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A propos de la créolisation
Si les années 90 furent en
anthropologie comme dans d’autres disciplines celles de la mode du «
métissage », elles furent également celles de l’explosion de l’intérêt pour
la « créolisation ». Depuis un moment bien établie dans le domaine
linguistique, elle se rencontre aujourd’hui dans une multitude de
disciplines dont les sciences sociales.
Le terme « créolisation », à l’image du «
syncrétisme » ou du « métissage », connaît aujourd’hui tous les problèmes
d’un concept analytique en pleine élaboration : faible valeur descriptive et
confusion avec d’autres concepts (ceux-là bien délimités ou également
instables). En dépit d’un manque de clarté, la « créolisation » connaît
néanmoins une propagation importante dans le monde académique comme à
l’extérieur de celui-ci. Voyons donc les implications de la notion de «
créolisation » à la lumière des concepts de l’anthropologie.
Pour cela, remontons jusqu’aux études de M. HERSKOVITS
(1961, 1967) sur les cultures Noires du Nouveau Monde. HERSKOVITS soutient
l’idée selon laquelle « le nègre a été obligé de dissimuler sa culture sous
des formes d’emprunt lorsque les conditions sociales ne lui permettaient pas
de l’exprimer ouvertement » (C.A. CELIUS 1999, 76). HERSKOVITS, très attaché
aux conditions d’assimilation, aux
réinterprétations et ensuite à ce qu’il appelle les « africanismes »,
envisageait peu de choses en termes de formations nouvelles. C’est à cette
vision centrée sur les « africanismes » que BASTIDE s’opposa (1).
« Là où son prédécesseur s’émerveillait à retrouver
un africanisme, BASTIDE se contente d’établir une création originale.
L’esclave n’a pas été qu’un marron ou un rebelle, il n’a pas été que
conservateur, il a joué sur sa gamme créative et constructive. Même faite de
compromis et d’hybridation, sa culture est nouvelle » (PRUDENT 1986
in CELIUS 1999, 77).
Certains auteurs, c’est le cas de Marie-José JOLIVET
(1996, 1997) citée par CELIUS (1999), n’hésitent pas à prétendre que l’étude
de la créolisation a débuté avec BASTIDE et sa volonté de traiter ce
processus en termes de création. « BASTIDE est non seulement placé au départ
de la définition de la créolisation, mais il est aussi affirmé que les
processus qu’implique celle-ci peuvent être pensés à partir de l’appareil
conceptuel bastidien » (C.A. CELIUS 1999, 78).
Catherine BENOIT (1997), elle aussi citée par CELIUS
(1999), semble inverser la tendance en prétendant que c’est l’élaboration
d’une « problématique de la créolisation » qui a réellement lancé les études
sur les cultures afro-américaines. Créolisation ici entendue comme « la
transformation de savoirs et pratiques antérieures et extérieures à l’un au
moins des groupes de sociétés pluriethniques qui se les réapproprient en vue
d’une production culturelle et symbolique nouvelle » (BENOIT in
CELIUS 1999, 79). Selon elle d’ailleurs, le monde des Caraïbes et des
Antilles françaises est un lieu d’élaboration d’outils conceptuels propres à
une créolité dont les outils précédents établis au fil des recherches
(HERSKOVITS, BASTIDE, LEIRIS) ne peuvent rendre compte. Elle affirme
pourtant par la suite que :
« Les paradigmes qui ont rendu compte du travail
syncrétique dans la construction des faits de culture caraïbéens (sic) sont
les concepts de réinterprétation (HERSKOVITS), le principe de coupure
(BASTIDE), la notion de valeur (MINTZ et PRICE), et la métaphore du
bricolage telle que R. BASTIDE l’a développée après C. LEVI-STRAUSS »
(BENOIT in CELIUS 1999, 79).
Si C. BENOIT traite bien ici de la créolisation et du
terrain (en l’occurrence le monde des Caraïbes) qu’elle juge propre à ce
phénomène, on devine une confusion entre les termes de « créolisation » et
de « syncrétisme ».
L’analyse de la lecture de BASTIDE que fait CELIUS nous
montre que la créolité serait propre à un sentiment développé par les
noirs-américains face aux blancs, et non pas à des emprunts faits à ceux-ci
ni à une recherche d’assimilation ou d’ascension sociale. Selon CELIUS,
BASTIDE « n’envisage pas non plus les emprunts faits par les Blancs aux
Noirs dans la perspective de la créolisation » (1999, 83. BASTIDE tente
pourtant de placer ces emprunts dans une définition qu’il donne de la
créolisation pour distinguer le « folklore Nègre » du « folklore africain ».
A l’origine de ce « folklore Nègre » se trouve « l’existence d’un processus
de créolisation, qui est un mouvement spontané, interne à la culture
afro-américaine, par adaptation au milieu environnant et assimilation
d’éléments
européens » (BASTIDE 1967 in CELIUS 1999, 83).
Selon CELIUS, cette notion de spontanéité est abordée
par BASTIDE en termes de conjoncture « géographique, historique, économique,
sociale ». Si la spontanéité n’est pas évidente (on peut même se méfier de
l’emploi de cette notion comme qualificatif d’un processus de changement
social), l’aspect conjoncturel de la créolisation est en tout cas souligné
par Ulf HANNERZ (1992) selon qui la créolisation est un « phénomène culturel
qui se développe dans des contextes particulièrement propices » (U. HANNERZ
in C. GHASARIAN 2002, 666). CELIUS se pose alors la question de
savoir si, selon cet aspect conjoncturel, la créolisation ne serait pas un «
mouvement d’adaptation au milieu environnant » (CELIUS 1999, 84). Christian
GHASARIAN (2002) semble faire le lien entre créolisation et adaptation :
« A La Réunion, si la société insulaire a été, dès
son origine, sujette à la volonté métropolitaine de faire assimiler les
modèles culturels et sociaux français, les différentes composantes ethniques
de l’île ont, en dépit de cette pression acculturatrice, à travers leurs
interactions, opéré des adaptations, des ajustements, des reformulations et
des résistances caractéristiques de la créolisation » (C. GHASARIAN
2002, 666-667).
Ramener la créolisation à un mouvement d’adaptation me
semble néanmoins réducteur. Il apparaît clairement que les processus que
nous mentionnions plus haut sont motivés par des rapports de pouvoir et des
contestations de ces forces, comme si le « troisième système » ou le «
troisième espace » (cf. plus haut) était en tout lieu le fruit d’une
négociation entre dominants et dominés. Christian GHASARIAN, en faisant
allusion aux Mascareignes et eux Antilles, semble se détacher de la
dichotomie entre oppression et émancipation en considérant « la tension
entre acculturation et adoption, constitutive de créolisation, en termes de
processus dialogiques entre les modèles imposés de l’extérieur et ceux
produits par les insulaires » (C. GHASARIAN 2002, 667). Si la créolisation
est liée à l’imposition de modèles culturels, il n’en reste donc pas moins
que l’acculturation permet des reformulations dans des termes propres.
L’analyse dialectique est donc effectivement de mise pour rendre compte d’un
système nouveau, lieu de création originale.
Cette vision dialectique nous amène à suivre la voie de
BASTIDE qui remet en question une autre dichotomie, celle entre survivance
et adaptation (que nous avons déjà énoncée) qui, selon lui, « repose sur les
concepts postulés de la survivance cadavérique et de l’adaptation créatrice
» et lui oppose le principe qu’il nomme la « survivance adaptatrice »
(BASTIDE 1967 in CELIUS 1999, 85). Dans la définition de la
créolisation que nous avons retenue de BASTIDE (cf. supra), on a deux
processus simultanés d’ « adaptation au milieu environnant » et d’ «
assimilation d’éléments européens ». Les « survivances adaptatrices »
seraient-elles leur pendant ? Ce n’est pas clair et on retombe
progressivement dans des logiques disons « syncrétiques » qui ne facilitent
pas la distinction des concepts. L’ambiguïté est encore plus forte lorsque
BASTIDE, en qualifiant de « syncrétisme » le vaudou haïtien, en vient à
parler de ses « dieux créoles » (R. BASTIDE in M-J. JOLIVET 1997, □).
Sans aller jusqu’à dire, comme le fait A. MARY à propos
du syncrétisme, que la créolisation est à la fois partout et nulle part
-quoique Jean BENOIST parle de « créolisation du monde » (1999, 103)- force
est de constater que de nombreux termes (acculturation, syncrétisme,
transculturation) sont employés comme synonymes de la notion de
créolisation.
Comme le précise C.A. CELIUS, la difficulté à concevoir
la créolisation tient du fait qu’elle renferme en elle à la fois des
processus d’adaptation, de réinterprétation et de création originale. C’est
pourquoi il apparaît nécessaire de préciser, suite à la lecture de BASTIDE,
« ce qu’on entend par là, ces notions n’étant pas équivalentes. Il en est de
même pour syncrétisme, hybridation et bien d’autres. Plusieurs auteurs
soulignent que créolisation ne signifie pas métissage, mais on continue à
substituer un terme à l’autre » (C.A. CELIUS 1999, 90).
La discussion pourrait également continuer - ou aurait
même pu commencer - avec l’acception que l’on donne au terme « créole » en
lui-même. Qu’est-ce qu’un créole ? Qui est créole ? Nous verrons au fil du
texte que l’appellation « créole » est évolutive et qu’elle renvoie à des
réalités propres aux différentes îles, à des rapports de forces. Dans le cas
des Antilles ou de La Réunion, puisque c’est le terrain de cette étude, le «
troisième espace » culturel est également intimement lié à un espace au sens
propre du terme. Comme le souligne J-C. C. MARIMOUTOU (en traitant du cas
des Mascareignes, en l’occurrence de La Réunion et de Maurice), l’identité
créole se construit dans un rapport au lieu (J-C. C. MARIMOUTOU 2005, 128).
« Dans les îles créoles de l’Océan Indien, nulle
autochtonie au départ ; tout le monde est, à l’origine, étranger à l’espace
et, au fur et à mesure que se construit l’Histoire, la question des origines
ne peut que renvoyer à cette étrangeté et à cette extranéité, sauf à la
restituer à partir du lieu et dans le questionnement de leur transformation
par le lieu » (J-C. C. MARIMOUTOU 2005, 144)
1 Marie-José JOLIVET précise cependant que «
Roger BASTIDE, lui, s’intéressait beaucoup à ces survivances, même si ce
n’était pas tout à fait dans le même esprit » (M-J. JOLIVET 1997, 994) et
voulait absolument trouver partout des traits de civilisations africaines. (Retour
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