|
|
1. Histoire de l’immigration indienne et intégration à
la société réunionnaise
1.2. L’intégration à la
société de plantation
Confrontés à la dureté d’une société
de plantation au proche passé esclavagiste, le maintien par les engagés
indiens de la structure familiale, protectrice et rassurante, leur parut le
seul moyen de conserver, de partager et de transmettre le système de valeurs
d’origine. Aussi, étant donné la fixation définitive de bon nombre d’entre
eux arrivés seuls, la constitution d’une famille s’imposa comme l’ultime
façon de conserver un univers de réalité constamment menacé. En effet, les
immigrés indiens se sont vus interdire la pratique de leur religion par les
exploitants (en dépit de ce que mentionnaient leurs contrats) reproduisant
la politique assimilationniste de l’administration coloniale française,
marchant elle-même de concert avec l’Église catholique. Cette dernière
s’employa donc dès les premiers moments de l’immigration à une
évangélisation massive à coups de catéchisme et de messes forcées, tout en
stigmatisant les rites hindous qualifiés de païens ou taxés de sorcellerie.
La pratique des rituels hindous fut donc rapidement
confinée à la sphère privée et condamnée à la clandestinité. Les engagés,
contraints à l’adoption du christianisme, commencèrent à afficher une
pratique publique de la religion catholique, vite comprise comme un vecteur
intégrateur, tout en perpétuant la pratique cachée de la religion hindoue.
C’est la raison pour laquelle il n’est pas aisé de parler de conversion dans
ce contexte qui tend plus vers l’adoption d’une double pratique. Nous
verrons plus loin que le maintien de l’ordre familial est la clé de voûte de
la sauvegarde de la religion hindoue, mais également
des patterns culturels organisant la vie quotidienne des malbars. Si
une conversion « de façade » au christianisme fut, avec l’adoption
d’attitudes (1)
calquées sur celles de la société ambiante (c'est-à-dire
française), le moyen et le signe ostensible d’une intégration, les
attitudes normatives d’origine purent dans l’espace domestique développer
une certaine continuité (2).
« Pour les engagés déracinés, l’unité familiale
représentait un support et un refuge vis-à-vis d’un nouveau monde
environnant, mal maîtrisable et incertain. La vie familiale permettait de
maintenir une existence ordonnée dans laquelle les personnes et les choses
étaient (ou redevenaient) à leur place, régulière et prévisible » (C.
GHASARIAN 1991, 108).
Même si par la suite certains propriétaires
d’exploitation autorisèrent la pratique de l’hindouisme par leurs employés
et même la construction de temples à proximité des exploitations (ce sont
les « temples de plantation » en campagne à proximité de
champs de canne et des usines sucrières), la
stigmatisation persistante opérée par l’Église réunionnaise n’amena pas à
une pratique publique et au grand jour de l’hindouisme populaire (3).
Celui-ci demeura donc pendant longtemps une affaire privée, une affaire
interne à la maison qu’il fallait préserver des influences extérieures.
Un autre aspect de la vie dans la société de plantation qui
vint ébranler les conceptions indiennes et leur « ordre des choses » fut la
promiscuité imposée tant dans le cadre du travail que dans celui des
interactions quotidiennes. Une conséquence inévitable de ce rapprochement,
entre indiens mais également entre indiens et autres
groupes ethniques, fut une reconsidération de la stratification sociale dans
les schèmes de pensée traditionnels des malbars. Le système de
castes, étant donné une grande majorité de shudras (4)
et une quasi-absence de membres de castes supérieures et de brahmanes
(le peu
étant néanmoins contraint à la promiscuité), s’avéra rapidement
inapplicable. On peut penser que la hiérarchie sociale réunionnaise mise en
place et basée sur la distinction exploitants blancs / engagés indiens /
affranchis africains substitua le facteur ethnique au « facteur caste » dans
la pensée hiérarchique malbare. Selon J. BENOIST, « la stratification
de la société de plantation fut vécue par les indiens en termes de castes »
(J. BENOIST 1979 in C. GHASARIAN 1991, 32). Nous verrons d’ailleurs
plus loin que le remplacement de l’endogamie de caste par une endogamie
ethnique sera un des principaux facteurs de conservation de la culture
indienne originelle, endogamie qui sera à l’origine de la notion
fondamentale dans le milieu malbar de « ras pur » (race pure)
et de la désapprobation de toute forme de métissage. Le métissage sera
toutefois très difficile à éviter dans un premier temps, vu la faible
proportion de femmes indiennes immigrées.
De manière générale, contrairement à la situation en
Inde où le fait religieux se fondait au fait social et pénétrait chaque
sphère de la vie, l’intégration à la société réunionnaise établit des
limites claires entre le domaine sacré et le domaine profane, entre la
pureté et l’impureté, entre le dedans et le dehors, entre la vie religieuse
et la vie séculaire, entre le nasyon (mot créole
pour « nation » désignant l’origine indienne non métissée) et le
kont-nasyon (« contre nation » désignant une personne métisse ou
d’origine non-indienne (5)).
1 L’abandon de la langue tamoule pour le
créole et/ou le français en est l’une des expressions les plus frappantes. (Retour
au texte)
2 Il est important à ce
sujet de comparer avec la situation à l’île Maurice où le gouvernement
britannique n’a jamais pratiqué de politique coercitive en matière
d’intégration du mode de vie, ce qui se traduit après l’indépendance de
l’île par une culture indienne bien plus vivante et prégnante sur l’ « île
soeur ». Cette différence est bien visible dans l’ouvrage de J. Benoist
(1998). (Retour
au texte)
3 Je développerai plus
bas la notion d’hindouisme populaire et la justification de son emploi ici. (Retour
au texte)
4 Michèle MARIMOUTOU a
analysé la répartition des groupes présents dans un convoi en provenance de
Karikal. La majorité des engagés provient du groupe des Tisserands (25%),
suivi de près par des Parias et des Telingas. Elle mentionne également des
petits groupes de bergers, barbiers, blanchisseurs et bayadères. Une faible
proportion de brahmanes ruinés est aussi présente à côté d’un nombre bien
plus important d’intouchables. (M. MARIMOUTOU 1986 in V. CHAILLOU 2002, 53). (Retour
au texte)
5
Selon le glossaire de mots créoles et tamouls établi par C. Ghasarian pour
la compréhension de son ouvrage (1991).
(Retour
au texte) |