens de la cour sont
répartis en sept groupes, un pour chaque jour de la semaine. »
Un ensemble instrumental naubat, importé du monde musulman et composé de
timbales, trompes et hautbois, jouait aussi à la cour un rôle essentiel. Exclusivement
dévolu à la musique militaire, aux processions et cérémonies officielles, il incarnait
le symbole de la puissance impériale, accompagnait le souverain dans ses campagnes et
annonçait la venue de haut dignitaires.
Les instruments, formes et répertoires musicaux persans et indiens
senrichirent dinfluences réciproques jusque sous le règne de Shah Jahan
(1628-1658). Grâce à la générosité et à la curiosité de mécènes cultivés, les
musiciens purent alors explorer les voies de lexpérimentation et de
linnovation pour enrichir une tradition musicale qui sest développée
jusquà nos jours.
Les souverains moghols furent aussi les commanditaires de quantité de
peintures qui reflètent avec un réalisme surprenant les fastes et les splendeurs de leur
époque. Lâge dor de cette extraordinaire production picturale se situe
durant les règnes des plus éminents monarques de la dynastie moghole : Akbar
(1556-1605), Jahangir (1605-1627) et Shah Jahan (1628-1658). Ces trois empereurs, ainsi
que les sultans et rajas de nombreux royaumes dimportance diverse, encouragèrent
les artistes à une éblouissante création artistique qui demeure aujourdhui
révélatrice des fastes et de la grandeur passée. Un grand nombre de miniatures
dinspiration musicale aux sujets variés furent ainsi réalisées pendant plus de
deux siècles. Scènes de danses devant le souverain, célébrations officielles, princes
en compagnie dascètes, portraits de musiciens, raga-ragini (peintures thématiques
incarnant les caractéristiques propres aux différents raga), etc., ces peintures sont
autant de témoignages attestant de la vitalité de la vie musicale dans lInde
moghole.
Lessence de la musique : le
raga
Le mot raga dérive de la racine sanskrite ranga qui exprime lidée de
coloration dun état affectif. Le concept de raga, développé à partir du 9e
siècle sur la base de structures mélodiques anciennes, est une entité musicale
caractérisée par un ensemble de règles (nature des échelles ascendantes et
descendantes, intonation, notes prédominantes, consonantes, contours mélodiques, etc.)
qui permettent didentifier précisément les nombreux raga (quelques centaines) qui
composent le répertoire traditionnel. Dès le 13e siècle, les raga furent
distingués en genre masculin, féminin et neutre. Ce système de classification, basé
sur le rasa (la « saveur ») associé à chaque mélodie, évolua sensiblement
au cours des siècles. Une évocation poétique accompagne également chaque raga ainsi
quune description picturale sous forme de miniature appelée ragini. Quelque unes de
ces ragini seront présentées au public. Ces peintures étaient souvent rassemblées en
albums, ragamala (guirlande de raga) qui connurent un grand succès. Les peintres des
ateliers impériaux comme ceux des « écoles » provinciales mogholes et
indiennes produisirent un grand nombre de ces ragamala, constitués souvent des 36 raga
principaux tels quils étaient décrits dans les différents systèmes de
classification.
Les récits de voyage ou la découverte
des Indes fabuleuses
Les récits des premiers voyageurs occidentaux aiguisèrent la curiosité et
la convoitise de nombreux européens en quête daventure, de gloire ou de fortune.
Si le mythe de la bayadère est devenu dans limaginaire occidental un thème
récurrent tout au long des XVIIIe et XIXe siècles (Marco Polo fut le premier à en
donner une description lors de son voyage le long des côtes du Coromandel vers 1290), la
plupart des voyageurs et missionnaires regardèrent avec indifférence et mépris le
raffinement quavaient atteint la musique et la danse dans une culture, dominée
selon eux par une idolâtrie démoniaque quaccompagnaient des murs
abominables. Leurs impressions sont le plus souvent stéréotypées, affabulatrices et
reflètent un ethnocentrisme viscéral au travers duquel souffla pour un temps un terrible
vent dinquisition.
Cependant, il fut quelques esprits qui surent être sensibles aux charmes
dune musique qui sinscrivait déjà dans un contexte culturel composite.
Pietro Della Valle, poète, musicien et compositeur était une personnalité marquante de
la vie artistique à Rome dans la première moitié du XVIIe siècle. Il voyagea en Asie
entre 1614 et 1626 et ses écrits attestent de son émerveillement et de sa fascination
face à une extraordinaire culture artistique empreinte dinfluences turques,
iraniennes et afghanes.
Le vénitien Nicolao Manucci (1639-1717) comme le français François Bernier
(1620-1688), le « joli philosophe », tous deux médecins des proches de
lempereur Shah Jahan, furent les témoins de la vie quotidienne auprès des grands
de la cour et relatent avec admiration les fastes et splendeurs de cette période.
LInde du XVIIIe siècle attira de nombreux voyageurs : aventuriers, mercenaires
et marchands qui connurent des fortunes diverses. Quelques-uns de ces personnages hors du
commun adoptèrent un mode de vie calqué sur celui des classes supérieures de la
société indienne et furent particulièrement sensibles à la vie artistique de leur
époque. Parmi eux, le Colonel Antoine-Louis Polier comme le Colonel Jean-Baptiste Gentil
constituèrent dimportantes collections de manuscrits et peintures et entretinrent
même des groupes de musiciens et danseuses qui venaient régulièrement les divertir à
demeure.
Commissariat de lexposition
Philippe Bruguière, conservateur au musée de la Musique
Joep Bor, directeur de recherche du Collège de
Musique et de Danse de Rotterdam
|