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Quelques mots sur le soir...
C'est le soir. Toute la journée j'ai envoyé autour de moi, vers le passé et vers
le futur, de petits crabes cueillis à l'aube sur la plage, en les faisant tourner à des
vitesses inouïes dans des frondes d'algue solides. Mais à présent c'est le soir. Et
voici leurs carapaces vides sur la table, comme frappées d'une étrange amnésie. Des
croûtes de pain accrochent la lumière électrique de l'hiver et lui donnent, quand
même, quelque chose de chaud. Des miettes. Dans la corbeille à pain, au bord de la
table, quelqu'un a mis par malice un vieux Folio. Peut-être moi. Une couleur de soir
doré comme au sortir du four : le visage et la gorge d'Olga Karlatos, son coquet chapeau
de paille. Son regard a quelque chose de perdu. Et aussi quelque chose de précis. Que
regarde-t-elle ? Qui regarde-t-elle ? Derrière, une silhouette que le photographe a rendue
floue est celle d'un homme. Peut-être. Cela fait longtemps que j'ai fini de relire ce
livre. Et à présent c'est le soir. Un soir échappé, à l'heure propice, d'une
interminable journée, avant une interminable nuit.
D'entre les pages, de la chambre bleue du livre, et du village de Settignano, je les vois
sortir : sur Perpetua, les Pandolfini au complet, la comtesse Zina, et Michele --
lui, ses souliers trop neufs craquent, je ne sais pourquoi -- tous les personnages du
livre, d'abord plats comme de pauvres croquis sans conséquence. Puis ils se déplient. Se
déploient. Des carapaces vides ils débusquent des locataires insoupçonnés. Leurs rangs
en grossissent. C'est une cohue qui bouscule le soir. Un soir fragile et toc, échappé à
l'heure propice d'un placard d'accessoiriste des studios Universal. Il y a des femmes en
chapeau cloche. Des robes vieux rose à franges noires. Les hommes sont des ombres. Et sur
la table, mon ombre aussi est portée. Nous voici dans les années vingt de la vieille
Europe. Lilith est là, dans cette foule. Elle grandit et s'en détache. Elle vient de
quitter définitivement Hollywood et ses prestiges. Elle s'approche -- comme d'une
caméra?... S'approche de qui? De quelle nuit? -- et dit, d'une voix inexpressive : "Assez,
assez de cet écoulement sordide! Assez de la vie qui se perd, du néant qui la ronge!"
Elle a encore grandi, s'est étendue sur la table,
au-dessus d'elle et autour de moi comme un nuage libéré de je ne sais quelle contention.
Une de ces belles nébuleuses du cosmos.
Comme Krishna n'est qu'un ordinaire conducteur de char au milieu du champ de bataille, et
à la fois le Brahman Suprême. Elle s'approche dans le clair-obscur du soir. |