En ce cinquième
anniversaire du Ghat, une belle expérience de l'humanisme du divers
Samedi 16 juillet 2011, Port-Louis, île Maurice.
Devant un parterre assez éclectique, l'équipe de l'Aapravasi Ghat
Trust Fund a procédé à la célébration du cinquième anniversaire du
classement du ghat au Patrimoine Mondial de l'Humanité par l'Unesco.
Une occasion de célébrer une identité mauricienne plurielle,
corallienne, dans un esprit d'ouverture que je salue sans réserve.
Ayant participé aux réunions de comités de
pilotage du Ghat avant le classement par l'Unesco, pendant lesquels
j'ai prôné une ouverture sur les altérités, et étant invité
régulièrement à assister aux commémorations au Ghat, j'ai continué
une démarche qui a été mienne ces vingt dernières années, depuis
l'écriture de Cale d'Etoiles-Coolitude : être dans cette coolitude
si nécessaire en ces temps où le dialogue entre les cultures doit
continuer de plus belle dans un monde assailli par toutes sortes de
défis et enjeux, notamment dits "civilisationnels".
Discours inaugural de M. Raju Mohit
M. Mohit, l'officer in charge de l'ancien Coolie ghat, a
procédé à un constat suivant les cinq années du classement du Ghat.
Il place au cœur de cet anniversaire une observation qui sonne
juste. Je le cite :
"Si avant nous étions dans une amnésie collective, ce classement
nous aura donné l'occasion de faire face à des faits migratoires qui
ont permis au peuple mauricien de commencer son travail, son
nécessaire travail d'introspection, qui lui permettra, peu à peu à
sortir de l'oubli cet événement de l'engagisme qui a influencé le
cours économique, sociologique et culturel de notre île". Ce travail
ne fait que commencer, et comme je l'ai toujours maintenu, sans ce
regard croisé sur l'esclavage et l'engagisme, et du dialogue des
deux, nous ne pourrons pas voir la mauricianité et nos humanités en
face. M. Mohit, je l'ai déjà souligné dans le passé, est un homme
d'ouverture, prêt à accueillir des idées susceptibles de faire
évoluer les mentalités, et il ouvre le Ghat à diverses pensées et
disciplines. Il a salué le travail entrepris par tous, notamment par
les "artistes et écrivains de notre pays travaillent aussi le thème
de l'engagisme dans leurs oeuvres, notamment en se référant à lui
comme le terreau d'un humanisme de la diversité. J'insiste sur ce
fait : dialoguer avec l'engagisme, comme le font nos poètes, nos
romanciers et romancières, nos peintres et autres citoyens, c'est
dialoguer avec une part de nous qui était restée dans l'ombre. Non
seulement faut-il se souvenir des actes forts posés par les coolies
ou engagés venus de différents endroits de l'Inde, étant hindous,
musulmans, marathis, tamils et autres, mais aussi de Chine,
d'Ethiopie, de Madagascar, de Normandie ou de Lorraine aussi".
Cet élan humaniste est forgé par le souci de diversité qui doit
demeurer au coeur du message que le Ghat doit porter au pays. En
cela, la coolitude, rencontre des diversités nées de l'engagisme,
trouve au Ghat un espace nécessaire dans une société à multiples
strates. Ce souhait a été martelé par Salim Abbas Mamode, ancien
maire de la Cité.
Et pour porter ces idées, M. Mohit a invité des jeunes de
Roche-Bois, quartier périphérique de Port-Louis, à jouer une
piécette de théâtre contre la corruption, signe d'une ouverture
évidente, procédant d'un souci de décloisonnement, car souvent ces
jeunes sont des descendants d'esclaves et n'auraient pas eu l'idée
de se porter vers l'engagisme dans un pays où l'Histoire demeure
encore cloisonnée dans des considérations sectaires, même si des
progrès sont notables.
L'île a besoin de ce dialogue transcommunautaire, et elle en
sortira grandie de cette expérience que j'appelle de tous mes voeux,
de façon renouvelée à l'avenir.
M. Raju Mohit pratique sans ambages cette nécessaire mise en
relation, et je le salue dans sa constance.
En cela, il met en pratique une clause du classement du Ghat par
l'Unesco : la symbolique de ce lieu doit servir à l'édification
d'une identité plurielle à Maurice. C'est sa vocation essentielle à
mon sens. Sinon, il restera un amas de pierres de basalte taillées à
l'entrée de Port-Louis, sans résonance avec le paysage humain de
l'île.
M. Mohit devait conclure en rappelant à l'auditoire que "notre
gouvernement a bien saisi l'importance de l'Aapravasi Ghat. Les
autorités (...) ont procédé à la modification de Aapravasi Ghat Act.
Elles ont passé les lois rendant effective la zone tampon autour du
ghat, donnant au Buffer Zone sa réalité dans notre capitale. Cet
acte ancre de façon pérenne le Ghat à Port-Louis, mais aussi à
Maurice".
Cette zone tampon a aussi une portée pédagogique dans l'urbanisme
et la culture patrimoniale de l'île. Elle fera école, car ce pays a
besoin de protéger nombre de ses vestiges et autres maisons en bois
qui semblent condamnées à disparaître sous les coups de faux
inexorables du "progrès".
M. Mohit a conclu en avançant que le Centre d'interprétation du
Ghat sera prête cette année, comme l'a aussi rappelé Mme Corinne
Forest, membre de l'équipe du Ghat, en développant son contour
architectural et muséal interactifs.
Une commémoration porteuse de sens et d'une mémoire commune
M. Satyendra Peerthum, historien du Ghat, a animé une
présentation sur les travailleurs du port, couvrant l'historique de
la création de Port-Louis, jusqu'aux années soixante, en rendant un
hommage aux esclaves et autres engagés qui ont contribué à son
édification.
Cette présentation cadre en droite ligne avec la philosophie du
Ghat, comme espace émergeant d'une négociation identitaire à
Maurice, car S. Peerthum a rappelé le rôle majeur joué par les
esclaves et ensuite, les stevedores originaires d'Afrique, dans la
construction du pays. Ce rappel est indispensable car les lieux de
mémoire ne sont pas l'apanage d'une couleur de peau ou "d'une page
d'Histoire à moi", mais d'une conscience collective à développer.
Je suis donc témoin d'une chose probante en cette cinquième année
du classement de l'Aapravasi Ghat : notre île est en train de se
regarder, enfin, en face! Non seulement dans un début
d'introspection, mais aussi dans un début de dialogue de deux
mémoires que j'ai schématisé comme celui du Morne et du Ghat (1). Un
pari exemplaire que l'Unesco a tenté ici, à Maurice, en rendant
palpable la coolitude de cette île qui pourra donner un imaginaire
corallien, multiple, à la région et au reste du monde. Ce site, je
le rappellerai à satiété, n'est pas un ensemble architectural d'une
beauté à couper le souffle, mais il est chargé d'une densité
historique apte à favoriser la prise de parole dans une relation à
l'Histoire et l'identité qui demeure douloureuse, au mieux
maladroite, comme le témoigne la polémique au sujet des archives de
l'engagisme conservées au Mahatma Gandhi Institute (MGI) il y a peu
de temps à Maurice (2). Aussi, il est impératif que le travail, dans
le sens littéral et figuré, de mémoire qui s'accomplit ici vise à
ramener à la conscience de chacun(e) les pages du passé, pour les
mettre en discours, les commenter, et pour procéder à un dépassement
de ces faits en toute connaissance de cause, dans une volonté
d'épanouissement et d'apaisement.
Ce pari de réparer/construire par le patrimoine historique, à mon
sens, a une portée considérable à Maurice, et peu le mesurent
encore. Cette pédagogie issue de l'archéologie, de l'anthropologie,
de l'Histoire, de la littérature et d'autres sciences humaines, a
une importance quasi matricielle dans ce que fut cette île à sucre,
joyau de production de l'empire britannique et plaque tournante de
l'engagisme à travers le monde. Portée double, nationale et
internationale, car de ce travail, de perspectives nouvelles seront
possibles ailleurs, nous permettant aussi d'attirer l'attention des
chercheurs dans la région indiaocéanique, dans une complémentarité
de travaux avec les chercheurs de l'Atlantique et du "Black
Atlantic". Je tiens à préciser qu'ici, il ne s'agit pas seulement de
sauver des éléments naturels ou des pillages des monuments menacés,
comme lors des actions de l'Unesco en Egypte ou au Soudan, par
exemple. Il y a, cependant, une autre fonctionnalité des sites
classés par l'Unesco, comme l'attestent des projets tels que Euro
Méd Héritage. Je cite Mme Benita Ferrero-Waldner, Commissaire de
l'UE : "Les failles qui divisent toutes les sociétés sont un rappel
quotidien de l'impérieuse nécessité d’instaurer un dialogue
interculturel et des échanges à tous les niveaux. La nécessité d’un
tel échange, d’un tel dialogue, est plus forte que jamais." Ici, le
patrimoine sert de support pédagogique pour instaurer un dialogue
dans une culture de la paix, pour un bien vivre- ensemble. En
y faisant venir les mauriciennes et mauriciens, et les visiteurs et
visiteuses de tous les horizons, comme hier, ces jeunes, qui
découvraient certainement ce qu'est réellement l'Histoire, on
explore une rémanence, une trace, une faille, un lieu chargé
d'empreintes et de présences perceptibles et aussi à restaurer et de
ce dialogue avec les éléments humés, exhumés, articulés,
discursifiés, la connaissance de soi et de l'autre affleure
indubitablement. Le lieu, dans sa poétique, dans son aspect
mémoriel, entérine cette interaction, livre un cadre à une possible
réflexion sur le passé, pour mieux asseoir le présent et l'avenir.
Surtout, ce travail, qui loin d'être une forme de tourisme culturel
oisive, s'il est bien mené, peut aboutir à l'l'élaboration d'une
mémoire commune, qui manque tant aux mauriciens, tant l'Histoire
est encore à faire, et tant elle est encore captée dans des filtres
parcellisés par toutes sortes de considérations. Il serait loisible
de penser que tout enfant mauricien peut faire sien et
l'engagisme et l'esclavage, en y voyant deux moments de la
constitution de la démographie, de la culture, des langues de ce
pays qu'il ne faut pas opposer mais mettre en dialogue. Si notre
passé a été fait de césures, notre présent et notre avenir doivent
être faits de conjonctions d'espaces mémoriels. Je fais donc la
proposition au Ministre de l'éducation d'élaborer un kit pédagogique
de cette veine pour que le petit mauricien puisse se rendre à ce
lieu d'Histoire, bien préparé, afin d'engranger tous les bénéfices
de ce classement du Ghat et du Morne.
La célébration des 15 ans de la route de l'esclave à Maurice ?
Dans une perspective plus large, je fais part ici du souhait ardent
de Ali Moussa Iyé, chef de la section interculturelle de l'Unesco,
que j'ai rencontré à Paris en mars 2011, et qui accorde un intérêt
tout particulier au pari mauricien (3). Il m'a chargé de transmettre
la proposition au pays de célébrer le quinzième anniversaire de la
route de l'esclave à Maurice. Et l'idée maîtresse de cet événement
est de conjoindre la route de l'esclave et la thématique de
l'engagé, suggestion que j'avais faite il y a une dizaine d'années
aux autorités mauriciennes et à Doudou Diene, ce qui soulignerait
davantage l'exemplarité mauricienne le long de ces tracés de
mémoires.
Dans cette optique, je l'ai portée à la connaissance du Premier
Ministre mauricien et du Ministre de la Culture de Maurice l'an
dernier. J'ai réitéré à Mathieu Laclé, du Morne Trust Fund, présent
hier, le désir de l'Unesco de célébrer cet événement d'envergure
ici. Le dossier est en ce moment en attente à la cellule culturelle
du PM. Si Maurice accueille cette manifestation, nous pourrons déjà
inscrire dans les thématiques de l'esclavage cette relation avec
l'engagisme. Ce sera d'ailleurs la particularité de cette
célébration de la route de l'esclave dans notre terreau qui abrite,
fait unique au monde, deux sites dédiés à la résistance à
l'esclavage et à l'engagisme. J'ai fait des propositions dans ce
sens, et l'Unesco y est très favorable. Je gage que ce pari sera
pris à bras le corps par les autorités, qui ont énormément travaillé
dans le sens des classements du Morne et du Ghat, puis, en
solidifiant leurs cadres légaux et l'importance symbolique qui leur
est propre. Leur engagement nous fera gagner des années tout en
mettant Maurice encore plus dans une convergence d'attentions
nécessaires sur divers niveaux. L'événement mettra en lumière nos
dialogues de mémoires de façon extrêmement significative auprès de
la communauté internationale.
Je terminerai ces propos en rappelant la commémoration d'hier,
porteuse d'espoir et de possibilités d'évolution. Je suis au
diapason avec M. Raju Mohit quand il dit qu'il affiche, au Ghat, "sa
ferme intention d'en faire un site digne du Patrimoine Mondial de
l'humanité, fidèle à la vocation de l'Unesco, qui désire en faire
non un site sans vie, mais un lieu de dialogue avec nous-mêmes et
avec l'autre.
De la conjonction des deux naîtra notre identité plurielle,
sensible, généreuse".
Le ghat, hier, en accueillant les jeunes de Roche-Bois, est
résolument engagé dans une voie porteuse de l'humanisme du divers
qui est au cœur de notre vision du monde. Oui Monsieur Mohit, "Le
Ghat est bien notre maison à toutes et à tous". Il est le socle sur
lequel nous pouvons penser notre imaginaire de l'île et du monde. Je
rêve de voir ce ghar (maison en hindi) accueillir aussi une
partie des célébrations de la route de l'esclave dans cette île de
la coolitude.
(1) Lire en ligne : MAURICE : PLUS QU’UNE JUXTAPOSITION, IL NOUS
FAUT UN ITINERAIRE DOUBLE D’UNE PASSERELLE ENTRE L’AAPRAVASI GHAT ET
LE MORNE,
http://www.montraykreyol.org/spip.php?article1378&debut_articles_rubrique=30.
(2) Cette polémique a surgi quand le MGI a refusé de livrer des
archives à la Commission Justice et Vérité, arguant du fait que des
personnes se verraient blessées si l'on découvrait la vérité sur
leur appartenance aux castes.
(3) Lire aussi : "Bienvenue à Ali Moussa Iye à Maurice : deux sites
symboliques exceptionnels à valoriser",
http://www.potomitan.info/torabully/aapravasi2.php
© Khal Torabully,
Pointe aux Canonniers, île Maurice, 16 juillet, 2011 |