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4. Vers une "indianitude" ?
Comme nous l’avons vu, les rites
ancestraux de l’hindouisme maintenus dans la sphère privée se conjuguèrent à
une pratique « appropriée » de la religion chrétienne dans la société
globale réunionnaise (allant même jusqu’à une certaine hypercorrection,
typique des processus d’assimilation). Nous avons vu au début de ce travail
que les formations syncrétiques que nous avons appelées « traditionalismes
», caractérisées par l’abandon de certaines pratiques, n’impliquaient pas
nécessairement la perte de pertinence des référents symboliques qui les
sous-tendent. C’est le cas ici puisque l’acculturation « matérielle » n’a
pas empêché le maintien des principes fondamentaux de l’hindouisme (nous
l’avons vu, par exemple, avec les système des castes). Au-delà de l’aspect
religieux, c’est tout un pan de la culture indienne qui s’est maintenu dans
la vie familiale malgré un désenracinement important (religieux,
linguistique, culturel et social).
Depuis la fin des années 70, les tentatives de
référence à un patrimoine et un univers culturel commun dans l’île se
multiplient. Les adeptes de cette tendance homogénéisante à la « créolité »
justifient ce mouvement par la pratique commune de la langue créole et la
référence à une histoire partagée dans l’île. Cependant, parallèlement à ce
type de tendance que nous avons relevé plus haut, un processus identitaire
similaire se manifeste à un autre niveau et nombreux sont les mouvements
identitaires désirant se démarquer de cette histoire commune, somme toute
peu glorieuse (esclavage, engagement, exploitation,…), et pointant les
contradictions de cette tendance. « Une dialectique complexe entre les
forces homogénéisantes et hétérogénéisantes est à l’oeuvre dans la mesure où
la tendance à attribuer une ″coloration″ générale à la ″société créole″
s’alimente de ses spécificités internes qui fondent notamment leur propre
légitimité sur des critères linguistiques, culturels et religieux hors de
l’île » (C. GHASARIAN 1999, 370).
L’un de ces mouvements identitaires, fortement lié à la
modernité, est le « renouveau tamoul » (terme employé par C. GHASARIAN et
par d’autres après lui) naissant au sein du milieu d’origine indienne,
particulièrement chez les jeunes générations. Ce mouvement se base sur une
volonté de retour aux sources de la culture indienne et sur un déni de la
culture traditionnelle malbar (ayant pour principale cible la double
pratique religieuse et les pratiques rituelles dites « inférieures »). Ce
phénomène s’inscrit dans le mouvement d’accession globale à la modernité que
connaît l’île depuis les dernières décennies.
Premièrement, l’arrivée importante de fonctionnaires
métropolitains et le développement du tourisme dans l’île procurent à
l’hindouisme une nouvelle chance de s’afficher et de se positionner en tant
que religion « respectable » au même titre que le christianisme. On
considère en effet que le tourisme contribue largement à la construction
d’identités collectives en induisant un nouveau regard réflexif au sein des
populations. Ce type d’impact fut l’objet d’étude de M. PICARD (1992) à Bali
où le tourisme a induit un nouveau rapport entre les habitants et les
pratiques hindoues menacées par la majorité nationale musulmane grandissante
en Indonésie. La « folklorisation » des rituels hindous destinés aux
touristes a en effet contribué, en parallèle, à la conservation d’un univers
de réalité hindou parmi la population balinaise qui procède ainsi à une
distinction entre « spectacle » et domaine sacré. Ce n’est pas exactement ce
qu’il se passe à La Réunion mais le tourisme étant un élément de la
modernité agissant sur les représentations de soi, il était nécessaire d’en
mesurer l’impact.
Deuxièmement, l’enseignement (français) qui véhicule
des idées occidentales et des nouveaux schèmes d’interprétation de la
société globale amène les jeunes à s’interroger sur les valeurs transmises
dans le cadre familial traditionnel et à élargir leur univers social
d’interaction. Ce phénomène, conjugué à l’influence de plus en plus
prégnante des Brahmanes (indiens ou mauriciens) officiant dans l’île par
contrat depuis les années 70 conduit à porter un nouveau regard réflexif sur
les pratiques traditionnelles des Malbars. Suivant leur nouvel idéal
d’ « être indien », les jeunes générations visent une ″meilleure″
connaissance de la religion hindoue et de leur terre d’origine.
Avec un regard désormais réflexif sur leurs traditions,
les pratiques de la religion populaire hindoue malbare leur
paraissent en contradiction avec l’hindouisme brahmanique classique,
religion « supérieure » d’un point de vue spirituel et moins violente (pas
de sacrifices sanglants, pas de possession, etc.), s’écartant des origines
dravidiennes primitives et correspondant mieux à leur nouvel idéal. « De
nombreux jeunes Réunionnais d’origine indienne (…) reprennent d’une certaine
façon les vues stigmatisantes que la société globale a longtemps eu sur
celles-ci (leurs pratiques) » (C. GHASARIAN 1999, 371). Jean BENOIST (1979,
132) ira même jusqu’à comparer ce « renouveau tamoul » au processus de
sanskritisation en Inde (tentatives d’adoption par les membres des basses
castes d’attitudes propres aux castes supérieures dans un but d’élévation
sociale).
Le terme même de « malbar » est souvent refusé
par cette partie de la population indienne qui manifeste une volonté
d’affirmer une identité se détachant du contexte local réunionnais et qui
recherche l’attachement à une culture spécifiquement indienne. L’emploi du
terme « tamoul », qui au-delà d’une langue ou d’une région semble
cristalliser l’ensemble des revendications identitaires nouvelles, se
substitue peu à peu au précédent. Cette nouvelle façon de se désigner évacue
donc ainsi le lourd passé des Malabars du temps de l’engagement et permet la
référence explicite à un idéal extérieur à l’île.
« Le Journal de l’île »,
rubrique du courrier des lecteurs, 10 juillet 2006
Le « traditionalisme malbar »
qui conserve, malgré de nombreuses concessions, depuis plus de 150 ans des
rituels aujourd’hui presque oubliés en Inde (1)
se retrouve donc aujourd’hui face à un « renouveau tamoul » dont l’objectif
est de retrouver un hindouisme épuré de ces concessions en se référant à
l’Inde moderne. Démarche artificielle s’il en est étant donné que le
référent brahmanique n’a jamais été celui de la diaspora du Tamil Nadu aux
origines dravidiennes, elle est également le fait d’un matérialisme motivé
par ce que C. GHASARIAN qualifie de « consommation de signes » (C. GHASARIAN
1999, 380).
Ce mouvement est donc caractérisé par une série de
paradoxes, le principal étant que le « renouveau tamoul », se désignant
comme un « retour à la tradition », est tout aussi engagé dans un
syncrétisme culturel que le « traditionalisme malbar » le fut. «
Confronté cette fois à la modernité, le nouveau traditionalisme effectue le
tour de force d’être en rupture avec certains aspects du traditionalisme
malbar déjà constitué et de se référer à l’Inde, tout en assimilant
implicitement certains thèmes de la modernité et du christianisme. En effet,
malgré le discours ‘indianisant’ du traditionalisme tamoul, l’insertion des
descendants des immigrés indiens (ou des ‘français d’origine indienne’) dans
la société réunionnaise est de plus en plus grande » (C. GHASARIAN 1991,
170).
On peut voir là ce que A. BABADZAN (1985) appelle une «
seconde lame de fond acculturative » (1985, 122). En effet, les compromis
effectués par les traditionalismes syncrétiques (cf. supra) permettent aux «
cultures acculturées de se penser en relation à l’Occident comme à leurs
propres fondements », ce qui constitue un équilibre nouveau. Selon BABADZAN,
cet équilibre « fragile » ne peut survivre à une seconde acculturation. Il
illustre ce bouleversement par la situation polynésienne actuelle où « les
principes d’un traditionalisme fondé sur l’assimilation des valeurs du
christianisme missionnaire deviennent à leur tour obsolètes en ce qu’ils ne
permettent plus de donner sens à une modernité qui apparaît de plus en plus
clairement comme un univers sans Dieu, où les seules valeurs sont l’argent
et la marchandise » (BABADZAN 1985, 122).
Les Malbars traditionnels se retrouvent
aujourd’hui, après un premier déracinement de la mère patrie il y a 150 ans,
dans une nouvelle pression acculturatrice qui leur fait perdre pied.
L’incompréhension qui en résulte fait que les attitudes des « nouveaux
Tamouls » sont souvent qualifiées par les anciens de déviantes ou de
folklorisantes : l’attitude des jeunes générations face aux divinités semble
faire preuve d’un manque de respect et de dévotion (carêmes plus courts et
moins astreignants, énonciation hors du contexte religieux des noms des
divinités, etc.) et des caractères proprement indiens occultés lors du
premier « compromis » reviennent en force avec une perte de symbolique qui
leur enlève leur pertinence (faste des mariages, port ostentatoire des
vêtements et bijoux indiens, « folklorisation » de certaines danses et
processions, réinstauration du calendrier hindou pour les cérémonies
auparavant adaptées au calendrier chrétien, etc.).
On peut également, à titre d’exemple, se référer à
l’étude musicologique de Monique DESROCHES et Jean BENOIST (1997) qui tente
de différencier l’esthétique musicale des temples de Plantation malbars
traditionnels de celle des grands temples urbains où l’influence brahmanique
est déjà bien plus prégnante.
Tableau tiré de l’ouvrage de M. DESROCHES et J. BENOIST
(1997, 48)
Les
auteurs se gardent cependant dans leur conclusion d’adopter une vision
simpliste d’opposition entre grands et petits temples, grande et petite
tradition. « Le développement d’une indianité ″supérieure″ n’abolit pas la
nécessité des cultes, des groupes sociaux, des musiques rattachés aux
divinités inférieures. Et nous assistons sans doute à un ajustement plus
qu’à une substitution. D’ailleurs, qu’il s’agisse des musiques ou des
cérémonies, ce sont les mêmes individus qui bien souvent passent des unes
aux autres » (DESROCHES et BENOIST 1997, 49). Cela est peut-être dû au fait,
comme l’explique C. GHASARIAN, que certains partisans du « renouveau tamoul
» se sentent encore « tiraillés » entre deux tendances, ce qui les pousse
parfois à montrer une adhésion aux cultes « végétariens » tout en pratiquant
discrètement les sacrifices sanglants dans les temples de plantations,
preuve de la difficulté de révoquer des schèmes ancrés dans le vécu
individuel (1991, 178). On retombe de nouveau dans l’opposition entre une
pratique « de façade » et une pratique privée…
Pour beaucoup d’ « indo-réunionnais », se définir
aujourd’hui « Tamoul » leur permet de tirer un trait sur le référent
ancestral pas très glorieux de leurs aïeux engagés. Ce « renouveau », malgré
tous les paradoxes qu’il contient, leur fait donc miroiter une indianité
idéale via un retour à la référence brahmanique, c’est à dire le niveau
supérieur de la hiérarchie indienne. Le « renouveau tamoul » semble donc
déconstruire les pratiques des ancêtres tamouls en brandissant le drapeau du
« retour à la tradition », et permettre à la hiérarchie des castes
(jusqu’alors inconnue à La Réunion) de revenir en force avec d’autres formes
d’expression par un phénomène d’hypercorrection religieuse. Christian
GHASARIAN note d’ailleurs à propos du retour des référents classiques que :
« La référence à une ″orthodoxie″ religieuse
exclusivement ″végétarienne″ n’est que le discours justificatif d’un enjeu
bien plus important : l’affirmation par son option de son statut social.
Pratiquer un culte strictement végétarien, c’est ″consommer″ un signe et
c’est se différencier de celui/celle qui ne l’a pas. Avec la référence
brahmanique (même si elle n’est pas toujours très consciente), le
positionnement critique vis-à-vis des sacrifices d’animaux devient un moyen
d’affirmer une promotion sociale acquise, en voie de l’être, ou désirée
» (C. GHASARIAN 1991, 174-175).
Ce nouveau traditionalisme est très intéressant d’un
point de vue anthropologique car il nous montre que, malgré son aspect
discontinu, l’hindouisme à La Réunion semble en recherche constante
d’adaptation à la société globale. Autrefois confronté aux problèmes
d’intégration dans l’île, l’hindouisme réunionnais est maintenant en train
de veiller au regard que porte l’occident sur ses pratiques (comme le
sacrifice sanglant) et sa position au sein d’une île française qui s’ouvre
peu à peu au tourisme (depuis les années ‘80/’90). Dans un tel contexte, la
référence brahmanique et les modèles d’organisation sociale qui
l’accompagnent semble plus valorisante qu’un culte populaire souvent perçu
comme violent et exprimant de manière trop évidente des origines de basses
castes.
1 « A La Réunion, l’absence de contact avec l’orthodoxie
brahmanique pendant des décennies a permis au culte populaire des Malabars
de ‘s’épanouir’ finalement peut-être plus librement qu’en Inde car il n’a
pas été touché par les réformes indiennes comme la loi interdisant les
sacrifices d’animaux, votée en 1950 à Madras dans l’Etat tamoul » (C.
GHASARIAN 1991, 166). (Retour
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