Interview
AM : Je suis professeur de hindi, à l’Inalco à Paris, où j’ai beaucoup aimé
enseigner la littérature hindi depuis vingt-cinq ans, bien que je sois, dans mes
publications scientifiques, surtout linguiste, très intéressée par les relations
de la syntaxe et de la sémantique, et aussi par l’histoire de la langue hindi,
les phénomènes de contact avec les autres familles de langues indiennes, la
traduction – je dirige à l’Inalco une formation de Master en traduction
professionnelle. Si vous souhaitez plus de renseignements vous pouvez visiter le
site http://anniemontaut.free.fr (et
zyada.org pour l’enseignement du hindi).
AM : De mon goût pour la littérature française, très affirmé et longtemps
pratiqué puisque j’ai commencé ma carrière comme agrégée de lettres. La
littérature hindi est pour moi une grande littérature, c’est-à-dire pas
seulement un document ethnographique ou un objet de consommation pour goûter à
la couleur locale indienne. C’est une tradition portée et renouvelée par des
auteurs dont certains sont comparables à Rabelais et Proust. Mes préférés – à
part mon préféré : K.B. Vaid – sont Jainendra Kumar, Phanisharnath Renu,
Nirmal Verma, Anupam Mishra, Dharamvir Bharati, Krishna Sobati, Geetanjali Shree,
Nirala, Ashok Vajpeyi, Kunwar Narain en hindi, Ananthamurthy, Imayan, O.P.
Vijayan dans d’autres langues indiennes, Mulk Raj Anand, Salman Rushdie, Allan
Sealy, Naipaul, Rohinton Mistri en anglais.
AM : Tout. Ses thématiques obsessionnelles – la mort, le miracle de la vie, la
ferveur de la spéculation, la misère, l’humour, la liberté, la haine du convenu
et de l’hypocrisie, la douleur d’être humain, la compassion et l’observation
sans préjugé, la manie des « questions fondamentales » – et la mise en forme de
ces thématiques, un style très original et très puissant. Comme Céline, comme
Beckett, il choque certains, mais pour ceux qu’il ne choque pas c’est la
jubilation continue ! Son œuvre éclate de vigueur, d’intelligence, de lucidité,
d’honnêteté, de liberté. Et elle contient l’Inde du XXème siècle,
comme on peut dire de Flaubert, généralement apprécié surtout pour son style,
qu’il contient la France du XIXème siècle.
AM : En tout cas pas la place qu’il mérite, à moins qu’on n’estime que la
marginalisation, voire le rejet, dont il est victime depuis longtemps est une
manière négative de reconnaître sa position exceptionnelle. Son premier roman en
1957 avait fait de lui l’un des deux ou trois espoirs de la jeune littérature de
l’Inde indépendante, fêté par les tenants de l’école alors en vogue, le
« nouveau roman » (nai kahani). Ensuite, et particulièrement depuis son
roman sur Bimal, il a été accusé de tous les crimes : anti-indianité, obscénité,
provocation, antisocialisme, anti-hindouisme, immoralisme, et autres mal
pensances variées, qui l’ont fait littéralement mettre au ban des lettres
académisées comme de la contre-littérature (celle des Dalit par exemple). Seul
écrivain hindi à avoir systématiquement développé l’invention formelle, à
n’avoir cédé à aucune facilité, aucun groupisme, aucune mode, il se heurte soit
à la conspiration du silence, soit au rejet hargneux. Et pas seulement parce
qu’il n’appartient pas à une école et qu’il est inclassable. La manière dont est
aujourd’hui salué l’ensemble de sa carrière de créateur est significative : en
2010 l’académie hindi propose de lui décerner un prix très prestigieux pour
toute son œuvre et se rétracte quelques jours plus tard suite à des insinuations
quant à sa « mal pensance ». La même année tous les écrivains, y compris ceux
qui ne partageaient ni ses engagements stylistiques ni ses positions
intellectuelles, ont refusé les prix de moindre prestige qui leur étaient
attribués, par protestation contre le scandale de cette injustice. La thèse
australienne de Rosalyn Clare Matthews montre très bien la mécanique du
pharisaïsme qui a abouti à cette exclusion de la sphère officielle, du « main
stream ». Ce qui bien entendu n’empêche pas qu’il ait toujours eu, parmi ses
pairs comme chez les lecteurs, ses inconditionnels. Clémentine Bertschy-Mandal
lui a consacré une page de son blog (http://hindiadi.wordpress.com/2011/07/30/krishna-baldev-vaid-biographie-bibliographie/)
AM : La question est liée à la précédente. Vaid est traduit en russe et en
français mais ni en italien ni en allemand ni en espagnol. Du peu de traducteurs
disponibles dans les langues européennes autres que l’anglais, qui va s’engager
sur un auteur dont on parle peu, et mal, qui même l’a vraiment lu ? Sans parler
de la longueur du roman. Mais le principal problème est celui de l’édition, et
donc de la médiatisation des littératures indiennes. Il faut du courage à un
éditeur pour publier une traduction d’un auteur non médiatisé, et InFolio comme
Langues &Mondes /L’Asiathèque ont eu ce courage. Après il faut le diffuser. Et
sans les media… Or la seule littérature indienne médiatisée en France
aujourd’hui est celle qui s’écrit en anglais, bonne ou mauvaise. Les œuvres
traduites des autres langues sont aujourd’hui plus invisibles qu’il y a trente
ans, alors qu’elles sont plus nombreuses : la déferlante du produit à la mode,
traduit de l’anglais, les efface littéralement. Le lecteur qui voudrait acheter
autre chose en libraire doit connaître le titre, l’auteur, l’éditeur, et
commander : il ne peut pas voir les livres sur un présentoir, il n’en entend pas
parler dans les grands journaux, il ne peut pas les connaître. Pour lui bien
sûr, une œuvre indienne est indienne, et il ne se soucie en général pas de
savoir de quelle langue elle est traduite. Or, l’ « indianité » des romans en
anglais, souvent écrits dans la diaspora, n’est pas du tout la même que celle
des romans en langues indiennes.
AM : Oui et non. Non parce qu’il raconte vraiment une histoire (même si elle se
subdivise en un « océan d’histoires » comme on nomme en Inde la tradition des
récits), et une histoire qui en outre se déroule sous le grand parasol de
l’Histoire, alors que tout le reste de son œuvre se situe, comme il le dit
lui-même, du côté de l’antiréalisme. Oui parce que son style est fidèle à
lui-même, là comme ailleurs : caustique, élégiaque, paradoxal, truculent,
précis, méandrique ou laconique alternativement, dans l’obsession du
questionnement, faisant grand usage du vocabulaire ourdou, persan, arabe. Et
drôle !
AM : Comme je l’ai fait dans le texte de présentation ! (http://anniemontaut.free.fr/cultures/litterindienne/presentation_Requiem.pdf).
C’est parce qu’il est trop complexe et non par provocation que je
ne vais pas le résumer ici, et risquer de dépasser les deux ou trois pages que
vous m’accordez. Disons qu’à travers le quotidien de cinq copains, d’abord
loufoque et gai, ensuite loufoque et tragique, et toujours à rebours des
préjugés des adultes, on découvre dans un gros bourg reculé du Panjab « l’Inde
profonde » en même temps que la valeur de l’auto dérision comme seul vrai
contrepoids à la violence communautaire. On est autant chez les musulmans et les
sikhs que chez les hindous, et les adultes aussi sont tous aussi hauts en
couleur que les adolescents. Qu’ils tombent dans le factionnalisme ou y
résistent, ils sont prétexte à maintes digressions biographiques qui étirent le
temps au point qu’on est à la fois dans un tempo dramatique (deux suicides
ratés, un mariage catastrophe, un jeûne à mort, des fugues, les meurtres de la
Partition) et dans un ralenti anti-dramatique qui éternise le temps.
-
IR/LNRI :
Parmi les nombreuses œuvres, littéraires ou cinématographiques,
évoquant de près ou de loin le terrible épisode historique de la Partition,
quelles sont selon vous l'originalité et la force de Requiem pour un autre
temps ?
AM : Il n’y a pas d’Anglais, pas de bouc émissaire. Il n’y a pas de coupable,
ou alors tout le monde l’est, plutôt cela d’ailleurs. Tout le monde l’est parce
que tout le monde garde au cœur la défiance vis-à-vis de l’autre. L’idée
politiquement correcte que tout allait bien avant la décision (britannique) de
partager le pays est constamment démontée dans le roman : ce n’était pas la
belle amitié hindou-musulmane qu’on peut trouver dans Tamas, de Bhisam
Sahani par exemple. C’était un vivre ensemble ambivalent, complexe, mais pas la
grande harmonie idéalisée chez tant de ses contemporains. Autre originalité de
Requiem : sa drôlerie, l’évitement du pathos. Le refus de moraliser. La
suspension du jugement mise en pratique par l’exhibition des multiples facettes
de tous. Au fond, c’est le livre du gai savoir, un peu nietzschéen par certains
côtés, et par d’autres rabelaisien, et beckettien.
AM : Je n’ai pas l’impression à avoir eu à surmonter des difficultés
particulières (à part l’impossibilité de refléter les deux courants
linguistiques, ourdou et hindi). Car d’un certain côté, et sans vouloir oser me
comparer à K.B. Vaid, il se trouve parler la langue de mon esprit, de mon cœur,
de mes sensations. Ce n’était pas le cas pour d’autres écrivains que j’ai aimé
traduire pour leur qualité littéraire et parfois pour leur difficulté. Avec K.B.
Vaid, la difficulté a été comparable à celle que j’aurais eue si j’avais voulu
mettre en mots ma propre voix. J’ai naturellement travaillé en concertation avec
lui, une chance rare quand on traduit un écrivain vivant. En fin de compte,
traduire, c’est toujours un bonheur, difficile, dès qu’on veut mettre sur le
papier une musique et une émotion, et pas seulement une information plus ou
moins fidèle aux chaînes de mots de la langue de départ.
-
IR/LNRI :
Dans toute grande œuvre, on le sait au moins depuis Flaubert
(dont vous parliez), le style et le "message" sont indissociables : quel est le
"message" porté par le roman de Vaid, et en quoi s'adresse-t-il à nous, lecteurs
de 2012 ?
AM : Ce serait un message gandhien : au lieu de jeter le blâme sur les autres,
ou l’Autre, regardez-vous et mettez-vous vous-même en question (stylistiquement,
cela donne ces innombrables passages « introspectifs » très comiques, qui
transforment, comme toujours chez Vaid, l’autofiction en travail de
démantèlement des certitudes). Dans la foulée, ne cédez pas aux facilités et ne
vous cachez pas les « amères réalités », et aussi, mais c’est moins gandhien,
tant que vous serez capable de rire, des autres et de vous-même, rien n’est
perdu. Et encore, et ce n’est plus du tout gandhien, on peut être hypermoderne
(comme on dit en hindi : atiadhunik), fondamentalement humaniste et laïc,
et ne rien lâcher de la tradition, des traditions, indiennes.
AM : Eh bien, tous ceux que j’ai traduits du hindi, puisque je n’ai traduit que
des livres que j’aime ! et que je les apprécie parce qu’ils représentent à mes
yeux de la grande littérature (entre autres La splendeur de Maya, Lila et
Histoires de renaissance de Vaid, Un amour sans mesure de
Jainendra Kumar, Les gouttes de lumière du Rajasthan d’Anupam Mishra, Un bonheur en lambeaux et
Le toit de tôle rouge de Nirmal Verma, Kalikatha d’Alka Saraogi). Et beaucoup aussi que je n’ai pas traduits : sur
le thème de la Partition, Ice-candy man (1947) de Bapsi Sidwa, sur le
thème voisin des passions (anti)communautaires, Le dernier soupir du Maure,
de Rushdie, l’Equilibre du monde de Rohantan Mistri. Pour l’originalité
et la richesse de la narration Red et Trotternama d’Allan Sealy…
AM : Je termine
Hind Swaraj de Gandhi (Fayard), je cherche un éditeur
pour Histoires de la déesse de notre temps de Mrinal Pandey. Il y a
aussi sur le métier Andha Yug (l’âge de fer ?), drame de Dharamvir
Bharati, une anthologie de poèmes de Kunwar Narain, et plus tard Vinod Kumar
Shukla, Uday Prakash… une pièce de théâtre de Vaid (La faim c’est le feu
est déjà paru, en bilingue à l’Asiathèque Langes&Mondes, traduite par J. Garin
et M. Calvet), une autre, Agra Bazar, de Habib Tanvir, peut-être ?
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