C'était le début de l'été 1927. Comme à son habitude, Amulya s'était levé à
quatre heures et demie et était allé faire un petit tour dans la pénombre
avant que les autres ne se réveillent. A Songarh, il avait toujours été très
matinal alors que, à Calcutta, il avait toujours eu beaucoup de mal à sortir
du lit. C'était le moment de la journée où il lui semblait que la forêt, la
fraîcheur et le ciel pourpre n'existaient que pour lui. Il observa le
renflement des collines au loin, derrière les ruines. C'était d'abord une
masse ténébreuse dont la crête révélait peu à peu les cimes d'arbres sombres
aux premières lueurs de l'aube. Certains jours, ce renflement lui faisait
penser à la dépouille d'un animal préhistorique que lui seul percevait.
Alors que le ciel s'éclaircissait davantage encore, il retourna vers la
maison où l'attendaient une tasse de thé clair fumante et deux toasts
beurrés. A huit heures et demie, il quitta la maison à bord d'un tonga
tiré par un cheval. Il arrivait toujours en premier pour vérifier les
comptes et inspecter l'usine en toute tranquillité.
A peine était-il sorti du tonga ce matin-là qu'un homme
surgit par surprise et se jeta tête la première dans la poussière,
s'agrippant à la cheville d'Amulya comme s'il était au bord d'un précipice.
Amulya essaya de dégager son pied il sentait que sa chaussette était
en train de glisser sur son mollet et il regarda la nuque de cet individu.
Tant qu'il restait collé à ses chaussures de cuir noir parfaitement cirées,
il était impossible de l'identifier.
̶ Allons, lâchez-moi, ordonna-t-il. Que se passe-t-il ? Levez-vous, s'il
vous plaît !
̶ Je vous considère comme à la fois mon père et ma mère, Sahib.
Vous êtes tout ce que j'ai de plus cher au monde, je n'ai personne d'autre !
Amulya crut enfin reconnaître cette voix pourtant entrecoupée de
sanglots désespérés. Quelques jours auparavant, en entrant dans la pièce du
conditionnement, il avait entendu la même voix ricaner :
̶ Le vieux salaud n'est pas venu fouiner par ici aujourd'hui. Tu crois
qu'il est mort ? Celui qui avait parlé était occupé à se gratter, la main
dans son dhoti.
̶ Ces vieux tout secs et ratatinés ont la peau dure, avait répondu
l'autre.
̶ Ça veut dire qu'on va vivre cent ans, alors ? s'était esclaffé le
premier.
Il s'était tu lorsque Amulya était entré. Amulya n'avait pas souri.
Il lui était très difficile d'entretenir avec ses employés des relations
familières et décontractées. Il lui était impossible de dire, par exemple :
"Au fait, Ramcharan, comment se porte votre fils ? Et votre femme ? Toujours
dans son village ? Vous ne courez pas la gueuse, j'espère, pendant qu'elle a
le dos tourné ?" Amulya parvint à libérer son pied.
̶ Que se passe-t-il, Ramcharan ? répéta-t-il sèchement. Arrêtez de
pleurer et de geindre.
Avec son jeu de clés en laiton, il ouvrit un à un les trois cadenas
Aligarh qui fermaient la porte de l'usine. Il entra, suspendit son parapluie
au crochet habituel et, se tournant vers Ramcharan, se rendit enfin compte
qu’ils n’étaient pas seuls.
©Anuradha Roy - Un atlas de
l'impossible - pages 28-30 - Editions Actes Sud 2011 |