Interview
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IR : Florence Callandre et Christian Barat, vous venez de publier un
ouvrage qui sera à coup sûr un incontournable pour tous ceux qui
s'intéressent aux cultures indo-réunionnaises : pouvez-vous nous dire
comment est né ce projet, quel est l'objectif que vos vous êtes fixés et
comment s'est décidée votre collaboration ?
C.B. :
En septembre 2008, l’imprimeur Ivrin Sinimalé, directeur de Graphica,
m’a proposé d’écrire le texte d’un ouvrage d’art illustré avec des
photographies de Roland Bénard et des documents iconographiques
d’archives officielles ou personnelles, sur le Koyil Pandialée de
Champ Borne, à la demande des membres de l’« Association
Pandialée du Colosse (Champ-Borne à Saint-André). L’ouvrage
édité par Océan éditions, serait à paraître à l’occasion du
Kumbhabishegam, la consécration de cet espace sacré, en septembre
2009. J’ai proposé une approche ethnographique avec un plan simple : le
contexte historique ; l’architecture des espaces sacrés et la
représentation des divinités ; le cycle des rituels.
J’ai immédiatement contacté l’anthropologue Florence Callandre,
auteure de « Koylou », le remarquable et désormais incontournable
ouvrage sur la représentation divine et l’architecture sacrée de
l’hindouisme réunionnais, pour rédiger le chapitre « Espaces et
représentations des Sakti, des Dieux et des ancêtres ». Sa
contribution ne s’est pas limitée à ce chapitre. Elle a également pris
une part active dans l’élaboration de la partie ethno-historique de
l’ouvrage, « De 1848 à 2009 : Clins d’œil sur 182 années d’histoire »,
dans l’observation et la description des rituels pour « Fêtes et
rituels, une évolution respectueuse de la tradition » et dans
l’illustration photographique.
F.C. : J’étais dans la salle de la P.A.O. de Graphica, occupée à faire
les dernières corrections de la deuxième édition de « Koylou »
quand Christian Barat est venu me chercher du bureau d’Ivrin Sinimalé
pour me proposer d’écrire la partie concernant l’architecture du temple
du Colosse, lui, préférant s’intéresser aux rituels dont il a déjà fait
une étude en 1976, publiée dans « Nargoulan », lequel mériterait
une republication d’ailleurs...
Shapèl Goulou
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IR : Pourquoi avoir choisi ce temple
de Koloss ou Colosse ? Sans doute le considérez-vous comme un des plus
représentatifs ou emblématique de l'île ? Selon des critères
historiques, architecturaux, religieux, humains ... ?
C.B. : Peut-on parler
de choix ou plutôt de hasard ? Qui sait s’il choisit sa vie ou si c’est
la vie qui le choisit ? En 1976, j’étais « sur le terrain » pour faire
des enquêtes ethno-linguistiques pour recueillir les données lexicales
du créole réunionnais, ainsi que les variations phonétiques et un
certain nombre de faits morpho-syntaxiques, destinés à l'élaboration de
L'Atlas linguistique et ethnographique de La Réunion (sous la
direction de R. Chaudenson et M. Carayol), à paraître aux éditions du
Centre National de la Recherche Scientifique. Dans le même temps, je
recueillais un abondant corpus d'ethno-textes : cent cinquante contes
populaires dont un certain nombre a été publié dans le recueil
Kriké-kraké (1 volume de 110 pages + cassette) et dans les deux
recueils de contes créoles de l'océan Indien publiés par le CILF. Je
recueillais aussi de très nombreux récits portant sur la vie
quotidienne, les croyances populaires, les traditions, ainsi qu'un
abondant corpus de proverbes, “jeux de mots”… C’est à ce moment que j’ai
été encouragé par le fameux ethno-anthropologue Paul Ottino, directeur
de recherches à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris,
et fondateur de l’ethnologie à La Réunion, à rédiger une thèse sur “L'hindouisme
réunionnais, des Malbars aux Tamouls” pour un doctorat
d'anthropologie sociale et culturelle, ethnologie générale,
ethnolinguistique.
J’ai
commencé mon terrain à Saint-André, réputé être le « pays des Malbar »
et le barldon-pousari, Adrien Ponapin, a été le premier à avoir
accepté de m’initier à l’hindouisme réunionnais, les membres de l’« Association
Pandialée du Colosse (Champ-Borne à Saint-André) »
m’autorisant à participer et à observer la totalité des rituels.
Quelques années plus tard Colosse est devenu l’un des points forts de « Nargoulan ».
Un peu plus tard encore j’ai eu le privilège de la responsabilité du
suivi de la thèse d’anthropologie de Florence Callandre, soutenue à
L’Institut National des Langues et Civilisations Orientales à Paris et
obtenue avec la mention Très Bien et les félicitations du Jury.
Il était écrit que Koloss nous choisirait en 2008 ! Un
choix d’autant plus extraordinaire que ce koyil de plantation est
un joyau du patrimoine culturel de La Réunion, dans lequel est inscrite
toute l’histoire de l’hindouisme de cette île. Sous l’impulsion du
barldon-pousari Adrien Ponapin, les rituels restent conformes à la
tradition ancestrale. Les plus anciens et les plus jeunes dont certains
sont allés étudier en Inde conduisent les cérémonies dans la plus grande
harmonie.
F.C. : Koloss est le titre du livre mais le koylou,
l’espace sacré, n’en reste pas moins celui du Colosse. J’ai demandé en
2006, à Carlsen Dobi, Président de l’association Pandialée du Colosse
l’autorisation d’accompagner mes étudiants de M2 (module arts et
architecture de l’océan Indien) sur le site du koylou. C’est un
bon moyen d’initier les étudiants au « terrain ». Un cours in situ
est bien plus efficace que dans une salle de classe, d’ailleurs... À ce
moment, le stapathi/oveyar Mahendran et son équipe peignaient les
rosaces du plafond de la shapèl Pandialée et je me suis dit
qu’interroger les oveyar, peintres spécialisés dans
l’architecture sacrée tamoule, à propos de ces diagrammes, serait un
excellent sujet d’article ou encore un très bon sujet d’anthropologie de
l’art pour un de mes étudiants du master interculturalité, parcours
CRecherche. Je n’imaginais pas que deux ans plus tard, j’allais faire ce
travail sur commande. L’ouvrage avait deux objectifs : une recherche ethno-historique portant sur la construction des shapèl du
Colosse qui constituerait une référence pour tous les membres de
l’association qui travaillent bénévolement à l’entretien et à la
rénovation de ce patrimoine et un document qui permettrait d’organiser
une visite hebdomadaire pour satisfaire la demande de visiteurs.
Préparation de la représentation d'Aldunin pour le
kumbabishegam
C.B. :
Une étude ethnographique d’une culture ne se réduit pas à une simple
réflexion abstraite et spéculative. C’est une observation directe des
comportements d’un groupe à partir d’une relation humaine, « C’est la
familiarité avec des gens que l’on cherche à connaître en partageant
leur existence. » (François Laplantine- 1996). Il faut souligner que,
depuis 1976 pour moi-même, et depuis 1990 pour Florence Callandre, des
fidèles, que nous tenons ici à remercier, nous accueillent, nous donnent
accès à leurs archives personnelles et nous aident à découvrir leurs
croyances en leurs Sakti, déesses, leurs Bondye, dieux, et
leurs Goulou, ancêtres, à décoder la symbolique de leurs
représentations et de leurs espaces sacrés et à comprendre les mises en
acte de leurs croyances. Jismy Voulamalé, l’un des responsables
dynamique de l’ « Association Pandialée », s’est révélé être sur le
terrain un remarquable médiateur qui nous a mis en contact avec les
informateurs les plus éclairés sur le koyil.
Roland Bénard, photographe réputé « sur la place », a réalisé la
plus grande partie des photographies de l’architecture du koyil
(notamment les remarquables photographies aériennes) et des divinités et
a « couvert » « la Fête Pandialée ». Son assistante, Maëla
Winckler-Tarryol au regard artistique, a aussi contribué à
l’illustration photographique et a notamment « couvert » la « Fête
Marliémin ». Le barldon-pousari Adrien Ponapin et Carlsen Dobi,
le président de l’Association ont éclairé l’observation et
l’interprétation des rituels. L’historien Prosper Ève a été consulté
pour les documents d’archives.
F.C. : Jismy Voulamalé a été non seulement notre informateur principal,
mais il nous a aussi guidés parmi les mémoires vivantes du quartier afin
que nous puissions trouver les meilleurs témoignages. Il a collecté les
photographies anciennes auprès des gens qui fréquentent le koïl,
et a participé comme nous à toutes les réunions de travail fixées chaque
quinzaine chez Graphica depuis septembre 2008, jusqu’au
kumbhabishegam de septembre 2009. Pendant plusieurs mois, nous avons
eu une réunion un lundi soir sur deux et une matinée de terrain chaque
jeudi. Notre choix d’auteurs pour chaque photo triée parmi des centaines
de clichés quasiment identiques (c’est le problème du « mode rafale »
propre au numérique…) et reliée directement au texte, a été validé ou
pas, de façon collégiale sur son initiative.
C.B. :
« La tâche que je m’efforce d’accomplir consiste par le seul pouvoir des
mots écrits, à vous faire entendre, à vous faire sentir, et avant tout à
vous faire voir. Cela et rien d’autre. », écrivait Joseph Conrad. C’est
à cette tâche immense que Florence Callandre et moi-même, nous sommes
attelés, pour écrire Koloss. Il nous a fallu du temps pour
transformer le regard en écriture, sachant que l’écriture ethnographique
vient toujours après le regard du chercheur et la parole de ses
interlocuteurs. « L’observation ethnographique, née d’un mouvement de
va-et-vient ininterrompu entre la proximité et la distance, entre le
même et l’autre ne saurait être le point de départ d’un décalque ou
d’une copie de l’original qui viserait à égaliser les différences et à
neutraliser l’étrangeté. C’est au contraire un travail de médiation sans
fin qui cherche à rendre compte linguistiquement que cet écart ne
pourrait jamais être comblé. (…) La photographie nous apprend que
l’on peut faire varier le champ visuel entre le gros plan et l’infini,
que la luminosité elle-même est l’objet d’une accommodation, qu’il
n’existe jamais une seule vision possible, mais une vision distincte et
une vision trouble, une vision nette et une vision floue, … Décrire
c’est toujours décrire à partir d’une perspective : de près, de loin, de
face, de biais, de côté. La photographie permet à l’écriture
ethnographique d’éviter les pièges et les illusions de la pensée
dogmatique, dont le propre est d’être affirmative, univoque et en
quelque sorte monofocalisante. » (François Laplantine)
Nous avons consacré une grande partie de l’année de gestation du
livre au choix des images à partir de critères rigoureux : lien avec le
texte, respect absolu de la chronologie, qualité artistique de la photo,
qualité des couleurs, de la lumière, accord des personnes
photographiées… La mise en page assurée par Ludovic Denis a été de
nombreuses fois revue et corrigée (plus d’une dizaine de fois) et la
coordination de l’ouvrage a été assurée par Ivrin Sinimalé,
affectivement proche de Koloss, et qui au final a participé à la
cérémonie de consécration du koyil. L’équipe de Graphica a
beaucoup coopéré.
En conclusion, Koloss est un ouvrage à lire, mais aussi à
regarder comme un film au ralenti avec des ponctuations en images
toujours en regard du texte. Une exposition-photos qui complète
l’ouvrage a été inaugurée lundi 12 octobre 2009, à la maison Valliamée
de Saint-André.
Arc maryaj Bondie
F.C. : Les quatre stapathi/oveyar, artistes peintres spécialisés dans
l’architecture sacrée ont travaillé sur le site pendant deux ans en vue
de préparer la consécration de 2009. C’est grâce à leur présence et à
leur collaboration, que j’ai pu traduire la dimension tamoule de la
rénovation. Mahendran a décodé à l’occasion de plusieurs entretiens, les
différents niveaux du vimanam de Kali par exemple, en
faisant le parallèle avec les superpositions du char en bois commandé à
Chidambaram. C’est aussi grâce à lui que j’ai eu des explications
symboliques concernant le Shakti sakram central, un diagramme
géométrique dont le but est l’invitation de la Déesse à séjourner dans
le koylou. Il m’a donné les noms tamouls ou anglais définissant
les attributs, les caractères des Saptamada, sept « matrices », sept
mères dont six d’entre-elles sont représentées sur le gopuram de
la shapèl Pandialée. Ces Déesses, issues chacune de leur parèdre
masculin, sont présentes dans les Purana. Elles sont des représentations
divines liées au renouveau tamoul. Elles ne figuraient pas de façon
traditionnelle sur les toits des kovil réunionnais et je n’aurais
pas pu les identifier sans eux.
F.C. :
kumbha ahisheka
en sanscrit ou kumbha abishegam en tamoul, signifie littéralement
« bain à l’aide de pots ». Les divinités sont invitées (akarsha)
par la récitation de mantra, formules sacrées, chacune à leur
tour, à honorer de leur présence le pot de cuivre (simbou) qui
leur est attribué et qui contient une eau parfumée. Ces simbou
recouverts de fils tressés et surmontés de feuilles de manguiers et de
noix de coco sont installés à l’intérieur du koylou. L’ensemble
composé ainsi est un kumbha symbolisant le corps humain. Chacun
d’entre eux est associé à une des déesses. Une fois les rituels
accomplis, cette eau sera versée sur les divinités principales et
secondaires, sur les kalasam situés au sommet des vimanam,
dômes construits au-dessus des sanctuaires, puis sur les kalasam
du gopuram, tour pyramidale de l’entrée du koylou. Ce bain
insuffle la puissance divine dans les représentations. Le Maha kumbha
abishegam est la première et la plus grande (maha)
consécration dirigée par des officiants instruits dans les Agama
et les Veda. Traditionnellement renouvelée par des
kumbhabishegam selon un cycle de douze ans, cette cérémonie dure
plusieurs jours et se compose de nombreux rituels. Le koylou se
recharge en énergie divine.
C.B. : La quasi-totalité des koylou construits par les engagés de
l’Inde pour la canne à sucre l’ont été à proximité des usines sucrières.
Nommés sapèl tabisman ou sapèl tablisman elles ont été le
plus souvent consacrées à Kali, Pandialée et Marliémin
d’où leurs autres appellations : Sapèl Pandialée ou Sapèl mars
dann fe. Bien qu’il soit constitué d’un sanctuaire dédié à Kali et
d’un autre à Pandialée, Koloss est connu sous le nom : Shapèl
Pandialée.
F.C. : En fait l’héroine du Mahabharata s’appelle Draupadi.
Elle est la fille inattendue du roi Draupad qui avait demandé à
un brahmane d’organiser un sacrifice du feu pour invoquer les dieux et
obtenir la naissance surnaturelle d’un fils qui serait son bras armé
dans un combat contre un ami d’enfance désormais ennemi ! Ce fils
puissant et magnifique est né, Drishtadyumna. Mais il n’était pas
seul ! Draupadi tout autant magnifique sortit du feu sacrificiel.
Elle est adorée sous le nom de Pandialée et sert de support
mythologique à la marche sur le feu.
Shapèl Kali
C.B. : Toute représentation, d’un objet, d’un être vivant, d’une
société, n’est qu’une construction symbolique issue d’une somme de
points de vue subjectifs. Nous avons, en tant qu’anthropologues, à avoir
un regard éloigné. Saint-Pierre ou Saint-André ? Deux expressions de la
Lumière. Cela dit, les grands spectacles sont-ils plus importants que
les petites lumières à allumer dans chaque foyer ?
F.C. : Quel que soit l’endroit où cette fête est célébrée, l’important
est la célébration de la victoire du bien sur le mal, de la lumière sur
l’obscurité. Personnellement le plus beau souvenir d’un Dipavali
auquel j’ai participé était celui de Saint-Paul en 1994… Un Dipavali
où les chars étaient décorés exclusivement de végétaux tressés, de
fleurs fraîches… et non pas de résine coulée comme c’est souvent le cas
aujourd’hui. On distribuait des grands flambeaux allumés dans la rue. La
cire coulait et nous brûlait les mains mais ce n’était pas grave !
L’ambiance était plus forte.
C.B. :
La culture indo-réunionnaise est l’une des richesses de la
multi-culturalité de notre île. Vous avez raison de dire indo.
Nous avons à être vigilants pour ne pas confondre indo et hindou, pour
ne pas faire l’amalgame entre culturel et cultuel. Le fameux « retour
aux sources tamoul » ne doit pas faire perdre de vue la source du Gujrat,
celle du Bengale, voire celle du Kérala. Parallèlement aux
transformations architecturales, à la normalisation des rituels on
assiste à des manifestations culturelles de plus en plus spectaculaires.
Tant mieux si elle n’enferment pas nos jeunes dans des pièges
communalistes mais au contraire, les poussent à s’ouvrir aux mondes, à
développer l’interculturalité. Soyons optimistes !
F.C. : Après cette période que j’ai décrite dans « Koylou » où
les Indo-réunionnais trouvaient que leur culture s’était appauvrie du
fait de l’isolement, de l’insularité, suivie d’une tentative de retour
aux sources principalement tournée vers le Tamil-Nadu, j’ai le sentiment
que la « réunionnisation », est de plus en plus puissante et sereine que
jamais. Les Malbar, ou Indo-réunionnais ont bien conscience
aujourd’hui du fait que la source a coulé aussi là-bas et qu’une
réorthodoxisation des pratiques est un leurre. Aujourd’hui, chacun
voyage régulièrement en Inde, et pas seulement dans le sud, pour
s’enrichir spirituellement et culturellement sans pour autant dénigrer
les spécificités de l’hindouisme réunionnais, bien au contraire.
C.B. :
Pas de dessein particulier mais je fais confiance totale à nos karma.
F.C. : Nous préparons actuellement chacun une communication pour le
colloque de Pondichéry de Janvier 2010, organisé par Sudel Fuma, (Historun),
titulaire de la chaire Unesco de La Réunion, à l’occasion de la pose
d’une stèle commémorative, sur une étape de « la route des esclaves ».
Nous avons aussi un nouveau projet commun, mais c’est encore trop
peu avancé pour en parler… à suivre…
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