AINTINAI
La théorie des "cinq paysages"
dans la poétique tamoule classique
T.Wignesan
Ancien Chercheur au C.N.R.S.
Professor of South Asian Area Studies,
I La littérature et la langue tamoules (principale
langue dravidienne) révèlent une continuité et une richesse tant classique que moderne
uniques dans l'histoire de la littérature universelle. En dépit du fait que la langue
littéraire et la langue parlée aient subi des modifications grammaticales et
sémantiques des siècles durant, le tamoul est probablement resté à peu près intact
depuis plus de deux mille trois cents ans. De la même manière, la terre des Tamouls qui
s'étendait sur toute la "péninsule" sud du sous-continent indien, autrefois
répartie en plusieurs royaumes, surtout trois : Cera, Cola et Pandya, est depuis à peu
près le Xè siècle, plus ou moins, confinée au sud-est : Tamil-Nadu et le nord du Sri
Lanka. On les connaît surtout par leurs incessantes guerres intestines, conquêtes de
l'Archipel sud-est asiatique (Royaumes de Langkasuka et Sri Vijaya) et Ceylan, aussi pour
l'édification d'imposants temples, cités portuaires, navires, et pour la création de
figurines de terre cuite ou en bronze, des linga(s) (phallus), des Nataraja(s),
(signifiant la création de l'Univers, la danse de Civa), des statuettes érotiques qui
pullulent autour des gopuram(s) (tour des temples), des effigies du Démon Kali, mais
presque jamais pour leurs efforts littéraires. On sait aujourd'hui,
grâce à un ouvrage grec : The Periplus of the Erythrean Sea du Ier siècle
après J.C. [1],
la Géographie de Ptolémée et des poèmes tamouls anciens, que les Grecs et les Romains
(en tamoul ancien : Yavana ou Mlecca) maintenaient, avant notre ère, des relations
commerciales et diplomatiques avec les royaumes tamouls. Un nombre important de ces
Romains, forcés de séjourner dans la capitale Cola, Kaviripattinam, en attendant la
mousson pour le retour, servaient de gardes du corps, d'ingénieurs et de conseillers
militaires aux rois tamouls. D'autre part, à Rome, on appréciait extrêmement les
astrologues et les prostituées tamouls, autant que les épices, les parfums, les textiles
fins, les joyaux, l'ivoire, le fer, les animaux et oiseaux domestiques et ceux destinés
aux jeux romains. Les Indiens importaient surtout de l'or, des poteries, de la verrerie,
de l'étain, du plomb et des esclaves femmes. Le déficit de la balance des paiements
était tel que Pline l'estimait à 100 millions de sesterces. La monnaie
courante dans le pays tamoul devint romaine à partir du règne de Néron. Ceci constitua
une des raisons pour la chute de l'empire romain. [2] La ferveur et la férocité des Tamouls
de la période classique cachaient néanmoins leur qualité principale, c'est-à-dire leur
préoccupation prédominante pour tout ce qui
caractérise l'amour que l'on retrouve dans
l'art, la religion (l'hindouisme, le bouddhisme et le jaïnisme, et, plus tard, l'islam
des Moguls dans lequel les basses castes s'abritaient pour échapper aux rigueurs du
système des castes) et la littérature, mais surtout la poésie. Les Tamouls se plaisent
à penser que des catastrophes diluviennes aient fait disparaître les oeuvres anciennes
dans d'autres genres littéraires à l'exclusion de quelques grammaires et traités
poétiques. La légende veut qu'il y ait trois époques littéraires, (appelées par les
bouddhistes et jaïnistes : cangam ou "académies" qui existaient, d'après un
commentateur du VIIè siècle, sous le haut patronage des rois Pandya), la première ayant
duré 4.440 années (période antédiluvienne), la deuxième 3.700
années et la troisième 1.850. (Il est à noter que les chiffres sont des multiples de
37. La race tamoule est reputée être douée pour les mathématiques. [3]) L'objectivité
de ces poèmes est rehaussée par l'emploi d'autres "astuces" poétiques. Par
exemple, dans la Kuruntokai, le persona du poème est en sept parties : l'héroïne,
son amie, le héros, son ami, la concubine, la courtisane, la mère adoptive et le ou la
passant(e). (Dans la Kalittokai, on a en plus : le nain et la bossue.) Ceux-ci
constituent les principaux personnages de l'anthologie, et le poème akam se dévoile
devant les yeux d'un de ces personnages. Le lecteur n'est qu'une oreille indiscrète,
écoutant ce qui se passe dans le drame amoureux de leur vie. En plus, la convention
restreint les images quant à chaque personnage, selon sa condition sociale ou de caste.
L'héroïne ne sait que les choses qui entourent la maison (puisqu'elle est de haute
caste), en plus d'entretenir des notions générales sur le monde extérieur, et se limite
à ce dont elle entend parler. Son amie et la mère adoptive, étant d'une caste
inférieure à celle de l'héroïne, utilisent une imagerie plus riche puisqu'il leur est
permis d'avoir une expérience plus vaste. Quant au héros, il n'y a pas de limite à son
expérience et par conséquent à son imagerie. Il est donc possible de reconnaître le
persona sans avoir recours aux colophons où le personnage parlant est
spécifiquement inscrit. D'ailleurs, les occasions données à chaque personnage pour
prendre la parole sont bien prescrites dans les textes de poétique. Quand l'amie de l'héroïne s'adresse au héros, elle est autorisée à utiliser la première
personne pluriel "nous" parce qu'elle s'identifie à l'héroïne, et elle peut,
d'après A.K.Ramanujan, [8]
parler dans les occasions suivantes : quand l'héroïne délaissée par son amant parle de
sa solitude, quand l'amie les aide dans leur fugue amoureuse, quand elle supplie le héros
de s'occuper de l'héroïne, quand elle essaie de dissuader les parents d'aller à la
recherche des amoureux qui se sont enfuis, ou quand elle console la mère attristée, etc. La poésie tamoule classique abonde en
ellipses, omettant souvent les morphèmes qui rendent les rapports syntaxiques difficiles
à dénouer. Ceci est une traduction littérale : Personne
[était là] seulement [le] voleur Il convient de rappeler que la tâche du
poète tamoul classique ne se limite pas simplement à réunir les images appropriées à
son message central: il doit tenir compte aussi du système métrique approprié des
différentes catégories de poèmes. Il existe vingt-sept éléments de prosodie, selon
Zvelebil, de l'utilisation appropriée des phonèmes dans chaque vers à
l'orchestration des images appropriées pour communiquer la teneur d'un poème. [9] En plus, la
narration des événements connexes entre les personnages conditionne aussi la
composition. Par exemple, dans un poème de Alankuti Vankanar de Kuruntokai , la
courtisane parle après avoir entendu dire que le héros l'a méprisée dans un autre
poème. kalani mattu
vilaintuku timpalam c'est-à-dire : La mangue qui
tombe des arbres à côté de l'étang En refusant d'utiliser le mot
"femme" pour l'épouse de son amant, la courtisane essaie de la discréditer.
Elle a néanmoins choisi l'image de la carpe qui attend dans l'étang pour que la mangue
tombe dans sa bouche, prétendant ainsi qu'elle ne courait pas après le héros. Les poèmes akam sont en effet des
archétypes. Il n'y a pas de narration historiquement vérifiable, ni de noms de personnes
ou d'endroits réels. Par contre, les poèmes puram visent des événements souvent
spécifiques. Le poète nomme fréquemment les rois concernés dans des batailles et ainsi
de suite. Quand bien même les deux aspects de la poétique s'opposent par leur nature
intrinsèque, on peut néanmoins trouver des correspondances dans leurs paysages
respectifs: kurunci = vetci
(prélude à la guerre : le raid au bétail) et les états hors paysages : peruntinai =
kanci (endurance/tristesse) Voici un exemple très connu d'un poème [10] puram de Kavar Pentu : cirril narrun parri ninmakan c'est-à-dire :
S'appuyant contre le pilier de ma hutte : "Ton fils V Il ne fait aucun doute que le peuple tamoul de l'époque du cangam
était connaisseur de l'art des "cinq paysages" (ou plutôt sept paysages).
Nombreuses sûrement étaient les occasions quand tel village ou tel clan ou caste
disputait avec acharnement le tinai d'un
poème, allant jusqu'au chef du village pour qu'on tranche leur dispute littéraire, le
dernier donnant parfois raison - à part égale - dans des cas de tinaimayakkam aux deux
parties contestataires, l'ambiguïté rehaussant leur valeur poétique. Une anthologie n'est qu'un choix, un choix
souvent arbitraire. Les Ettuttokai ne pouvaient qu'être des choix d'un corpus plus vaste. Ce qui étonne toujours est le fait qu'un
peuple ait choisi ce mode de composition et l'ait soutenu pendant tant de siècles, et
surtout qu'il ait pu résister aux influences prédominantes d'autres littératures
indiennes écrites en sanscrit, en pali et en prakrit. NOTES [Pour des raisons purement pratiques, des signes diacritiques pour des
termes tamouls n'ont pas été utilisés.] 1.
W.H.SCHOFF (trad.), The Periplus of the 2.
A.L.BASHAM, The Wonder that was 3. S.RAMANUJAN (1887-1920), un
autodidacte, était reconnu à l'Université de Cambridge ("théorie de
nombres") comme le plus grand mathématicien de son époque ; V.RAMAN (1888-1970),
Prix Nobel de Physique 1930 ("l'effet Raman" et le Raman Laser Spectroscopie) ;
S.CHANDRASEKHAR (1910 - ), Prix Nobel de Physique 1983 ("la limite de
Chandrasekhar" concernant les "white dwarfs"), un des plus grands
astrophysiciens, actuellement professeur à l'Université de Chicago ; C.J.ELIEZER, Tamoul
de Sri Lanka, "Wrangler" de l'Université de Cambridge et ainsi de suite. 4. C'est l'auteur qui a fait
connaître au début de notre siècle par ses commentaires et éditions érudites une
bonne partie de la littérature tamoule classique pour lesquels ses suivants lui sont
vraiment redevables. 5.
Kamil Zvelebil, The Smile of Murugan, Leide : 1973, p.13 1:
"Ce n'est pas uniquement un des documents de
l'intelligence et de l'intellect humain conservés dans la tradition indienne, mais il est
aussi la première expression littéraire de la civilisation indienne autochtone et
pré-aryenne; il représente l'essence et le sommaire de la culture tamoule
classique." [Trad. par T.Wignesan] 6. Id., Ibid., p.134 : "la
grammaire [Tolkappiyam] cite des traités grammaticaux, 7. Pour le tableau : "Quelques
caractéristiques des cinq paysages", je suis redevable à A.K.Ramanujan et à Kamil
Zvelebil. Cf. leurs ouvrages cités ci-dessus : (5) & (8). 8. A.K.RAMANUJAN (trad.), The
Interior Landscape, Londres: 1967, p.113. 9. M.S.PILLAI et D.E.LUDDEN, Kuruntokai,
Madurai: 1976, p.3. 10. Un poème si connu qu'il a servi
d'inspiration pour le mouvement guerilléro tamoul de Sri Lanka (les "Tigres"),
actuellement à la recherche d'un futur Etat appelé Eelam, nom ancien de cette
"nation" des Tamouls au Nord et à l'Est de l'île. © T.Wignesan 1990 |