Interview
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IR : Khal
Torabully, vous êtes un des phares de la poésie, et plus généralement de la
littérature mauricienne : quel a été votre vécu d'enfant et d'adolescent
mauricien, puisque c'est souvent dans ces premières années de l'existence
que se dessine la vocation d'un auteur ?
KT : Je suis né à Port-Louis en 1956, dans un
quartier où divers imaginaires étaient en contact. Proche de la demeure du
Dr Ramgoolam, l'artisan de l'indépendance mauricienne, j'ai pris conscience
des différences de perceptions, de cultures, de modes de vie entre les
habitants de ce quartier, qui représente pour moi une matrice de la
diversité du monde. Ici vivaient tamouls, chrétiens, protestants, hindous,
musulmans, taoïstes, bouddhistes, descendants d'engagés, de commerçants,
d'artisans indiens, chinois ou d'esclaves africains. J'ai arpenté mosquées,
kovils, shivalas, églises et temples dans mon enfance, car le respect de la
foi d'autrui et de ses traditions était tôt une constante en moi. Le fait
que mon père fût trinidadien devait élargir cette portée des diversités sur
l'ailleurs, sur un horizon mythique, que je dessinai parfois dans mes
rêveries d'enfant, en imaginant Trinidad comme le bout du monde, comme une
terre fantasmagorique.
Et puis, ce père parlait diverses langues, et avait un journal
national, Le Citoyen, qui participait aux débats sur l'indépendance, qui
devait être proclamée le 12 mars 1968. J'ai entendu parler de Robert Edward-Hart, de Malcolm de Chazal, de Tagore, d'Iqbal, de Khalil Gibran, de
grands auteurs indiens, persans, arabes ou européens… dans son imprimerie,
et souvent, il m'arrivait de penser à écrire quand je voyais les rotatives
en action. J'étais émerveillé devant les typographes qui assemblaient les
lettres de plomb, qui composaient livres, magazines et le journal.
Dans l'imprimerie, je prenais souvent des carnets sur lesquels je
dessinais et écrivais, à l'instar de mes deux aînés qui écrivaient des
poèmes aussi. Mais, en dehors de cet environnement propice à la littérature,
on me disait très éveillé pour mon âge. En effet, j'étais curieux de tout,
tout en étant méditatif de nature, car j'échafaudais des rêveries
fréquentes. Tôt, je crois, j'entendais, je voyais de façon poétique, de
façon particulière, et j'aimais les livres, qui étaient et restent pour moi
les plus beaux des voyages.
Mais je ne tenais pas toujours en place.
Régulièrement, je me promenais dans la capitale, de ma maison
créole entourée d'arbres fruitiers jusqu'au port, où je prenais un intense
plaisir à deviser avec les marins, à apprendre les noms des pays, leurs
capitales, leurs monnaies, les noms de leurs dirigeants, et je savais plus
ou moins dessiner les pays majeurs sur une mappemonde, de mémoire, et
c'était une de mes fiertés d'enfance.
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IR : Quand et comment
avez-vous commencé à écrire ?
KT : Comme tous les enfants, pour les poèmes, assez
tôt, mais disons, de façon systématique vers les 10-11 ans. Puis, vers
l'adolescence, à cet âge où tant d'enjeux se mêlent en vous. J'ai écrit
parce que j'ai été en présence des beautés de mon île et la douleur de vivre
de façon précoce. Était-ce parce que mon père, en tant que propriétaire de
journal, à son insu, me faisait baigner dans un monde d'adultes où les idées
étaient souvent colportées jusqu'au toit familial ? Le chemin vers
l'indépendance était aussi un parcours où les divers groupes ethniques
opéraient des clivages, des alliances et des schémas politiques qui
n'allaient pas dans la direction de l'édification d'une nation mauricienne,
qui était pour mon esprit d'enfant, l'allégorie de la situation du monde,
peuplé d'humains tellement riches de leurs spécificités, mais lesquelles,
hélas, sont souvent érigées en sources de conflits. Il y a d'autres
raisons…Était-ce aussi parce qu'à cette époque, tout adulte vous éduquait à
sa manière, ne serait-ce que sur le perron du voisin ? Était-ce aussi en
raison de ma passion dévorante pour tout ce qui pouvait être lu ? Le livre
était mon refuge.
La poésie était un moyen de dire et de dépasser certaines choses,
en redonnant une perspective personnelle aux événements dont j'étais témoin.
Par exemple, j'étais très préoccupé par le fait que le pays était divisé
entre groupes ethniques, exacerbés par le fait politique ; de façon
métaphysique, je délimitais un espace imaginaire où les différences
pouvaient se mettre en relation au lieu de finir en affrontements. En
1967-1968, j'ai été témoin des guerres raciales à Maurice, et cela m'a
marqué. Je me suis dit, il faut à tout prix éviter ces bains de sang. Je
crois que je suis à jamais marqué par cet événement et cela a eu un effet
profond sur ma façon d'aborder l'Histoire, sur la relation des faits vue
sous l'angle des sans-voix, et ce désir de mettre en relation, afin de
prévenir des dangers de la division et des affrontements au nom des
idéologies haineuses.
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IR
: Damas, Senghor et Césaire, récemment disparu, ont lancé dans le monde
intellectuel le pavé de la Négritude, vous avez lancé celui de la Coolitude
: qu'est-ce qui vous a poussé à le faire ? Qu'est-ce, dans ses grands
principes, que la Coolitude ?
KT : C'est un long et profond débat, dont les
tenants et aboutissants sont connus de beaucoup, particulièrement ceux qui
s'intéressent à ces questions, notamment Véronique Bragard et Shivani
Gurunathan, qui ont consacré deux thèses à la coolitude. Mais restons dans
l'énoncé précis.
La négritude est un pavé jeté dans les consciences troubles ou
franchement racistes de l'époque coloniale, spécialement dans sa composante
césairienne, qui comporte une lourde charge revendicatrice et une portée
révolutionnaire. Le verbe du Cahier d'un retour au pays natal est
particulièrement détonnant et d'une beauté irrésistible. Il vous happe dans
une prosodie qui pousse votre corps à une prise de conscience politique,
culturelle, humaine d'une portée exceptionnelle.
Son contenu politique n'a échappé à personne, de même que ses
aspirations humanistes et esthétiques, qui ont traversé le siècle passé et
alimentent encore des réflexions en ce début du siècle.
Césaire disait, « ma négritude n'est pas une pierre (mes italiques)
non plus », même si, comme vous le dites, elle fut un pavé. Vue sous cet
angle, la coolitude n'est ni un pavé ni une pierre, mais un corail. Une
image proche, tactile, forte et fragile à la fois, que je propose comme
tentative d'imaginer le monde, afin de permettre aux divers imaginaires et
cultures de trouver des chemins de traverse, des cristallisations, des
précipitations, et non seulement des errances.
Pour revenir à votre question, ce qui m'a poussé à le faire est un
constat tout simple : la négritude est née aux Antilles en son texte
fétiche, Le Cahier d'un retour au pays natal, avec ses allées et venues
entre Paris et Dakar, et était particulièrement axée sur le sort de l'homme
noir, ce qui l'a aussi teintée d'un essentialisme, bien que Senghor et
Césaire eurent tôt fait de la proclamer « universelle ».
Comme je l'ai développé dans Coolitude,
un livre coécrit avec l'historienne Marina Carter, Césaire mentionne, dans
son texte, l'engagé indien comme étant « l'homme indou de Calcutta »,
c'est-à-dire, encore teinté de son aspect extérieur aux Antilles, comme un
être extra-territorial, statut que l'on retrouve, non sans raison, souvent
dans les premiers romans de la créolité, dépeignant le coolie indien comme
une créature étrange, nimbée d'une altérité qui le relègue à une
marginalité.
La perception romanesque, esthétique de cette autre victime de
l'Histoire est révélatrice. La place que l'on lui octroie dans l'imaginaire
et la construction d'un espace de la diversité proclamée par les créolités
ne fut pas toujours à sa dimension pleine dans le bassin antillais.
Cependant, négritude et créolité - cette dernière, même en
s'opposant souvent, dans ses fondations, à la négritude - n'ont pas
véritablement donné au descendant de l'engagisme ou à d'autres migrants de
la Grande Péninsule, une pleine authenticité articulée avec celle des
descendants de l'esclavage. Condé et le roman La Panse du chacal de Confiant
(ses premiers romans n'étaient pas toujours avenants pour le kouli) ont été
chargés de coolitude, cependant.
Par là, je veux dire que dans la mosaïque créole, qui devait
continuer et parfaire l'ouverture de la « négritude universelle », il y a eu
des balbutiements ou des traitements de la diversité perçue par les
descendants d'Indiens, comment un écart, une distanciation. Ils restaient
dans les marges d'un dire encore à énoncer, à mettre en valeur dans la
mosaïque créoliste. Dans Chair corail, fragments coolies, que j'avais écrit
après avoir rencontré Césaire lors d'un long échange poétique fraternel, je
cite Valéry qui dit « En soi se pense et suffit à soi-même ». Il fallait une
mise en relation dans cet univers insulaire, venant des migrants d'origine
indienne qui ont intégré leur part de voyage avec leurs propres ressentis.
Une autre tessère devait revendiquer sa part égalitaire dans la diversité
proclamée par la créolisation, et brasser ses perceptions, dans un esprit
d'ouverture, en évitant les centres « prédateurs », y compris ceux qui
pourraient être tentés de dire la diversité au nom des autres. C'est ce que
la coolitude propose dans son acte de naissance, une voix de la diversité
qui n'appauvrit pas l'autre à l'aune de sa propre définition de la
diversité. Car rien n'est plus malhonnête que de dire la diversité au nom de
l'autre, sans lui reconnaître sa richesse intrinsèque, sa voix à part
entière dans cette diversité. Ce serait même aller à l'encontre de cette
belle idée.
Cela, je m'en suis rendu compte lors de voyages en Guadeloupe ou en
Martinique, en sus de mon expérience mauricienne. Surtout en littérature, où
la part de descendants de l'engagisme était en souffrance. J'avais dit que
dans un monde créole défini de façon unilatérale, en littérature surtout, le
bon Indien est un Indien muet.
Il lui fallait une poétique de sa mise en relation avec le
descendant d'Africain, de l'Européen, du Chinois, et aux Antilles, avec les
Libanais, les Syriens, les Amérindiens…Plus la diversité, la mosaïque
apporte des définitions, mieux l'idée de diversité s'étoffe, s'enrichit.
C'est dans la nature même de ce débat s'il doit aller au bout de ses
promesses.
Mais la coolitude est encore plus complexe, car la mise en relation
est palimpseste.
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IR : Les Antilles, les Mascareignes... sont des terres où
se croisent, s'unissent ou se brouillent depuis plus longtemps qu'ailleurs
maintes racines culturelles : africaines, asiatiques, européennes,
créoles... Comment voyez-vous et vivez-vous cette situation ? Quelle est la
place de l'indianité, si elle existe ?
KT : Les deux espaces que vous signalez englobent
effectivement les courants que vous évoquez. Avec, cependant, des
spécificités à rappeler. Par exemple, la proximité avec le pays d'origine,
l'Inde, est un élément déterminant dans ces rencontres ou diffractions, deux
temps normaux des mises en relation entre ces imaginaires et cultures. Il n'y a
pas toujours de sérénité dans cette affaire-là, mais tant que l'on arrive à
discursifier les non-dits, à exhumer des rancoeurs, et enfin, à saisir les
beautés de la relation, des grands pas sont faits. Maurice ou La Réunion,
étant dans la mer indienne, peuvent, malgré tout, sentir ce lien fort du
pays indien, alors qu'aux Antilles, la distance avec les Indes prédétermine
un sens souvent diffus ou parfois plus prononcé, de la perte des cultures
indiennes. Le nombre d'engagés, aussi, dans les pays d'accueil, façonne le
rapport avec les identités multiples. Par exemple, déjà entre la Guadeloupe
- avec un contingent de descendants d'indiens plus important - et la
Martinique, où les descendants d'engagés étaient moins nombreux et dispersés
dans les plantations sucrières, cette mise en relation avec les autres
migrants est vécue différemment. Le facteur démographique saute aussi aux
yeux suivant que l'on se réfère à Maurice ou à La Réunion. Ajoutons à cela
les facteurs politiques ou économiques. Je pense qu'à l'heure de la
globalisation et des crises des denrées et des matières premières, l'on ne
saurait négliger ces derniers aspects car des urgences se profilent et les
identités vont probablement se renégocier sur des stratégies plus
commerciales. Par exemple, le fait d'une force économique pour la Chine ou
l'Inde n'est pas totalement neutre sur l'échiquier des rapports entre
peuples et civilisations, même si actuellement, c'est le commerce qui semble
prendre le dessus. Je vis cette situation en observateur critique et
passionné. Je me retrouve actuellement à Maurice où échanges et crispations
font ces interactions incessantes entre les diverses « composantes » de la
société mauricienne. Mais il y a des lieux où des points nodaux, des points
interstitiels de rencontre, persistent. Dans la cuisine, par exemple, de
réels échanges ont lieu. A Maurice un Chinois peut tout aussi faire un bon halim indien qu'un
Indo-mauricien un chow mein ou une pizza. Goûter ce que
l'autre savoure est une mise en relation tellement forte et symbolique. Les
cuisines réussissent souvent ce que la politique ou d'autres moyens
n'arrivent pas à élaborer. Dans la langue créole ou bhojpuri aussi, les
porosités linguistiques sont à l'oeuvre. La littérature, avec Amal Sewtohul,
Ananda Devi, Umar Timol, Natacha Appanah, Barlen Pyamootoo, parmi d'autres,
remettent constamment sur l'écheveau ce tissage entre les monceaux d'univers
des uns et des autres.
C'est un jeu qui est tout sauf linéaire ou simple. C'est une
interaction constante, une négociation sans fin de sa présence au monde.
Oui, nous sommes dans les paris de la complexité, et ce processus peut aussi
connaître des régressions notables.
Les humains ont souvent cette nécessité d'échanger sans trop se
changer, en quelque sorte, ils craignent le danger de la mise en relation
qui est souvent une remise en question des certitudes et de repères bâtis
depuis des décennies. Je trouve qu'il faut encore une pédagogie de la mise
en relation, car l'autre fait toujours peur et l'on ne sait pas trop ce que
l'on doit céder ou conserver dans l'échange. De là naît la peur et le
soupçon de l'autre.
L'indianité, dans cette perspective, m'apparaît comme un moment
d'une identité « indienne » liée à la peur de la perte de ses spécificités.
Par conséquent, elle s'appuie sur ce qui constituerait la présence indienne
au-delà des mers. Cela peut être, comme aux Antilles, la conservation d'un
mets…dont le goût est totalement différent en Inde. Mais qu'importe, on en
fait un élément de résistance culturelle, et cela se comprend, car l'homme
vit aussi de « pain » transformé en miroir de son identité. Comme je l'ai
déjà dit, même si cette pensée d'indianité fut importante dans ces terres
d'ailleurs, hors Indes, à un moment donné, elle souffre d'une double
limitation. Premièrement, elle fait référence à une nationalité, alors que
le descendant du migrant indien se définit avant tout comme mauricien,
réunionnais ou antillais, avec une référence aux Indes. Cette indianité peut
aussi être repli, et faire perdurer une forme de résistance ou de repli,
certainement nécessaire à un moment par rapport aux duretés du monde plantationnaire colonial. Mais à repenser suivant les temps actuels. Je
pense que l'urgence est dans le dialogue des imaginaires, en n'oblitérant
pas ses richesses inspirées ou héritées des terres réelles ou imaginées.
Deuxièmement, l'indianité est un terme par trop vague, qui renvoie aussi au
fait indien, à ceux qu'on appelait « peaux rouges » aux Amériques. Donc,
tout en respectant le souci d'aucuns de se replier sur une identité
atavique, il convient aussi de la mettre en relation, faire ce que Issop
Banian a fait à La Réunion dans son recueil Indianités. Ici, indianité est
au pluriel et c'est déjà une étape vers la poétique de la complexité, de
l'articulation avec d'autres imaginaires, une étape essentielle vers la coolitude.
La coolitude, comme je l'ai développé dans des articles ou le livre
Coolitude, ou ailleurs, permet de mettre l'indianité en relation avec le
Divers. Je vous renvoie à cette « part indienne » du voyage à laquelle je
suis attaché.
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IR : Et dans votre oeuvre, comment se traduit cette part
indienne ? La revendiquez-vous en tant que telle ?
KT : Soyons clair. Les Indes sont une référence
incontournable de ma poétique. Elles fondent une bonne part de ce que je
suis. Mais je ne suis pas un « Indien » de Bihar ou du Gujérat. Je suis né
dans une île de l'Océan Indien, et l'Histoire m'a précipité dans ces magmas
d'imaginaires et de relations avec d'autres. C'est cela la coolitude que
nous vivons toutes et tous, chaque fois que les Indes sont mises en contact
avec d'autres ressentis, d'autres invitations à explorer la diversité
humaine. C'est ma « part indienne » translatée dans cette partie du monde,
qui ne nie pas le voyage et encore moins le contact avec l'autre. Les Indes
et les îles, les Indes et les Afriques, les Indes et toutes ces passerelles
qui forment nos aventures humaines multiples. Je revendique cette
conjonction entre le divers indien et le divers de nos terres d'accueil.
Dans mon œuvre, cela peut se retrouver de différentes façons, par
exemple, mon rapport avec la langue, travaillée par le besoin d'y apporter
des sonorités, des ensemencements proches de la langue hindi, ourdou ou de
cette « étrangeté » de la langue qui est le propre de la poésie. Quand
j'écris en français, toutes mes autres langues s'invitent dans mes
imaginaires et mon écriture. Je pose alors un regard autre sur l'Histoire,
empreinte de l'engagisme, sans nier l'esclavage et ses créations marronnes.
J'y mets aussi mon désir de dire le monde dans ses beautés simples ou
complexes, qui est l'essence du travail du poète.
Un autre facteur est d'importance.
Dans la chronologie des mises en relation dans les pays taylorisés
à l'abolition de l'esclavage, les Indes arrivent en dernier, et je pense que
cela a une importance capitale, car elles refondent les relations entre le
maître et l'esclave, induisant une triangulation qui apportera pour
longtemps des lectures à exhumer, car elles ne sont pas toujours aisées,
dépassant le binarisme de la relation blanc/noir, maître/esclave.
Je revendique cette référence qui ne se réduit pas à un
aplatissement sur une fidélité monolingue à l'Inde, mais en investissant
pleinement dans ce que les Indes, pays mosaïque, avec ses potentialités et
ses limites aussi, peuvent apporter dans la mise en relation complexe. Je ne
vis donc pas l'Inde comme une terre de repli atavique, mais comme une
réactualisation de son Histoire mouvementée où Aryens, Grecs, Dravidiens,
Arabes, Moghuls, Portugais, Français, Anglais, Népalais, Tibétains… ont
imprégné une terre traversée par divers peuples et imaginaires. Les Indes,
c'est cette relation atavique avec le Divers. Cela se vérifie dans les
langues, religions, habitudes alimentaires de ce sous-continent.
C'est cela que je traduis poétiquement par la polyphonie, les
références à de multiples univers culturels et littéraires, à m'ouvrir à
d'autres propositions de mosaïques. Les Indes sont les terres du baroque par
excellence, et aussi, à l'instar de l'Amérique latine, du réalisme
merveilleux, du carnavalesque. On retrouve les constructions baroques dans
les mosquées, temples et autres monuments indiens, mais aussi dans les
récits fondateurs des Indes, tels que le Mahabaratha. C'est un imaginaire du
divers, de la complexité que j'aime. Pour preuve : les auteurs indiens tels
que Ghosh, Naipaul ou Rushdie portent de constructions baroques,
coralliennes dans leurs textes, et cela donne des structures narratives
tellement modernes, reflétant un monde déchiré entre complexité et
réfraction.
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IR : Revenons à cette esthétique corallienne qui étaie
votre poétique…
KT : Comme vous le savez, je préfère le corail au
rhizome développé par Deleuze et Guattari, repris par Glissant, comme
métaphore de la diversité de la créolité et de la créolisation, car le
corail est ancré et mobile à la fois, revêtant diverses textures et teintes,
se façonnant au gré des courants et libérant le plancton pour la plus grande
migration sur terre. Donc il est déjà dans l'entre-deux idéal, ancré et
mobile aux fonds des océans. Il est vraiment de la relation car le corail
est la résultante d'une symbiose entre un animal et une plante
microscopiques, il est fait de deux règnes, je veux dire si zooplancton et
phytoplancton ne s'agglutinent dans un rapport de dépendance égalitaire,
point de corail. C'est une superbe leçon de mise en relation, non ? A la
différence du rhizome, le corail peut être observé dans son milieu naturel.
Quand on plonge, on peut observer un spectacle, quand l'homme ne nuit pas à
son écosystème, toujours différent, suivant la profondeur des eaux,
l'intensité de la lumière, la densité de la vie marine.
De plus, le corail est dans la connectivité agglutinante, et non la
connectivité errante du rhizome, seulement, car le corail peut s'agglutiner
à d'autres coraux, mais aussi à d'autres matières et supports, tels des
rochers, des coulées de lave, de épaves de bateaux…Donc, il quitte son
espèce précise pour aller vers d'autres, ce qui n'est pas le cas du rhizome
qui reste malgré tout sous terre, et rarement se fixe sur d'autres espèces.
Cette caractéristique agglutinante lui a permis, dans ce lent travail de
mise en contact, d'agglutination et d'étagement, de complexification
patiente, par exemple, de constituer le plus grand organisme vivant sur
terre, dans l'atoll du Grand Coral Bareer, site naturel récemment classé par
l'Unesco, et qui est la seule créature vivante visible depuis la lune.
En lui-même, le corail habite la mer et il est aussi habitat pour
crabes, poissons, crustacés…
Il symbolise la diversité biologique, écologique et par extension,
dans sa fragilité, la diversité de la relation qui est à préserver. Car on
ne peut aimer la diversité écologique sans aimer la diversité culturelle,
sinon il y a aurait là un hiatus qui relèverait de la schizophrénie.
J'aime le corail car il est la métaphore des grands enjeux actuels
où tout semble s'agglutiner. Cette structure alimente mon écriture.
Récemment, j'ai écrit un article sur le Palais Idéal du Facteur Cheval, à
Hauterives, pour parler de son architecture corallienne. Le Musée de la
Poste lui a consacré une exposition, et je retrouve dans ce Palais célébré
par Malraux et Breton, qui parle de cornes de cerf de corail, une œuvre
baroque, faite avec de la chaux – corail broyé – et rappelant le corail dans
son esprit et sa forme.
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IR : Peut-on dire par ailleurs que votre poésie, aux
images si fortes, est aussi marquée par l'héritage surréaliste, ou bien
cette filiation vous paraît-elle inappropriée ?
KT : Non, elle n'est pas fortuite.
Les images qui marquent ma poésie ont de ce surgissement spontané
surréaliste proche du « rêve éveillé », aussi, même si parfois, je construis
aussi dans les nappes souterraines des mots, des connotations, des
intertextes plus réfléchis. Breton a dit du Cahier de Césaire qu'il était un
monument surréaliste, et il a raison, car le long poème de Césaire est
traversé par ces surgissements répétés d'images, comme une mangrove
renaissante.
Tout en dialoguant avec l'Histoire, le poète est aussi un visiteur
du surréel. Il ne peut s'échouer uniquement sur la grève de la froide
raison, même s'il a un signifié poétique qui prédétermine son écriture. Le
poème per se, dans son essence, c'est un biais pour dire un réel qui
résiste à son emprise. Senghor aussi a baigné dans cet univers surréaliste
dont l'entreprise était aussi de contester à la raison pure la seule
maîtrise sur la création littéraire ou artistique. Si cette coulée
n'accompagne pas le flot d'idées et d'images dans une partition, le poème
éviterait la vie, la sève fondatrice de la poésie.
Mais je ne pratique pas l'art automatique qui peut parfois aussi
vous perdre dans le labyrinthe de l'inconscient. Et là, comme le disait
justement Malcolm de Chazal, qui avait écrit à Breton sur l'art surréaliste
et son système de pensée, une impasse se profile.
Cela dit, je suis aussi fait, dans mes écrits, de la somme d'autres
esthétiques que j'utilise, consciemment ou inconsciemment, et que je dépasse
aussi. C'est toujours cet équilibre dans le déséquilibre qui fait l'art
poétique. Le surréalisme à un certain point, oui. J'ai longtemps parlé à
Sarane Alexandrian, que j'ai fait venir à Maurice pour présenter mon film
sur Malcolm de Chazal, et ce confident d'André Breton et moi-même avons
poétisé l'île dans un surréalisme « naturel », sans fausse note. Nous nous
sommes sentis très proche dans nos perceptions, et cette mémoire vivante du
surréalisme français, auteur du Surréalisme et le rêve, m'a tout de suite
considéré comme un frère. Je pense qu'il serait important de poursuivre
l'idée que nous avons eue d'écrire un ouvrage à deux sur le surréalisme à
Maurice.
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IR : Quels sont les auteurs, les artistes et
créateurs, contemporains ou plus anciens, que vous appréciez le plus ?
KT : Mes lectures sont multiples, mes admirations
diverses.
J'aime Malcolm de Chazal pour ses visions poétiques fulgurantes.
Saint John Perse aussi, pour ses vastes espaces imaginaires, son souffle
puissant. Il y a aussi Wordsworth pour sa force révolutionnaire et son amour
de la nature rédemptrice, T.S. Eliot, qui a été un grand théoricien et un
poète intertextuel majeur. Que dire du magnifique Garcia Lorca, de Borges,
de Marquez ? Je lis actuellement V.S. Naipaul, qui a été bien en avance sur
son temps, en dépit de ses paradoxes parfois insoutenables et dont la
coolitude paradoxale doit être revisitée, car elle est riche en
enseignements. Seth, Rushdie, pour leurs jeux formels et leurs imaginations
coralliennes. Gaston Miron, un grand poète outre-Atlantique. Kipling m'a
aussi fasciné. Khalil Gibran, Hodja, Rabelais, Tagore, Iqbal, Basho, vous
voyez, autant de phares dans ma mémoire littéraire. Un jeune auteur
mauricien prometteur : Amal Sewtohul, qui vient de terminer son deuxième
roman à Maurice, après son fabuleux Histoires d'Ashok et d'autres
personnages de moindre importance. David Dabydeen, poète et romancier de la
coolitude, un brasseur d'écritures de grande magnitude. Condé, Confiant et
Glissant. Et une place marquée en lettres de feu pour Aimé Césaire qui m'a
inspiré deux textes, Chair corail, fragments coolies et un inédit Cahier
d'un impossible retour au pays natal, écrit pour les Chagossiens.
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IR : Lorsque vous jetez un regard sur l'île soeur,
la Réunion, qu'est-ce qui retient votre attention dans sa vie littéraire et
artistique ?
KT : J'avoue que je suis un peu coupé de cet espace
riche.
Cependant, j'ai lu des auteurs tels qu'Henri Azéma, que je qualifie
de Pound français. Je le cite dans mon dictionnaire francophone de poche, Le
Pouvoir des mots sur le mouvoir des peaux, tellement je trouve qu'il a su
donner à la langue française des richesses augurant d'un esprit généreux,
vif et intelligent, porteur d'avenir pour la langue de Molière. Un auteur à
redécouvrir, à séparer bien entendu, de ses choix politiques. Ce poète est à
relire.
J'aime Gamaléya aussi, dont je me sens très proche.
Vos poètes sont riches de leurs brassages de langues créole et
français. Les frères Leblond ont exprimé des idées que je ne défends pas,
mais leur prose romanesque est belle et forte.
Des universitaires comme Norbert Dodille se battent pour sortir les
idées des ornières, et cela est salutaire. Catherine Boudet fait aussi un
travail pour les auteurs de la région.
L'édition est bien représentée chez vous.
En matière théâtrale, j'ai aimé la dernière création de Talipot,
Maravane. Ils ont fait un théâtre corallien avec l'idée de la mise en
relation des imaginaires de l'océan indien sur la ravane, ce tambourin
d'origine indienne.
Je crois que le théâtre réunionnais est un territoire dense, et il
porte bien de germes de l'identité réunionnaise qui se conçoit multiple, et
qui expérimente vers le large aussi. Le bain culturel est plus prégnant à La
Réunion, alors que Maurice axe davantage ses efforts sur la portée
économique. Je pense qu'il faudra développer une politique culturelle forte
à Maurice, sous peine de sclérose de débats de société essentiels.
La Réunion a des talents et des savoirs culturels qui pourraient
aider Maurice à assumer une réflexion salutaire sur l'Histoire, le divers,
l'imaginaire corallien… J'appelle de mes vœux davantage d'échanges dans
cette voie.
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IR : Et que pensez-vous des évolutions actuelles
des cultures indo-réunionnaises ? Quelles comparaisons feriez-vous avec
Maurice ?
KT : Comme je l'ai dit plus haut, les
Indo-réunionnais sont dans un cadre différent, de tous les points de vue,
avec un peuplement brassé sur d'autres bases culturelles et humaines.
J'ai traduit Indianités d'Issop Banian, qui chante la mémoire des
Gujératis, une petite minorité, et il fait le joint avec la créolie
réunionnaise, dans l'esprit de la coolitude. Les Indo-réunionnais sont
davantage pris dans une réflexion dans l'esprit républicain français, avec
l'exception que l'état français leur accorde à maints égards. A Maurice, ce
débat identitaire doit encore se faire avec l'état, de façon cohérente et
continue, car cet aspect est la grand souffrant des projets de société ici.
Chez vous, la malabarité de Sully Santa Govindin s'est aussi
ouverte sur la coolitude – rappelons que Cale d'étoiles-Coolitude a été
publiée par Azalées éditions à La Réunion – et que cette démarche est
féconde car les recherches sur l'Histoire ne s'écrasent pas sur une démarche
identitaire marquée par la crispation sur soi ou l'exclusion de l'autre.
La francité mosaïque s'est invitée d'office dans ces réflexions
avec les Indes, et la conjonction avec la créolie a aussi poussé à une
identité complexe, nonobstant des élans régressifs aussi, mais globalement
la « culture indienne » dans ses différentes configurations a subi la
profonde empreinte de la France ultramarine et des créoles.
A La Réunion cette appartenance triple à l'île, au sous-continent
et à l'Hexagone, avec les référents chinois et africains, est un élément
tangible de l'identité indo-réunionnaise.
A Maurice, la population indo-mauricienne est majoritaire et le
pays est indépendant. Les référents sont certes frottés à d'autres
imaginaires, mais pas encore pleinement discursifiés. Le désir de
préservation se sent aussi, tout comme à La Réunion, pour les descendants
d'Indiens, mais cette majorité détient le pouvoir politique et marque des
points sur le plan économique, en dépit des crises récurrentes. L'état a
investi dans de nombreux centres culturels, religieux ou éducatifs, tels le
Mahatma Gandhi Institute, L'Institut Tagore ou le Centre Vivekananda.
L'Ambassade de l'Inde est très active à Maurice et le GOPIO (Group of People
Of Indian Origin), qui a pour vocation de fédérer les éléments de la
diaspora indienne – la deuxième au monde – est très présent à Maurice. Des
facteurs transculturels sont cependant à l'œuvre, en dépit de résurgences
communautaires, surtout sur le plan politique. Récemment, le Père Grégoire a
lancé un mouvement politique pour les Créoles – ici, cela dénote les
Mauriciens d'origine africaine, essentiellement – et chaque groupe cherche
des répondants ataviques pour équilibrer leurs stratégies sur l'échiquier
politique. J'espère que dans cette surenchère, la raison prévaudra et les
risques de dérapage communaliste seront affaiblis. Cela dit, des désirs de mauricianité existent, forgés sur un besoin de se concevoir « indien mis en
contact avec d'autres », se sachant affectivement liés à la Grande
Péninsule, mais ayant conscience des différences avec l'indianité du pays
d'origine. Souvent j'entends des Indo-mauriciens se proclamer mauriciens,
exprimant leurs différences avec les Indiens, sur le plan de mentalités, de
langues, d'habitudes alimentaires, etc
Cependant, il reste du chemin à parcourir pour articuler l'identité
complexe, pour la vivre sur un plan intellectuel, culturel, humain, en la
débarrassant de blessures ou de soupçons hérités de l'Histoire.
Donc Maurice conserve davantage son lien atavique avec les Indes,
alors que La Réunion maintiendrait davantage une relation basée sur une idée
de fidélité liée à une nostalgie, ou une perte, ou la peur de la perte du
référent indien, vu le nombre démographique des Indo-réunionnais. En même
temps, le fait de se considérer français avant tout porte aussi le débat sur
un front plus élargi.
Paradoxalement, à La Réunion, le fait que l'identité républicaine
est, somme toute, assez intégratrice dans son esprit, permet aussi une
plus grande liberté de parole dans la texture du Divers. Elle sert à donner
aux Indo-réunionnais une ouverture sur leur multi appartenance. Je veux
dire, qu'au niveau du discours, il y a une plus grande latitude de se dire
réunionnais que mauricien, car les non-dits, les jeux de la politique, les
rancoeurs historiques, les déséquilibres économiques, grèvent encore les
possibilités de mises en relation.
Cela changera-t-il avec les classements du Ghat par l'Unesco et
celui, probable, du Morne, comme symbole de résistance à l'esclavage, qui
pourrait éviter une concurrence victimaire, et instaurer un dialogue, un
partage de mémoires, entre descendants d'esclaves et d'engagés ? Ce double
classement, exemplaire à plus d'un titre sur le sol mauricien, pourra-t-il
générer cet échange fertile pour les pays riverains, ou d'ailleurs, mais
aussi pour le pays mauricien, qui doit voir son Histoire en face, pour la
tutoyer enfin maintenant qu'il a atteint quarante ans d'existence en tant
que nation ? Mais beaucoup s'accordent à dire que le terme nation n'est pas
encore de mise pour qualifier Maurice, encore à trouver une voix pour dire
sa diversité.
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IR : Quels sont vos
projets en cours ou en gestation ?
KT : Un roman intitulé Sugar Blues, un texte
de poésie Un tango pour Naples, un texte critique, Carnet de
coolitude et un film sur l'Aapravasi ghat, site mauricien classé par
l'Unesco pour sa valeur symbolique dans l'histoire de l'engagisme et des
migrations.
Sinon, désireux de faire un bout de chemin avec les jeunes
mauriciens de l'association Korail, je conçois et pose la caravane de dix
mots francophones de l'île Maurice.
Je compte aussi développer mon dictionnaire francophone de poche,
Le pouvoir des mots sur le mouvoir des peaux, où je mets en valeur la
diversité des imaginaires à l'œuvre dans la francophonie. C'est un
dictionnaire égalitaire qui rappelle que la France aussi est un pays
francophone, rappelant ses diversités linguistiques internes, depuis les
régions jusqu'aux banlieues.
J'écris d'autres textes poétiques, et cela ne saurait cesser.
Actuellement, le monde est secoué par tant d'enjeux et il y a tant
de choses qui vous assaillent. Donc, l'écriture suit son cours.
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