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Les analyses historiques
s’accordent à reconnaître que les nouveaux libres investissent un espoir colossal
dans l’événement sans précédent que constitue l’abolition de
l’esclavage. L’espoir d’un avenir meilleur entériné par la cessation du
travail servile (David, 1979).
Mais l’optimisme des uns nourrit le pessimisme des autres :
l’abolition de l’esclavage est vécue comme une catastrophe par les colons.
L’une des théories qu’ils répandront pour s’ajuster aux rapports nouveaux
qui s’imposent à eux mais qu’ils vont refuser, est celle du « manque de
main-d’œuvre » qui est envisagé comme une conséquence dramatique de
l’abolition de l’esclavage. Les nouveaux libres, disent-ils, ne veulent plus
travailler, l’économie de la colonie court à sa perte. Le recours à une main
d’œuvre de substitution s’impose d’urgence. Les colons exigent donc
des autorités coloniales l’organisation d’une immigration de travailleurs
étrangers.
Les gens de couleur, dont l’importance numérique et le rôle politique
n’ont cessé de croître depuis le début du XIXe siècle, s’opposent à cette
version des événements et à la solution entrevue par les colons. Ils considèrent le
recours à l’immigration de travailleurs comme une menace pour les promesses
démocratiques que comporte l’Emancipation.
Une guerre des clans allait commencer dont les colons
remporteront la première manche : ils obtiendront en effet des autorités
l’organisation d’une immigration de travailleurs étrangers en provenance de
l’Inde.
Celle-ci fit l’objet de deux décrets rendus en février et mars 1852 par
Louis-Napoléon Bonaparte. Cette institution remarquable par sa durée (une trentaine
d’années) sera à l’origine de nombreux conflits politiques et sociaux dans la
colonie. La division de l’opinion « politique » qui précède - on le voit - l’introduction des
travailleurs indiens augure de rapports sociaux difficiles que la réalité ne démentira
pas.
Aux yeux des Noirs/gens de couleur en effet, l’arrivée de travailleurs
étrangers dans la colonie ne pouvait que perturber, voire empêcher, le processus que
devait constituer l’inauguration - entre les deux parties - de rapports sociaux
d’un genre nouveau, désormais régis par le droit commun. L’introduction
d’une main-d’œuvre - que les coloniaux envisagent comme devant
« concurrencer » la main-d’œuvre noire et servir de modèle à
celle-ci, afin de réhabiliter le travail à ses yeux -
à ce moment-clé de la redéfinition des rapports entre anciens maîtres et
anciens esclaves sera considérée comme constituant une grave atteinte à
l’instauration de la démocratisation des rapports tant attendus par les nouveaux
libres et par les gens de couleur, qui vécurent donc cet événement comme un
« boycott » des espérances portées par l’Emancipation.
Ce n’était cependant pas tant la condition des travailleurs noirs que
l’amélioration de leur propre situation de groupe en lutte quasi permanente contre
l’oligarchie blanche, depuis près d’un siècle déjà, qui était au centre des
préoccupations des « gens de couleur ».
L’Indien en tant que tel
n’est pas la cible caractérisée de ce mécontentement, mais
puisque c’est le courant d’immigration en provenance de l’Inde qui est
privilégié
à la suite d’une série de péripéties,
c’est sur l’Indien en personne - lui qui donne à voir les résultats concrets
de la politique d’immigration entamée par la colonie - que se focaliseront
déceptions, rancunes et frustrations. Il est, par un jeu de figuration, la
matérialisation même de cette nouvelle « trahison » des planteurs - qui
viendra s’ajouter à tant d’autres - et c’est sur lui que
s’évacueront ces sentiments négatifs, lui l’immigrant qui se trouve être
Indien dans ce coin du monde, à ce moment historique précis.
Et il est Indien parce que les luttes d’influence qui eurent lieu entre
planteurs eux-mêmes, donnèrent l’avantage à ceux des colons qui spéculaient en
faveur d’une immigration indienne, à l’exemple de leurs homologues des colonies
britanniques. L’Ile Maurice, La Réunion, La Trinidad, La Jamaïque, Le Guyana
tiraient, depuis le début du siècle déjà, profit de l’exploitation d’une
main-d’œuvre indienne qui, selon le rapport de Hayot et Northumb Percin, avait
« sauvé l’économie et ramené les salaires à un taux supportable ».
Du coup, ils clamèrent haut et fort : « l’immigration
indienne c’est l’avenir de la Martinique ». Les colons donnèrent
l’impression d’y croire et d’adhérer à cette propagande.
Il ne faut cependant pas voir dans cette affirmation péremptoire la marque d’une
préférence spontanée pour l’Indien : les autorités coloniales avaient
préalablement consenti aux tentatives entreprises sur différentes « races »
d’immigrants.
Ce sont Hayot et Percin qui, au retour de leur mission d’enquête sur le
fonctionnement de l’immigration indienne à la Barbade et à Trinidad, convainquirent
les membres du Conseil colonial de la Martinique que l’immigration à entreprendre
devait être indienne.
Toutes les conditions
semblaient donc avoir été réunies pour assurer le bon fonctionnement de
l’institution-immigration, qui allait mobiliser et absorber, pendant quelques trente
années, des énergies considérables, tant humaines que financières. Dans la pratique,
les irrégularités s’accumulèrent, s’ajoutèrent aux difficultés propres que
connaissait la colonie. Les querelles entre partisans et adversaires de l’immigration
en furent augmentées et le fossé continua de se creuser entre Blancs et gens de couleur.
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