MARCHE SUR LE FEU 2
(traversée du trou de feu par les pénitents
- tambours, morlon, clochettes, lansiv, clameurs)

 

 

Attention, le fichier son pèse 462 Ko, merci de votre patience.
En attendant, je vous propose la lecture d'un extrait de Le Soir, Lilith,
œuvre originale dont vous pourrez lire l'intégralité sur mon autre site :
Aux confins d'Idalôram.

 
                       

      

                     

Quelques mots sur le soir...

  C'est le soir. Toute la journée j'ai envoyé autour de moi, vers le passé et vers le futur, de petits crabes cueillis à l'aube sur la plage, en les faisant tourner à des vitesses inouïes dans des frondes d'algue solides. Mais à présent c'est le soir. Et voici leurs carapaces vides sur la table, comme frappées d'une étrange amnésie. Des croûtes de pain accrochent la lumière électrique de l'hiver et lui donnent, quand même, quelque chose de chaud. Des miettes. Dans la corbeille à pain, au bord de la table, quelqu'un a mis par malice un vieux Folio. Peut-être moi. Une couleur de soir doré comme au sortir du four : le visage et la gorge d'Olga Karlatos, son coquet chapeau de paille. Son regard a quelque chose de perdu. Et aussi quelque chose de précis. Que regarde-t-elle ? Qui regarde-t-elle ? Derrière, une silhouette que le photographe a rendue floue est celle d'un homme. Peut-être. Cela fait longtemps que j'ai fini de relire ce livre. Et à présent c'est le soir. Un soir échappé, à l'heure propice, d'une interminable journée, avant une interminable nuit.

D'entre les pages, de la chambre bleue du livre, et du village de Settignano, je les vois sortir : sœur Perpetua, les Pandolfini au complet, la comtesse Zina, et Michele -- lui, ses souliers trop neufs craquent, je ne sais pourquoi -- tous les personnages du livre, d'abord plats comme de pauvres croquis sans conséquence. Puis ils se déplient. Se déploient. Des carapaces vides ils débusquent des locataires insoupçonnés. Leurs rangs en grossissent. C'est une cohue qui bouscule le soir. Un soir fragile et toc, échappé à l'heure propice d'un placard d'accessoiriste des studios Universal. Il y a des femmes en chapeau cloche. Des robes vieux rose à franges noires. Les hommes sont des ombres. Et sur la table, mon ombre aussi est portée. Nous voici dans les années vingt de la vieille Europe. Lilith est là, dans cette foule. Elle grandit et s'en détache. Elle vient de quitter définitivement Hollywood et ses prestiges. Elle s'approche -- comme d'une caméra?... S'approche de qui? De quelle nuit? -- et dit, d'une voix inexpressive : "Assez, assez de cet écoulement sordide! Assez de la vie qui se perd, du néant qui la ronge!"

Elle a encore grandi, s'est étendue sur la table, au-dessus d'elle et autour de moi comme un nuage libéré de je ne sais quelle contention. Une de ces belles nébuleuses du cosmos.

Comme Krishna n'est qu'un ordinaire conducteur de char au milieu du champ de bataille, et à la fois le Brahman Suprême. Elle s'approche dans le clair-obscur du soir.

    

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