La date du 2 novembre, jour de l’arrivée des engagés, à n’en point douter, rythme la vie de l’île Maurice de façon de plus en plus marquée, comme l’atteste l’émouvante cérémonie qui s’est déroulée à l’Aapravasi Ghat ce matin. On peut y voir un signe certain d’une maturité de ce pays indépendant depuis 40 ans, qui commence à toiser les deux événements prégnants qui l’ont façonné : l’engagisme et l’esclavage. Et cela est encore plus palpable de nos jours, maintenant que l’île peut s’honorer d’abriter – fait unique au monde – deux sites liés à ces pages sombres de l’Histoire, et ce depuis le classement du Morne au Patrimoine Mondial de l’Humanité cette année. Ce double classement était en filigrane dans tous les esprits, celui du public et celui des responsables politiques mauriciens ce matin. ÉVITER LA CENSURE HISTORIQUE Le souci d’éviter toute « concurrence de mémoires » ressortait du propos de M. Raju Mohit, l’officer in charge de ce site limitrophe de la zone portuaire de Port-Louis. Dans son discours inaugural, celui qui se dédie corps et âme au ghat, a remis en perspective un fait : aux détracteurs du travail de mémoire qui soutiennent qu’il faut ne plus revenir à ces pages du passé, pages où l’esclavage et l’engagisme commencent à être mis en lumière, à ceux qui affirment péremptoirement qu’il faut « tourner les pages du passé », M. Mohit rappelle opportunément qu’il faut d’abord les lire avant de les « tourner ». Il citait le Premier Ministre mauricien, qui dernièrement avait exprimé ce point de vue en réaction à des remarques visant à mettre cette lecture et ce rappel des faits historiques en sourdine, voire aux oubliettes… Ce désir de « censure » historique d’aucuns serait-il un besoin d’occulter des faits qui pourraient déranger certains, bien ancrés dans la certitude que l’Histoire ne sert à rien, surtout si elle révèle des faits qui iraient à l’encontre de certains discours cosmétiques, voire castrateurs ? Cette entrée en matière de M. Mohit, qui affirme justement que « nous avons pardonné, mais nous n’avons pas oublié » situe le trouble dans les consciences qu’il faut porter sur les fonts baptismaux. Elle pointe du doigt un abcès à crever non pas par l’occultation mais par l’analyse dans la pondération. A ce sujet, dans une émission radiophonique de la MBC le 1/11, je citais Georges Santayana, qui disait justement : « Celui qui ne connaît pas son passé est condamné à le revivre ». Souvent, les modalités de cette réactualisation historique refoulée sont conflictuelles, voire meurtrières, comme à Sarajevo ou au Rwanda. Maurice se doit de revoir son passé de façon mûre, posée, sereine. C’est certes une tâche ardue, mais nécessaire, afin de pouvoir le dépasser sans l’occulter. Il s’agit ici d’un exercice de sagesse à réaliser, car les non-dits n’ont jamais rendu un individu ou un peuple serein et adulte. Aussi, le double classement du Ghat et du Morne est une chance salutaire pour cette île, et il doit servir de support pour guérir des maux encore palpables dans des sections de la population mauricienne. CONSOLIDER ET DENSIFIER LES ACQUIS Depuis juillet 2006, date du classement du Ghat par l’Unesco, une chose est sûre : en dépit des tâtonnements survenus en raison de la complexité du cahier des charges de l’Unesco et l’inexpérience du pays en la matière, Maurice se retrousse les manches et veut relever le défi. Les sites du Patrimoine Mondial sont de plus en plus motifs de fierté nationale, des chantiers où affleure une réelle volonté politique d’honorer la confiance que l’Unesco a placée en ce pays, qui fut la plaque tournante de l’engagisme dans le monde au dix-neuvième siècle. C’est aussi ici que le travail basé sur le contrat inaugura le flux de main-d’œuvre non seulement dans l’Empire Britannique d’alors mais aussi celui de la globalisation actuelle. Les migrants ont encore un contrat quand ils sont embauchés au-delà des frontières, à telle enseigne que l’on parle de nouveaux coolies pour se référer aux contractuels actuels dans de nombreux secteurs. L’on peut citer ceux qui sont les plus connus : les cybercoolies de la Silicon Valley, par exemple… M. Vasant Bunwaree, le nouveau ministre de la Culture et de l’Éducation, n’a pas manqué son entrée sur les scènes des sites, en prenant l’engagement de densifier les travaux afin de consolider les acquis, nommément en rendant la zone tampon du Ghat une réalité, en développant une idée chère que j’avais lancée il y a quelques années : le projet de la route du coolie ou engagé, que M. Navin Ramgoolam, le Premier Ministre mauricien a proposé à l’Unesco le mois dernier. Un engagement sans faille a été pris par le Ministre de la Culture pour terminer le Centre d’Interprétation B. Ramlallah, au sein du Ghat, pour 2010. Puis, M. Bunwaree, en réitérant que « nos ancêtres étaient et engagés et esclaves », remet sur l’écheveau cette nécessité de ne pas lire l’Histoire de façon sectaire. Cette affirmation indique qu’un « partage de mémoires » est déjà dans les esprits des autorités mauriciennes, et ce fait est assez unique dans l’Histoire contemporaine pour que je prenne le soin de le souligner avec force. Et M. Bunwaree d’ajouter, il s’agit maintenant d’explorer le côté positif de cette page d’Histoire… QUAND LE PREMIER MINISTRE RAPPELLE LES VALEURS DES ENGAGÉS M. Navin Ramgoolam, a lui aussi mis l’accent sur « le fil commun » qui unit le Ghat et le Morne, pour aussi demander une articulation entre ces deux sites, afin de prévenir des lectures tronquées et partisanes de l’Histoire. Ses analyses portaient essentiellement sur les valeurs que les coolies ont apportées avec eux : le travail dur, la patience, l’épargne, la solidarité, le sens de l’entreprise, la persévérance. Il a aussi cité un texte de 1836 qui faisait état de l’attitude « passéiste » de l’engagé, le dépeignant commun être empêtré dans les traditions, engoncé dans une vision morne, incapable de progrès. Navin Ramgoolam a battu cette théorie en brèche en rappelant que chacun forge son ressenti dans sa propre culture, sans pour autant se pétrifier dans la mémoire du passé, mais en rappelant que la connexion avec celui-ci est une donnée intangible. En utilisant des images liées au voyage marin, il a fait ressortir le chemin parcouru, depuis ces temps de braise aux temps présents, où les descendants des engagés et des esclaves ont pu conquérir leur liberté et leur dignité. Il a rappelé avec beaucoup d’à-propos une anecdote de feu son père, Sir Seewoosagur Ramgoolam qui dût subir les propos méprisants d’un notable qui le regardait de haut en lui lançant : « Mon grand-père était un avocat, mon père était un avocat, je suis un avocat ». Le père de la nation, sans se départir de sa bonhomie coutumière, lui rétorqua : « Mon grand-père était coolie, mon père était coolie et je suis médecin ». Cette passe d’armes, qui condense les tensions et affrontements qui ont traversé l’Histoire récente de Maurice, en dit long sur la capacité du discours civilisé de contenir les velléités de déshumanisation de certains dominants d’un système basé sur l’exploitation des humains considérés comme des sous-hommes. Elle mérite d’être méditée, car elle contient une vertu cardinale : tant que l’on se parlera, que l’on invoquera l’Histoire pour avancer vers le présent et l’avenir, même si cela peut impliquer des échanges de jurons et d’autres aménités, l’on utilise encore la médiation du langage. C’est ce qui éloigne les coups, la violence, le crime contre l’humanité. Aussi, en rappelant que « nous sommes sur le même bateau », le Premier Ministre a exprimé la nécessité de conjoindre les sites du Morne et du Ghat, esclavage et engagisme, pour articuler, discursifier, se parler dans une égalité de la relation en tant que sujets, bref, dans un humanisme de la diversité, afin de sortir de plaies vives de la mémoire historique. A ceux qui pourraient encore douter de l’importance symbolique et constitutive du classement de l’Aapravasi Ghat et du Morne, et de leur apport dans l’édification d’une identité corallienne, multiple, à Maurice, les propos exprimés hier posent un fait : les sites du Patrimoine Mondial apportent une matérialité qui permet aux mots de se poser sur leurs pourtours. Je gage qu’une nouvelle relation à l’Histoire est en train de se dessiner à l’île Maurice, et je m’en réjouis. © Khal Torabully, 2 novembre 08 |