Ce
7 juillet 2008, le
Morne, après l’Aapravasi
ghat,
devient le deuxième lieu mauricien à
être inscrit au Patrimoine Mondial de
l’Humanité de l’Unesco, et il importe de
nous ouvrir à cette magnifique
opportunité de faire de notre pays la
terre de prédilection du dialogue entre
ces deux mémoires. C’est mon plaidoyer.
Je le dis d’emblée : je me réjouis
de l’inscription du Morne au Patrimoine
Mondial de l’Humanité. Ce double
classement est une chance extraordinaire
offerte à Maurice pour mener un travail
de mémoire, et je félicite ici le
gouvernement de Navin Ramgoolam pour ses
efforts couronnés de ce beau succès. Et
je ne saurai comprendre une absence de
volonté de conjoindre les symboliques de
ces deux lieux. Il s’agit de créer un
mouvement vers et entre eux, propre à la
politique interculturelle de l’Unesco.
C’est dans ce sens qu’ont été créés les
programmes intitulés la
’Route
de la Soie’, voie mythique entre l’Est
et l’Ouest, où marchandises, idées et
civilisations ont transité et dialogué,
et la ’Route de l’Esclave’, qui, dans la
matrice du commerce triangulaire, a
façonné l’histoire de l’Afrique et des
Amériques, ou des ’Routes de l’Héritage
Al-Andalus’ articulant les cultures,
savoirs et arts de l’Europe, du monde
arabe et de l’Afrique noire. Ces
itinéraires ont mis en exergue ce que
les histoires et les civilisations se
doivent les unes aux autres. Ces routes
ou chemins développent un tourisme
culturel basé sur la connexion des voies
touristiques existantes et des sites de
valeur symboliques tels le ghat ou le
Morne. « Via Romana », par exemple, a
relié les attractions touristiques et
les sites archéologiques romains,
notamment à travers l’Italie, la France,
la Belgique, le Royaume-Uni… Aussi,
considérant la chance exceptionnelle que
Maurice possède de réunir deux sites du
Patrimoine Mondial sur son territoire,
il serait impensable que l’État
n’établisse point un itinéraire entre
ghat et Morne, dans le cadre d’un
« Itinéraire de la mémoire », par
exemple, proposant un programme culturel
et historique qui donnerait du poids au
tourisme culturel durable. Il serait
judicieux de s’y pencher déjà, non
seulement pour engranger les bénéfices
économiques d’une telle conjonction,
mais aussi pour agrandir les consciences
et approfondir la lecture des histoires,
ici et ailleurs. Donner une symbolique
fraternelle, transculturelle à ce
dialogue entre esclavage et engagisme,
c’est notre mission à tous,
gouvernement, intellectuels, artistes et
citoyens et citoyennes de ce pays et
au-delà des frontières mauriciennes. A
l’orée des travaux de la Commission
Justice et Vérité, ce classement ne
pouvait mieux indiquer la voie à suivre…
Que peut-on lire du ghat et du Morne ?
Le ghat et le Morne laissent
poindre l’ancrage d’un humanisme du
Divers, en adéquation avec la poétique
de la coolitude (1), née du terreau
mauricien et d’autres visions de la
mémoire et des identités, qui sont loin
de définitions exclusives, meurtrières,
car mon but n’est pas de renoncer à la
diversité en m’ouvrant sur les points
nodaux de l’expérience de l’engagé
coolie, que j’appréhende sous l’angle de
son statut juridique, économique et
esthétique, et principalement sous
l’angle des brassages des mémoires, des
cultures et des identités plurielles.
Humanisme du Divers, car nous sommes,
sur ces rives, tous autant enfants des
Indes, de Chine, de l’Europe, des
Afriques comme de l’espace
arabo-musulman (2). Dans la coolitude,
pour expliquer simplement un concept de
la complexité, je mets en présence les
différences, les similarités, les
visions du monde de ces pages de
l’Histoire façonnée par la division
internationale du travail du 19ème
siècle, en rappelant la mosaïque des
peuplements des terres où esclaves et
engagés ont frotté leurs sueurs et leurs
cultures pour donner à tant d’aires
géographiques et humaines ce visage
particulier où les Indes et les autres
espaces ont été mis en présence. Ce
processus de mise en relation s’en
trouve amplifié avec la globalisation
actuelle. Sans préjuger des futures
productions, des négociations ont lieu
actuellement, par exemple, entre
Hollywood et Bollywood, pour développer
leurs présences cinématographiques aux
Indes comme ailleurs. Autre signe que la
coolitude n’attend pas et suit un
mouvement incontournable de brassage de
mémoires et d’imaginaires. Maurice,
puisque le classement du Morne est
confirmé, est devenu le premier lieu au
monde qui peut, avec ses spécificités et
à sa mesure, servir de réceptacle à ce
brassage entre les diverses mémoires de
l’engagisme et de l’esclavage. Maurice
aura donc le rare privilège de croiser
deux lieux de mémoire, ghat et Morne, et
non de les livrer à des considérations
susceptibles d’entériner des exclusions
ou des fermetures à l’encontre même de
la symbolique de ces lieux classés comme
patrimoine de l’humanité et non de
groupes particuliers. Ce lieu doit être
un contenant digne, et propulser une
symbolique, un sens édifiants pour
l’ensemble des humains, c’est sa
vocation intrinsèque. Le travail de la
coolitude a commencé ici il y a plus de
vingt ans ; Maurice peut se prévaloir de
ce capital culturel, intellectuel et
humain pour développer une rare essence
humaine.
Le devoir du travail de mémoires entre
Ghat et Morne
L’Aapravasi
ghat,
ex-coolie ghat et le Morne, deux lieux
sur la mer indienne, en cette terre
mauricienne exiguë. L’un pour accueillir
les engagés de divers pays et l’autre
pour héberger des esclaves marrons qui
s’y sont suicidés pour ne pas sombrer
dans l’asservissement, comme le souligne
la mémoire collective. Une topographie
contrastée mais une relation à l’espace
très proche : un morne est un flanc de
montagne, souvent au bord de l’eau, un
ghat est un endroit au bord de l’eau
aussi. L’un pour l’entrée au pays
mauricien, et aussi pour un transit des
engagés. L’autre pour un refuge et une
sortie tragique. Ces deux trajets, ces
deux trajectoires, cependant, aussi
éloignés qu’ils puissent paraître, ont
un chemin de traverse fondée sur une
logique économique inique, induisant des
migrations massives, forcées ou
d’apparence consentante. Avec leurs
taillis de représentations qui se
mêlent, se brouillent, avec des
itinéraires à établir. Si l’esclavage
fut la clé des voûtes des systèmes
plantationnaires tels que le sucre, le
coton, le café, l’indigo ou l’hévéa, il
n’en demeure pas moins que c’est la même
logique qui eut recours à l’engagisme
pour poursuivre les productions
coloniales, avec une différence
juridique considérable : le coolie avait
un statut de migrant et de salarié,
défini par un contrat, rarement respecté
au lendemain des abolitions de la
traite, alors que l’esclave ne fut que
pièce d’ébène, objet, charrue, outil
aratoire. Il fut même privé de son nom.
Deux espaces symboliques qui doivent
continuer à oeuvrer pour le recouvrement
des mémoires, et à indiquer un
dépassement dans une articulation
pouvant créer les prémisses d’une
meilleure compréhension entre
descendants de deux histoires qui ont
acquis un statut désormais reconnu de la
part de pays qui ont pratiqué
l’esclavage, les traites négrières et
l’engagisme, comme l’attestent le
classement du ghat, la célébration du
bicentenaire de l’abolition de
l’esclavage en Grande Bretagne ou
l’établissement de la Journée de la
mémoire annuellement en France. Le ghat
ouvre la voie vers le Morne, cette pente
se fendant d’une chute vertigineuse dans
l’océan Indien. Le Morne regarde vers
cet espace d’autres damnés de la canne,
où le dialogue reste à faire. L’Histoire
n’est ni noire ni blanche, elle est
marronne
Maurice est aujourd’hui même le
seul pays au monde ayant deux lieux de
ces deux mémoires classés par l’Unesco,
deux mémoires à tisser sans les réduire
à l’indifférenciation. Et il serait
impardonnable que nous rations ici
l’occasion de les faire dialoguer. Oui,
il nous serait impardonnable de
continuer à lire l’histoire sous l’angle
des arbres qui cachent la forêt. Ghat et
Morne, auxquels nous devrons désormais
donner le statut de personnages de nos
histoires, de nos récits collectifs et
de nos imaginaires historiques, se
devront de rappeler que le premier
esclave à Maurice comme à la Réunion
était… indien, que l’engagisme fut une
« nouvelle forme d’esclavage », comme
l’a écrit Hugh Tinker. Il est nécessaire
de savoir en quoi cette forme est
nouvelle, pourquoi les premiers coolies
furent des Chinois qui se révoltèrent et
furent renvoyés chez eux, d’apprendre
que le marronnage des esclaves trouvait
un répondant dans le vagabondage de
l’engagé (alors même qu’un groupe
d’esclaves indiens avait marronné sous
les colons hollandais à Maurice), que
descendants d’esclaves et d’engagés ont
tous deux développé des points de
rencontres et de partages de langues, de
codes hybrides, de cultures mosaïques,
des stratégies de replis et de détours
façonnés par le même univers des
plantations. Je suis pour un partage des
potentialités que ces lieux peuvent
permettre de développer, car les deux
mémoires ont dorénavant leur matérialité
topographique, permettant de dessiner
leurs réels contours dans un esprit de
partage et non d’exclusions meurtrières.
Maurice a la chance inouïe d’enrichir le
patrimoine humain d’une relation
dialogique issue de deux souffrances non
plus à mettre en concurrence mais en
quête de liens pouvant agrandir les
mémoires qui parfois peuvent se replier
sur elles-mêmes, sous prétexte que « ma
souffrance est supérieure à celle de
l’autre ». C’est souvent ici que
commence l’identité meurtrière. Il
s’agit d’articuler sans affadir ni
exclure. Maurice peut donner au monde un
sens du dialogue transculturel et un
dialogue vers le sens des diversités.
C’est un beau et grand défi. Le Ghat et
le Morne portent en eux, si nous les
semons bien, les germes d’une fluidité
historique pour le plus grand bien de
l’humanité, loin des pétrifications des
mémoires à des fins tristes.
Penchons-nous sur sa coolitude, son
potentiel d’un humanisme du Divers
porteur de grandes espérances pour le
monde et ayons à cœur cette noble
ambition. L’Aapravasi
ghat
est déjà ouvert à cet échange, comme
l’ont démontré Raju Mohit, officer in
charge et Satyendra Peerthum, historien
affecté au ghat, établissent déjà que 5%
des engagés étaient africains, chinois,
européens, ouvrant l’engagisme, au-delà
des exclusions, à son caractère
« universel », et se montrent désireux
d’entamer un dialogue avec leur site
frère, le Morne. Dans ce sillage et par
extension, Maurice est tout à fait
indiquée pour servir de lieu à un
dialogue entre l’Atlantique et l’océan
Indien (3), car c’est dans la mise en
séquence de ces deux histoires et ces
deux mémoires dans ces deux océans que
l’engagisme et l’esclavage aideront à
mieux panser et penser notre
vivre-ensemble dans un monde fragilisé
par de multiples défis. Dans le
prolongement de ces deux lieux classés,
c’est le prochain grand itinéraire à
explorer. Ghat et Morne : les mauriciens
peuvent revendiquer leur coolitude,
ancrée désormais dans leur paysage
proche. L’invitation est aussi lancée
aux Réunionnais, Guadeloupéens,
Martiniquais, Guyanais, Fidjiens,
Sud-africains, Malaisiens… et toutes les
consciences concernées par une identité
ouverte sur l’autre, fondée sur le désir
d’une culture de la paix dans le monde.
NOTES :
L’auteur attire l’attention des
lecteurs sur le fait qu’une version plus
longue de cette réflexion sera publiée
par l’équipe de Brinda Mehta, qui
consacre un numéro spécial à la diaspora
indienne dans le magazine l’Esprit
Createur, Indian Ethnoscapes in
Francophone Writings of Indenture,
Rutgers University, USA, à paraître
cette année. (1) Pour plus
d’informations sur ce concept, cliquez
le mot coolitude sur google ou un autre
moteur de recherches. (2) Voilà ce qu’en
dit Véronique Bragard, auteure d’une
thèse intitulée Gendered voyages into
coolitude : « Le concept de la
coolitude se développe en effet autour
d’une double articulation : donner une
voix au personnage indien souvent mis
sous silence ou passé sous couvert
d’exotisme mais aussi tendre vers un
rapprochement entre communautés. Au-delà
de la symbolique de souffrance qui lui
est souvent attribuée, l’espace
océanique, symbole du passage, devient
cette ’Atlantique Noire’ de Gilroy, cet
espace incommensurable de rencontres et
de frottements, établissant un rapport
entre l’Atlantique et l’Océan Indien,
entre les sociétés et mémoires des
Antilles et les Mascareignes. Dans de
nombreux ouvrages d’écrivains d’origine
coolie, tels ceux du mauricien
Khal Torabully,
de la mauricienne Ananda Devi, du
guyanais David Dabydeen ou de la
trinidadienne Leelawatee Manoo-Rahming,
thématiques, métaphores et symboles liés
à la traversée des Kala Pani (eaux
noires car impures pour les hindous) et
à la (trans)plantation donnent lieu à un
imaginaire transocéanique…, in
Regards croisés sur la mémoire coolie
des Antilles aux Mascareignes.
Signalons qu’une thèse a été soutenue à
l’Université de Warwick en 2006, sous la
direction de David Dabydeen, qui vient
d’inscrire la coolitude dans les études
de troisième cycle. Ce travail de
Shivani Gurunathan utilise l’outillage
conceptuel de cette poétique en vue
d’articuler les textes des auteures de
Malaisie et celles des Antilles
britanniques. (3) Cette vision nécessite
un réel intérêt de la part de l’Etat,
qui peut et doit aussi mettre Maurice
sur la carte non seulement comme terre
d’opportunités économiques mais aussi
des humanités. Le concept de l’ « île
durable » que le gouvernement promeut ne
saurait avoir de sens plein sans un
volet de développement culturel à la
hauteur des enjeux et des attentes.
©
Khal Torabully,
Pointe aux Canonniers, Maurice, 7
juillet 08 |