Le 2 novembre 2011, à
l'Aapravasi Ghat : le 177ème anniversaire de l'engagisme à Maurice.
1) Une célébration placée sous le signe du dialogue et de la
diversité liée à l'engagisme
Ce matin, pas loin des quatorze marches que gravirent jadis les
engagés en provenance des Indes, mais aussi d'autres terres, pour
rejoindre leurs champs de cannes, l'état mauricien a choisi de
célébrer avec faste et solennité le 177ème anniversaire de l'arrivée
des engagés au pays mauricien.
Si depuis cinq ans, les célébrations présentent danses, chants,
tableaux théâtraux ponctués des discours des officiels, cette année
semble souligner un fait : Maurice affiche sa volonté, en sus de son
devoir de mémoire, de faire un travail de mémoire, apte à dépasser
certains écueils qui fragmentent son identité, en mettant en exergue
la nécessité de la diversité de la nation mauricienne, dont la crête
affirmée au plus haut niveau de l'état est le dialogue nécessaire
entre les mémoires de l'esclavage et de l'engagisme.
Les étapes menant à l'engagisme et Maurice ont été rappelées tour à
tour par l'ambassadeur de l'Inde à Maurice, le Président de la
République et le PM mauricien, depuis les régions de Calcutta, les
fausses promesses, notamment, quand les recruteurs véreux
promettaient au candidat et à la candidate au voyage, que dans ces
terres lointaines, "qui soulève des pierres trouve de l'or". Puis,
la peur du kala pani ou des eaux noires, l'embarquement sur des
bateaux, les maladies et conditions de voyages souvent tragiques, la
désillusion une fois débarqués, la résilience, le sacrifice pour
faire de Maurice ce petit pays où il fait bon vivre, en dépit de ses
faiblesses...
L'ambassadeur de l'Inde a rappelé le concept de 'jahaji bhai'
(frères de bateaux), cette fraternité née en face des duretés de la
traversée océanique, ces liens ténus qui résistaient jusqu'au pays
promis, au-delà des castes et des religions, unissant tamouls,
hindous, musulmans, marathis... Et brahmanes comme harijans, car la
mer et le système d'exploitation effacent les clivages traditionnels
et fait prendre conscience aux engagés qu'ils sont bien sur le même
bateau, au sens propre comme au sens figuré. Concept aujourd'hui
perdu dans la culture divisive... Et il est bon que l'on cherche à
réactiver cet esprit d'unité dans la diversité face à l'adversité...
2) Le jahaji bhai : prémisse d'un humanisme du Divers
Cela m'a rassuré de constater que cette notion de solidarité née de
l'adversité a rassemblé les victimes au-delà des clivages de
religion, de caste ou d'ethnie. Maurice, trop tôt plongée dans la
globalisation a besoin d'arpenter à nouveau ce beau pan de sa
mémoire historique.
Celles et ceux qui connaissent la coolitude savent que j'ai
développé ce concept en le reliant à la notion de l'ahimsa, du
pardon, que Gandhi avait prôné dans sa philosophie de la
non-violence. Je l'avais adapté aux victimes de l'engagisme, puis
l'avais étendu aussi aux descendants de l'esclavage, eux-aussi
frères du même bateau charpenté par un système inhumain qui
réduisait hommes, femmes et enfants à des objets que l'on exploitait
dans ce monde du 18ème siècle caractérisé par la spécialisation des
productions sur une échelle internationale et nécessitant, après la
main-d'œuvre servile, celle des coolies.
Avant le classement du Morne, j'écrivais dans ce sens, afin d'éviter
au pays une concurrence victimaire entre descendants d'esclaves et
de coolies (1).
C'est aussi la recommandation que j'ai faite aux travaux
préliminaires de la Commission Justice et Vérité, qui rendra ses
conclusions publiques dans peu de temps, de même qu'à l'Aapravasi
Ghat, où j'ai mis en garde de ne pas enfermer l'engagisme dans un
ressenti strictement hindou, même si les engagés de foi hindoue
étaient majoritaires dans la Grande Expérience de l'engagisme.
L'Unesco avait trouvé la coolitude apte à éviter cette concurrence
victimaire en terre mauricienne, et cette réflexion dialogique,
plurielle, ouverte fonde ses espoirs d'un humanisme du Divers à
Maurice, prélude à l'élaboration d'une identité mauricienne et d'une
réconciliation plus large entre esclavage et engagisme dans d'autres
pays.
Je peux dire aujourd'hui que cela a été bien entendu au sommet de
l'état mauricien, comme le témoigne le discours visionnaire du PM
mauricien.
(3) Navin Ramgoolam : "Les classements de l'Unesco, pas une mince
affaire"
Le PM a en effet renchéri dans ce sens, dans un discours en créole,
tranchant avec les autres interventions en anglais, souvent
ponctuées de hindi et de bhojpuri. J'ai trouvé ce choix de langue
hautement symbolique et judicieux.
Tout en soulignant, que le Ghat est l'emblème de l'engagisme,
Ramgoolam a rappelé le message gandhien aux descendants des engagés
à Maurice, leur encourageant à s'émanciper par l'éducation et le
combat politique. Chose faite, quand on sait que c'est le descendant
du coolie Mohit Ramgoolam qui mena le pays à l'indépendance en
1968...
Puis, dans une volonté d'indiquer une voie pour l'unité nationale de
ce pays parfois décrié comme étant sectaire, le PM a rappelé que
Maurice possède une "réussite exceptionnelle" puisque c'est le seul
pays au monde à abriter un site pour la résistance à l'esclavage, le
Morne, et un autre, pour la portée symbolique de l'engagisme,
l'Aapravasi Ghat.
L'idée n'est pas de les utiliser pour opposer, mais de relier,
d'écouter, de composer avec ces deux mémoires pour écrire une seule
Histoire pour la nation.
Le PM a souligné avec insistance cette nécessité de dialogue entre
esclavage et engagisme, citant mon travail dans son discours,
rappelant que mon plaidoyer pour ce partage de mémoires (2) est un
atout majeur pour l'île Maurice , et soutenant ma démarche pour la
création de la route de l'engagé, que j'avais proposée au pays dans
le passé.
Message qui, cette fois, bien pesé par le chef de l'exécutif
mauricien, devrait s'imprimer dans les options à venir pour la
construction d'un mauricianisme basé sur ces deux pages d'Histoire,
prélude à un imaginaire pluriel.
Ramgoolam a conclu en affirmant justement que "l'Aapravasi Ghat
n'est pas qu'un patrimoine physique, matériel, mais aussi culturel,
susceptible de mettre en relief la diversité de notre culture".
Après avoir entendu le PM, j'ai constaté une grande convergence de
vues, et appréhendé une vision pour l'île Maurice, qui peut faire
école ailleurs. Cet acte de foi politique et culturel de nos deux
sites classés au patrimoine de l'Humanité, réitéré par Navin
Ramgoolam, cadre parfaitement, je le rappelle plus haut, et ce
depuis des années, avec la volonté de l'Unesco à encourager cette
culture du dialogue entre deux mémoires, afin de promouvoir une
identité mauricienne basée sur ces deux pages douloureuses à
dépasser par un travail de mémoire. Nous avons, dans cette étape à
venir, une "autre réussite" à atteindre, et que l'Unesco appelle de
tous ses vœux, dans sa stratégie de promouvoir une culture de la
paix dans le monde.
C'est résolument dans ce chantier là que nous devons tous nous
engager. Maurice a, avec le Ghat et le Morne, enfin ses repères
physiques et symboliques pour panser ses plaies du passé. Elle doit
s'investir dans ce dialogue riche entre engagisme et esclavage,
perspective qui pourra donner une identité polylogique à ce pays qui
a désormais des référents pour cette construction plus que jamais
nécessaire et urgente, à la face des enjeux actuels, tant au niveau
régional qu'international...
Je fais le pari qu'ici se loge la matrice de cette île Maurice
plurielle que d'aucuns pressentent encore confusément. Et que cette
gestation symbolique est bien enclenchée sous la houlette du Premier
Ministre mauricien.
NOTES :
1) Voir : "Plus qu'une juxtaposition, il nous faut un itinéraire
doublé d'une passerelle entre l'Aapravasi ghat et le Morne".
http://www.potomitan.info/torabully/morne_unesco.php
2) Lire : "10 mai 2006/2007 : un engagement pour les mémoires",
http://www.potomitan.info/lafwans/10_mai2007.php
et
À l’Aapravasi Ghat, l’île Maurice dialogue enfin avec l’Histoire
http://www.potomitan.info/torabully/aapravasi3.php
©
Khal Torabully, Port-Louis, île Maurice, 2 novembre 2011 |