Juin 2012
A l'invitation de Madame Françoise Souchet, Consul honoraire de
France à Grenade, et directrice de la Maison de France j'ai
participé à “La rencontre des imaginaires”, articulant coolitude et
la diversité des mémoires de cet espace. Il nous importait de
raviver la mémoire intrinsèque de Grenade, sa destinée
exceptionnelle comme carrefour de cultures, des sciences et des
arts.

L'Andalousie, terre de palimpsestes
Un fait demeure : partager la parole en terre d'Andalousie, connue
pour ses poètes, sa beauté, et son histoire multiple, marque un
moment exceptionnel dans un parcours d'écrivain. Ce bonheur, bien
sûr, est porté par la qualité des humains qui vous accueillent, la
beauté de la ville, la poésie ambiante que l'on respire ici... Il y
a aussi et surtout un fait singulier : Grenade, dernière ville
arabo-musulmane d'Andalousie, reconquise par Isabelle et Ferdinand
de Castille en 1492, résume, à mon sens, la ville à l'identité
étagée, multiple, selon les vicissitudes de l'Histoire.
J'y retrouve une géologie de la mémoire, l'une des plus fortes du
monde. Ville tour à tour romaine, byzantine, wisigoth, normande,
arabe, aragonaise et castillane, puis espagnole, Grenade est
héritière d'une parole et d'une mémoire plurielles. Grenade est donc
un texte à multiples étages, un palimpseste.
Cependant, si la première définition du palimpseste est “un
parchemin manuscrit que l'on efface une première fois pour écrire un
autre texte”, ici le palimpseste est aussi un bricolage de mémoires
et de cultures, où parfois le premier texte affleure sous le second.
J'en donne pour preuve les clochers posés sur d'anciens minarets,
des édifices aux contours mauresques devenus couvents,
bibliothèques, églises ou palais de princes catholiques. C'est dire,
qu'ici, d'emblée, la référence est multiple, et la poétique de la
coolitude s'épanouit bien en Andalousie. Articulant les Indes,
l'Afrique, la Chine, l'Europe, les îles, et l'espace arabo-musulman
dans sa vocation corallienne, Grenade lui offre la densité rare de
ces mémoires, présentes ici par la route des épices et les
rencontres entre l'Europe, le Moyen-Orient, les Indes et l'espace
arabo-musulman. Ce fut le sens de notre démarche. Nous avons abondé
dans le sens premier de palimpsêstos (du grec), “gratter de
nouveau”, ou réactualiser une poétique du lieu, qui est l'âme de
Grenade même.
Grenade, ville de paroles
Et Grenade est une ville de poètes. Et la parole poétique et autre
y est bien présente. Nous pensons d'emblée au prince des poètes
espagnols, Federico Garcia Lorca, qui y mourut de façon tragique,
fusillé par la milice anti-républicaine en 1934.
Françoise Souchet, active depuis plus de 20 ans dans la ville
andalouse, organise de multiples activités culturelles et des
soirées de poésie très suivies en ce lieu où règne la faconde
andalouse et qui donne l'impression d'être somnambule.
Somnambule
ou partageuse de paroles ? Fernando, l'époux de Françoise Souchet,
m'explique que Grenade est la seule ville d'Espagne, où, dans tous
les bars de la ville et de la province quand on achète une boisson,
on vous donne toujours gratuitement des tapas. Non tellement pour
inciter à la consommation – certes, cela est à l'esprit du
commerçant – mais aussi pour répondre à un besoin de se parler entre
Grenadins. Aussi, souvent, après le travail, au lieu de rentrer chez
soi pour préparer le repas, on reste au bar, à retrouver des amis, à
partager un bon moment à se parler ensemble, et on voit dans les
bars/restaurants, 3 générations – parfois des bébés dans les
poussettes. Ceci pourrait ressembler à un mauvais traitement de
bambins ailleurs. Mais c'est le gage du lien familial, tenace ici :
“Ce n'est pas la nounou qui élève nos petits, c'est nous. Ils
restent avec nous en tous lieux...” Cette vie sociale, me dit
Fernando, est fondée sur la “pensée arabe” : vivre pleinement
l'instant.
“C'est pareil, au lieu de bosser 11 mois et avoir des vacances le
12e mois, on prend un peu de vacances, on vit chaque soir, autour
des tapas avec ceux qu'on aime”, m'explique Fernando.
Nul doute, cette dolce vita andalouse, donne au voyageur
l'impression que la crise n'est pas encore arrivée en Andalousie,
alors que le taux de chômage y frôle les 35 pour cent, et les
faillites y sont nombreuses. Ce lien familial et social, la vie en
société, sans aucun doute, donne à la crise un autre visage. Celui
de la solidarité traditionnelle. Pour combien de temps encore ?
Grenade, l'Andalousie, ne le dit-on pas, a vécu de précarités en
précarités. Ici, la crise n'est pas nouvelle, à l'instar du sud
italien, même si certains Espagnols trouvent l'Andalousie peu
productive, lente, jouisseuse...
Malgré le boom immobilier et la crevaison de la bulle immobilière,
ici, le mode de vie reste et résiste en dépit de nuages sombres qui
s'amoncellent sur l'avenir économique de l'Espagne. J'y reviendrai
dans un autre article.
Partage de paroles et de souffles venus de loin
Lire le poème à Grenade, ponctué de flamenco, cette musique venue
des Indes et du Moyen-Orient, disséminée par des gitans, originaires
du Rajasthan, constitue une expérience inoubliable.
En amont de notre lecture, comme pour rappeler le palimpseste, une
danseuse andalouse, Azucena Moreno, se livra à une magnifique danse
de kathak, qui pointe sous les pas du flamenco. Le kathak est
lui-même une danse intéressante dans notre rencontre polylogique,
car il est une synthèse du sacré et du séculaire. Et avec l'arrivée
des Musulmans en Inde, le kathak, qui signifie celui/celle qui
raconte une histoire (souvent le Ramayana et le Bhagavad-Gita)
à un public illettré, quitte le temple pour entrer à la cour, comme
une danse plus festive.
C'est cela que les gitans emportèrent avec eux quand ils allèrent
vers l'ouest. Ils arrivèrent au Moyen-Orient, puis en Egypte, avant
de s'installer en Andalousie, dit-on, avec les armées catholiques en
1492. Le flamenco cristallise les Indes et l'espace arabo-musulman
mosaïque à Grenade.
Je pus apprécier la chanteuse de flamenco Inmaculada Rejón et le
guitariste flamenca Angel Alonso dans un répertoire de toute beauté.
Et, dans la salle comble du restaurant Botánico, nous eûmes droit à
des chants de flamenco, qui disaient des textes divers dont un de
Lorca. Ce fut, pour moi, un moment très émouvant de cette Rencontre
des Imaginaires.
La lecture fut ensuite réalisée en français et en espagnol,
précédée toutefois, et j'y tenais, d'un poème en kreol, “Kot sa
parol la” (Donde está esa palabra). Françoise Souchet dit mes textes
en espagnol, puis expliqua la coolitude, pour étayer la rencontre
des imaginaires. Je pus constater combien la coolitude était
familière dans les imaginaires ici, comme si cela avait tout le
temps existé dans la mémoire collective de Grenade, en dépit de ses
violences historiques de conquêtes et de reconquêtes.
La culture, la beauté, l'architecture raffinée, le savoir, malgré
tout cela, dans leur diversité, ont traversé le temps, faisant de
Grenade un lieu exceptionnel, où les cultures des rives diverses ont
vécu ici, pour donner cette convivanza admirable, malgré ses failles
intolérantes et criminelles.
Puis le poète grenadin Pedro Enríquez lut des textes de poètes
espagnols et deux pages traduites en espagnol de mon roman inédit L'oeuf
ou la colombe, écrit à Grenade, avec un naturel déconcertant. Cela
me toucha profondément, car découvrir son texte dans une autre
langue laisse rarement de marbre. La lecture se termina par des
textes sur la poétique du corail et un échange avec le public,
prolongé par un dîner composé de daube de poulet à la mauricienne et
un flan de coco.
Dire à l'Alhambra
Le vendredi nous sommes conviés à l'Alhambra, pour une visite
nocturne. La première que je fais de l'Alhambra. Nul besoin de
décrire ce que cette visite d'un des plus beaux monuments
planétaires, le palais nasride, évoque pour moi, en sus de sa beauté
qui dépasse l’entendement, ce choc esthétique qui restera à jamais
gravé en moi.
Ensuite, comment oublier la lecture du poème en Kreol, le refrain
repris en chœur en espagnol par les personnes présentes, dans la
rotonde du Palais Charles Quint, à quelques encablures du palais
nasride ? Le lieu donne au poème une résonance somptueuse.
Je dis
le texte fraternel de la coolitude. Rappelant que nous sommes en
présence de nos diversités, historiquement ancrées et palpables à
Grenade.
Puis chanta Suhail Serghini, directeur de la section
interculturelle de la bibliothèque de l’Andalousie, accompagné de
son luth.
Suivi de chants de flamenco d'Alfredo Arrebola, avec des accents
portant la douleur gitane de l'Espagne.
Atmosphère irréelle. Atmosphère fraternelle.
La poésie réunissant les mémoires et les histoires. Un sentiment
unique d'appartenir à la rencontre de ces imaginaires, avec nos
mots, nos sonorités. Nous sommes baignés de la lumière laiteuse de
la pleine lune, qui, au loin, se mire avec mélancolie, encore une
fois, dans le bassin proche de la cour des Lions. Cette même lune
qui hante les romanceros gitanos de Lorca.
Lorca...
Ma dernière nuit de rencontre poétique se déroula en présence de
poètes grenadins (Paco Vaquero et Pedro Enríquez), de deux argentins
et d'un poète du Costa Rica. Dans un restaurant de Grenade, se
déroula une magnifique rencontre poétique, qui préludait à la
commémoration du 114e anniversaire de la naissance du poète andalou.
Je partis ce jour-là, mélancolique à l'idée de n'avoir pu participer
à cet hommage que l'on rendait à Federico Garcia Lorca le lendemain.
Mais je sais que l'on ne dit jamais adieu à l'Andalousie, et encore
moins à ses poètes...
J'écris l'Hymne à Grenade, que Suhail Serghini et Miguel Angel
García se proposent de mettre en musique. Et nous travaillons à une
autre rencontre, pour raviver régulièrement les flammes de la mise
en présence de mémoires diverses en Andalousie.
Itinéraire à suivre, donc...
©
Khal Torabully, 2012 |