Interview
PS : Merci de m'avoir
invitée à me présenter ici ; j'en suis ravie. Vous savez déjà mon nom
et mon prénom ; pour vous en dire un peu plus, j'ai vécu longtemps aux
États-Unis avant de les quitter en 2006. Après un an dans l'Aude, je me
suis installée dans un petit village de la Haute-Vienne avec mon mari.
Notre fille est née en 2009. Nous partageons notre année entre ce
village et la Malaisie.
PS : La communauté indienne
de Malaisie est largement divisible en deux : les descendants
de travailleurs tamouls, esclaves sous un autre nom, qui ont été amenés
par les colons britanniques dans le cadre du système appelé "indentured
labour" qui a remplacé l'esclavage ; et les descendants d'Indiens avec
plus de moyens qui sont venus volontiers pour l'aventure et
l'opportunité. Le premier groupe est beaucoup plus important :la
grande majorité des Indiens aujourd'hui vit dans des conditions sordides
dans des plantations d'hévéas ou de palmiers, ou pire encore dans des
bidonvilles. Néanmoins, il y a aussi une minorité d'Indiens dans la
classe "professionnelle," c'est à dire des médecins, des avocats, des
ingénieurs, des entrepreneurs, ce qui fait que le gouvernement peut
toujours parler de ceux-ci pour se défendre contre les accusations
d'apartheid. J'utilise ce mot en pleine conscience de son histoire et
de sa signification : la constitution et la loi de la Malaisie
privilégient très nettement la majorité malaise (pour
tout ce qui concerne postes gouvernementaux, logement, éducation, avec
des quotas raciaux même pour des postes dans le secteur privé) et
précise que la "Suprématie Malaise" doit être acceptée sans question par
le peuple. Cela veut dire (entre autres) que sous ce gouvernement nous
n'aurons jamais un premier ministre d'origine indienne.
PS : En gros la culture indienne-malaisienne est assez métissée : nous
mangeons une cuisine profondément métissée et nous mélangeons
linguistiquement le tamoul avec l'anglais, le malais et le
cantonnais. Mais nous fêtons toujours les fêtes indiennes, et pour les
hindous, la religion reste assez "pure." Je dois dire aussi que je suis
souvent étonnée de découvrir que nous avons préservé des parties de la
culture tamoule -- que ce soit une fête, un mot, un façon de parler à
ses aînés -- qui n'ont pas survécu en Inde.
PS : J'ai eu une enfance
tout à fait normale et même, je dirais, pleine de bonheur. J'adorais
l'école -- pas pour les cours mais pour les copines ! -- et je passais
beaucoup de temps à lire, à rêver, à écrire. J'ai deux frères mais ils
sont beaucoup plus âgés donc j'ai grandi comme enfant unique, avec toute
la liberté et la solitude que ça entraîne. Comme beaucoup de parents
asiatiques, les miens insistaient pas mal sur la réussite scolaire de
leurs enfants, mais j'avais la chance de pouvoir plus ou moins réussir
sans devoir sacrifier tous les plaisirs de la jeunesse.
PS : J'ai quitté la Malaisie
pour mes études, comme le faisait n'importe quel jeune Indien ou Chinois
qui pouvait le faire soit grâce aux moyens de ses parents, soit grâce à
une bourse étrangère (ce qui était le cas pour moi). Le gouvernement
malaisien se plaint toujours du "brain drain" -- du fait que les
grosses têtes de la Malaisie partent pour ne jamais revenir -- mais une
étude récente de la Banque Mondiale a montré sans aucun doute que
l'apartheid et le manque flagrant de droits égaux est la plus importante cause de l'accroissement continu de
la diaspora malaisienne. En ce qui concerne mon départ pour la France,
c'est un peu plus compliqué. J'avais vécu quatorze ans aux États-Unis et je devenais de plus en
plus consciente que ce n'était pas mon pays.Nous voulions aussi vivre
dans un pays qui n'était ni celui de mon mari, ni le mien -- un territoire
neutre, si vous voulez. La France était une possibilité parce que nous
parlions tous les deux la langue ; finalement on est venu parce qu'on
avait des amis français qui ont pu nous inviter et nous faire des attestations
etc. (ce qui était nécessaire comme nous ne sommes pas des citoyens de
l'U.E.). On ne sait pas si on restera définitivement (de toute façon je
n'aime pas trop l'idée d'une mode devie définitif sans aucun
changement possible), mais pour le moment on n'a pas d'autres projets.
- IR : Votre roman, Et c'est le
soir toute la journée, aborde à sa façon le thème de la place de
cette communauté indienne en Malaisie, dont nous parlions : c'est
semble-t-il pour mettre en relief une iniquité de la société d'un pays dont le système, selon
vos propres mots, s'apparente à un apartheid... Ce roman est-il en
ceci un roman engagé ? Qu'en espérez-vous de ce point de vue ?
PS : Pour moi, un romancier n'a
qu'un seul devoir : de raconter une histoire. Il faut que l'histoire soit
tellement bien racontée qu'elle semble non seulement possible mais plus
réelle que la réalité. Donc pour moi, écrire un roman "engagé" n'est
pas le but véritable ; c'est un but qui produira dans presque tous les cas des polémiques
au lieu de la littérature. Ceci dit, quand l'écrivain raconte son histoire
honnêtement et sans honte, le résultat sera presque toujours un roman
engagé, parce que la vie humaine, même quand elle se déroule dans les lieux
carrément domestiques, est complexe, et parce que l'histoire, la politique,
et les grandes questions de la vie sont derrière toutes nos conversations et
tous nos échanges, même ceux qui paraissent banals. Prenez par exemple
les romans tout à fait domestiques et féminins de Jane Austen : existe-il
dans la littérature anglophone du commentaire plus pointu sur la patriarchie
et le système de classe sociale ? Dans la même façon, pour moi, il est
impossible de raconter une histoire malaisienne sans allusion à la politique
de race, à nos problèmes sociaux, à notre passé compliqué.
- IR : La littérature ne saurait se réduire,
comme vous le disiez, à un
engagement, aussi légitime et courageux soit-il : qu'est-ce donc
encore qui a pu vous pousser à écrire ce premier roman ? Le désir -
que vous évoquiez - de raconter une histoire ?
PS : Qu'est-ce qui pousse chaque
romancier à écrire chaque roman ? Impossible d'expliquer, mais je peux vous
dire que l'idée de ces deux sœurs m'est venue comme ça : la grande sœur qui
va partir et la petite qui sera laissée derrière. Depuis très longtemps, je
réfléchissais aussi sur la place des domestiques en Malaisie, sur les
relations entre les domestiques et leurs patrons. J'avais donc dans ma tête
ces trois filles, la domestique, la grande sœur du même âge, et la petite,
et quand j'ai commencé à écrire, c'était pour découvrir les liens entre les
trois, parce qu'ils ne m'étaient pas apparents au début.
- IR : Les critiques louent la qualité de votre style
d'écriture : cet aspect est-il essentiel selon vous ? Comment
qualifieriez-vous ce style ?
PS : Oui, le style est essentiel
pour moi en tant que lecteur et en tant qu'écrivain. C'est le style, la
voix, qui distingue un écrivain d'un autre. Cependant, je ne suis peut-être
pas bien placée pour décrire mon propre style ; tout ce que je peux dire,
c'est que j'essaie de rester fidèle aux rythmes de l'anglais malaisien (le "manglais"),
et à notre sens du dramatique, à notre amour pour les grandes histoires, les
grandes voix, les raconteurs qui sont pleins de confiance et d'émotion, qui
jouent avec leurs mots et qui brodent leurs histoires de manière flamboyante.
- IR : Dans quelles conditions matérielles et mentales
écrivez-vous ?
PS : Des conditions matérielles
tout à fait confortables : en hiver, devant notre poêle à granulés avec une
théière pleine ; en été, au lit ou dans le jardin. Pour les conditions
mentales, j'ai moins de choix. J'écris tous les jours, quelle que soit ma
condition mentale.
- IR : Quels sont les auteurs auxquels va votre admiration ?
Considérez-vous certains d'entre eux comme des modèles ?
PS : Je trouve plus facile de parler des livres que j'admire et que je prends comme modèles que de parler des auteurs. Pour les livres, il y en a beaucoup, mais voici une petite liste
(je vous donne les titres en anglais comme je les ai tous lus en anglais) :
Waterland, Graham Swift (plus
que n'importe quel autre livre, celui-ci a
été l'inspiration et le modèle pour Et c'est le soir toute la journée)
Midnight's Children, Salman Rushdie
The Go-Between, L.P. Hartley
The God of Small Things,
Arundhati Roy
Atonement, Ian McEwan
Oscar and Lucinda, Peter Carey
The Remains of The Day, Kazuo
Ishiguro
Bleak House, Charles Dickens
Agaat, Marlene Van Niekerk (je
viens de lire celui-ci, donc il n'a pas été un modèle, mais il est un des
meilleurs romans que j'ai jamais lus).
- IR : Votre roman a connu un succès certain, il a été
récompensé et a été traduit dans de nombreuses langues : comment
vivez-vous cette réussite et comment la considérez-vous ?
PS : Cette réussite a facilité
notre mode de vie : je n'ai pas besoin de travailler dans un bureau, et je
peux me concentrer à 100% sur mon écriture et ma fille. Mais à part cela,
la réussite commerciale n'a rien à voir avec le travail d'un écrivain. Les
bonnes critiques peuvent nous prêter de la confiance, mais finalement on
doit écrire pour soi-même, parce qu'on ne peut pas faire autre chose. Si
c'est pour l'argent ou la gloire, il y a beaucoup de moyens plus efficaces.
PS : Je travaille sur un deuxième
roman, dont le narrateur est un homme qui a passé son enfance dans une secte
fondée par son père. Comme le premier, ce deuxième roman se déroule en
Malaisie.
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