Métissage et "acculturation" des Indomartiniquais

   Parmi les paramètres avancés en explication au métissage et à l’acculturation rapide des Indo-Martiniquais figure en bonne place leur éparpillement géographique. C’est certainement  là un  facteur à considérer mais en tant qu’il est secondaire seulement. En effet, une brève comparaison de ce groupe avec celui des békés (pris ici en tant que groupe numériquement minoritaire) permet de constater qu’un même éparpillement géographique ne produit pas les mêmes effets sur la structure de groupe des békés, qui continuent à vivre dans une structure apparentée à celle d’une caste et qui perpétue des conduites endogamiques et homogamiques.
   D’autres paramètres interviennent donc dans le processus de métissage et d’acculturation mentionné ci-dessus. S’il est fait état de l’existence d’une structure endogamique chez les Indiens dès les premiers temps de leur installation,  c’est sans doute à tort et cela pour plusieurs raisons :
   Les arrivées de convois sont échelonnées ; les Indiens sont répartis à leur arrivée sur toutes les plantations de l’île et celles-ci vivent en autarcie quasi complète ; ils sont maintenus sur ces plantations par leurs contrats de travail, ce qui ne favorisent pas les échanges et les rencontres... Les modalités mêmes de leur implantation ne favorisent pas de véritables rapprochements, d’autant que l’hétérogénéité initiale (diversité du recrutement) du groupe est grande. Ce qui sous-tend l’existence de spécificités culturelles, castiques et religieuses
[7]. En admettant qu’une pression interne au syncrétisme eût opéré, (ce que permet de concevoir la situation d’exil que vivent les immigrants d’une manière générale et qui les pousse à gommer les différences non pertinentes dans leur existence de groupe), le grand isolement que vivent les Indiens, morcelés en myriades de sous-groupes répartis sur toutes les plantations de la colonie, contribue difficilement à favoriser un processus d’ordre agrégatif.
   Cette scission du groupe en multiples sous-groupes pour répondre aux besoins en main-d’oeuvre des colons sur des plantations réparties dans toute la colonie aura, au contraire, un effet pervers : celui de causer  l’effritement du patrimoine culturel drainé par les immigrants. La répartition en groupes numériquement peu importants contribua un temps à la sauvegarde de la famille nucléaire et favorisa la création d’îlots culturels indépendants qui, avec le temps, se démarquaient les uns des autres. Cette atomisation de la « culture indienne » née donc de l’isolement de ses membres donnera naissance, à son tour, à de multiples variations dans ses pratiques cultuelles et culturelles qui ne seront pas sans conséquences sur le devenir du groupe. Selon Herskovits « Les déviations par rapport aux normes de la conduite, la plupart si petites qu’elles passent inaperçues, sont importantes en ce qu’elles donnent à une culture une dynamique intérieure qui, à la longue, conduit à des modifications parfois très profondes. Ces variantes, cependant, n’ont pas toutes la même signification dynamique. »  Par ailleurs, « les facteurs responsables de certaines de ces variations sont à la fois externes et internes ». L’on peut donc imputer à ce phénomène les discordances - apparentes ou réelles - qui règnent aujourd’hui encore parmi les pratiquants du culte hindou et qui s’appréhendent souvent en termes de « querelles de clochers »
[8].
   Les Indiens ont, par ailleurs, bien compris le rôle joué par l’école laïque dans l’éclatement de leur « communauté » puisque les plus âgés l’évoquent, lorsqu’il s’agit d’expliquer le processus de métissage racial qui débuta, non pas tant sur la plantation comme ils le pensent, que sur les bancs de l’école. N’est-ce pas pour éviter ce phénomène que les békés soustraient leur progéniture de l’école laïque ?
   Les opportunités qui s’offraient aux Indiens de se rassembler sur des bases ethniques, afin d’échanger et de vivre en symbiose communautaire les fêtes et cérémonies religieuses qui ponctuent la vie des Tamouls étaient donc limitées. Raison pour laquelle l’on peut affirmer sans grand risque de se tromper que les immigrants indiens de la Martinique n’ont pas eu le temps de développer ou de se structurer autour d’une organisation groupale endogamique. Des rapprochements plus importants ont pu opérer après l’arrêt de l’immigration, lorsque les Indiens furent libres de choisir leur lieu de travail. Tout est cependant à relativiser, compte tenu de l’état des transports à l’époque. Il est tout de même avéré que ceux qui le pouvaient, pendant leurs congés, n’hésitaient pas à se rendre à pied dans des communes éloignées, afin de rencontrer leurs « frères indiens » et se livrer aux pratiques religieuses et culturelles qui leur importaient particulièrement.
   La transplantation en terre étrangère contrariait les faibles structures communautaires qui tentaient de prendre forme et qu’un déséquilibre des sexes désavantageait. La plus grande autonomie des femmes indiennes immigrées a sans doute joué un rôle non négligeable dans ce phénomène. Cette construction communautaire n’a pu se concevoir plus tôt, parce que les Indiens émigrent dans la perspective d’un retour au pays, à l’expiration de leurs contrats de travail. Dans cette perspective d’ailleurs, ils laissent pratiquement tous leurs familles en Inde. Mais les besoins de la colonie en main-d’œuvre font que les modalités de leurs contrats de travail changent : leur sont proposés des contrats de réengagement avantageux, qui prolongent leur séjour du double au triple de la durée initialement prévue. C’est afin de favoriser leur fixation dans la colonie qu’une immigration de femmes indiennes est organisée et que chaque convois d’immigrants indiens introduits est tenu de compter un effectif de femmes équivalent à 40% de l’ensemble des effectifs embarqués. Une tentative dont les résultats demeureront toujours en-deçà des espérances, car la pénurie de recrues féminines sera la règle pendant toute la durée de l’immigration. Une situation dont souffrira la composante masculine de cette immigration, qui vit repliée sur elle-même et qui ne se mélange donc pas encore au reste de la population. La transplantation en terre étrangère, en déstabilisant leurs structures communautaires et en modifiant le rapport numérique des sexes, fit échec aux structures castiques. En faveur de cette déstructuration jouèrent la plus grande autonomie qui caractérisait les femmes indiennes immigrées et l’isolement des Indiens dû, en partie, à leur éparpillement.
   Dans le cas de l’immigration chinoise, par exemple, bien que les effectifs de ces populations ne soient de loin pas à comparer
[9], le manque de recrues féminines chinoises a débouché très vite sur un métissage total des Chinois et sur l’absorption des caractères « raciaux » de cette population.
   Le métissage évident des Indomartiniquais est regardé de manière très ambiguë par les Indiens de la Caraïbe. Ils le déplorent en en rendant responsables les membres mêmes du groupe, et l’appréhende comme le résultat d’un « manque » de discipline. Chez V.S. Naipaul
[10] (« Une virée dans le Sud », p. 60), la réprobation s’exprime sans détour  : Je me rappelle, écrit-il, « du choc prouvé en 1961, lors de mes déplacements parmi les îles des Caraïbes (...), mon sentiment de souillure et d’annihilation spirituelle en rencontrant des Indomartiniquais et en prenant lentement conscience du fait qu’ils avaient été engloutis par leur pays d’adoption ; je n’avais plus aucun moyen de partager la vision du monde de ces gens dont l’histoire avait été, à un moment donné, la mienne, mais qui, à présent,  sur le plan racial et sur bien d’autres, étaient devenus différents. »


[7] Voir à ce sujet La question de l’immigration indienne dans son environnement socio-économique martiniquais : 1848-1900,  Juliette Sméralda-Amon, L’Harmattan, 1996,  pp.112-142. Retour au texte.

[8] Jean-Marie Heskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Payot, 1952 ; pp. 284 et 290. Retour au texte.

[9] L’immigration chinoise à la Martinique ne draina qu’un millier d’immigrants, en deux convois introduits en 1859. Voir la partie consacrée à cette immigration, ainsi qu’à l’immigration africaine (à partir de 1857) dans La question de l’immigration indienne… », J. Sméralda-Amon, pp. 343 et sqq. Retour au texte.

[10] Une virée dans le Sud, p. 60. Retour au texte.

 


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Copyright © Juliette SMERALDA-AMON - 2004