Interview
- Pourriez-vous tout d'abord présenter votre revue et votre
site Internet ?
N : www.soufisme.org est le site de la revue Soufisme
d'Orient et d'Occident. Cette revue et ce site sont nés d'une volonté de jeter des
ponts, d'une volonté de communication et de partage. Ils participent en outre du
projet de faire découvrir une tradition spirituelle authentique, qui est aussi une
voie de sagesse de tous les temps et de tous les lieux. Pour ce faire, ils sont
constitués d'articles qui sont autant d'éclairages sur les valeurs universelles du
soufisme. La revue tient par ailleurs, peut-être plus que tout, à se faire l'écho du
soufisme vivant pratiqué et vécu. En cela, la revue accorde une large place aux
témoignages d'hommes et de femmes engagés aujourd'hui dans cette voie, et pour qui le
soufisme est devenu une expérience quotidienne, une expérience de tous les
moments."
- Quelle place le soufisme occupe-t-il actuellement dans l'islam
?
N : D'un point de vue extérieur (historique, sociologique,
voire même théologique dans certains cas), il est fréquent de constater que le
soufisme est considéré simplement comme marginal ou minoritaire dans le monde musulman
(sans compter les pouvoirs politiques intégristes qui l'interdisent comme c'est le cas
par exemple en Arabie Saoudite). Cette appréciation du soufisme est malheureusement
faussée car elle ne prend pas en compte la nature essentielle du sujet auquel elle
s'applique : l'expérience vécue de la contemplation et du rapprochement avec la
Réalité divine.
Ainsi, pour "mesurer" la place du soufisme en Islam, il faudrait faire état de
son influence réelle sur le monde plutôt que de sa représentativité
quantitative. Si l'on veut prendre un comparatif, on peut trouver un équivalent assez
significatif avec les ordres monastiques chrétiens. En effet, qui oserait dire qu'en
raison de la faible proportion de moines et moniales parmi les chrétiens, la voie
monacale serait marginale dans la chrétienté ? Une telle position n'est pas
raisonnablement tenable eu égard aux apports sans prix de ces différents ordres à
l'ensemble de la chrétienté depuis Saint Benoît, tant sur les plans mystique,
métaphysique, artistique, scientifique etc. ?
Il en est de même en Islam. Depuis l'origine, les soufis reçoivent en dépôt et
transmettent le souffle originel du Verbe Muhammadien. A ce titre, la Voie soufie
est proprement centrale dans l'Islam et assure sans discontinuer la possibilité de
revivification de la religion.
- Quelles sont les origines du soufisme ?
N : Un maître spirituel soufi du IXème siècle (al Junayd)
a dit qu'au temps du Prophète Muhammad le soufisme était "une réalité sans nom,
tandis que de nos jours il est devenu un nom sans réalité". Voilà plus de 1000 ans
que ces paroles furent prononcées et l'on voit qu'elles font état de deux choses.
D'une part, il est fondamental de comprendre que ce qu'on appelle "soufisme"
n'est ni plus ni moins que la continuation des pratiques du Prophète Muhammad et des
relations qu'il entretenait avec ses Compagnons. L'apparition d'un mot spécifique pour
identifier cette réalité d'ordre spirituel fut nécessaire à partir du moment où elle
ne fut plus "naturellement" partagée par les nouvelles générations de
musulmans. Afin de l'identifier, il est devenu nécessaire de la nommer. Pour autant,
l'histoire du mot "soufisme ("taçawwuf"en arabe) ne doit pas être
confondue avec sa réalité, laquelle est basée sur l'Amour spirituel, l'excellence du
comportement (al ihsan) et l'expérience vécue de la proximité divine. L'analyse
scientifique moderne "bute" en général sur cette différence puisqu'elle
considère trop souvent le soufisme comme une doctrine de pensée spécifique, ce qu'elle
ne peut pas être puisque pure expérience spirituelle. Ainsi l'origine du soufisme tant
sur le plan historique que métaphysique trouve source dans la personne du Prophète
Muhammad lui-même. (Sur la réalité spirituelle de Muhammad, cf. La sagesse des
Prophètes, Ibn Arabi - Spiritualités Vivantes - Albin Michel)
Le second enseignement de la phrase de Junayd témoigne de
la rapidité (quelques générations) avec lequel l'Islam véritable fut appauvri de son
sens originel. Très rapidement, les générations successives se sont éloignées de
"l'union des coeurs" qui caractérisait l'"état spirituel" de la
génération de Muhammad. L'accès à "l'influence spirituelle" de Muhammad
devint en fait possible pour ceux et celles qui la recherchaient. Cette influence
spirituelle n'était plus l'état donné de la communauté , mais un état à rechercher.
Rapporté à notre contexte actuel, on peut se demander si cette tendance n'est pas en
train de s'inverser. En effet, l'aridité spirituelle du monde occidental crée les
conditions nécessaires pour que la demande et la recherche de milliers de personnes vers
cette expérience originelle, intime de Dieu, se fasse avec une pertinence étonnante par
delà la gangue culturelle et apparente de l'Islam. C'est ainsi qu'en France par exemple,
la voie soufie se développe tant auprès d'occidentaux que de maghrébins, qui après une
période de rupture avec leur religion de naissance, retrouvent un sens à la pratique
religieuse grâce à cette dimension intérieurement vécue qu'apporte le contact avec un
maître spirituel vivant.
- Quelle est la répartition géographique et humaine du
soufisme ?
N : Il est difficile de répondre à cette question tant le
soufisme ne peut se cantonner à un segment de population. Le souffle universel qui le
porte en est la raison principale. Dans la voie Qadiriya Boutchichiya (celle à laquelle
je suis rattaché), les disciples qui se côtoient viennent d'horizons culturels,
professionnels, sociaux etc. extrêmement diversifiés. Tous se fondent dans une
fraternité de coeur réelle, concrète et non pas simplement de façade. De nos jours, la
mondialisation aidant, on trouve des disciples soufis absolument partout, des Etats-Unis
jusqu'en Chine en passant par l'Europe et l'Afrique.
- Quels sont les principes et les aspirations du soufisme ?
N : Exercice périlleux que celui de définir avec des mots une expérience spirituelle
:-) .
Le soufisme reprend dans ses fondements l'intégralité des principes de l'Islam en
mettant plus particulièrement l'accent sur l'Amour, le dépouillement intérieur et
l'effacement du moi. La perspective métaphysique propre au soufisme repose principalement
sur deux notions :
- d'une part, la nécessité d'une Réalité suprême, à la fois immanente et
transcendante, comme cause et finalité de toute la création,
- d'autre part, la possibilité offerte à l'homme de transformer sa perception habituelle
du monde et de retrouver la fibre lumineuse qui sommeille en lui.
La profession de Foi de la religion musulmane ou "Shahada" peut se traduire en
ces termes : « J'atteste qu'il n'y a de réalité que la Réalité divine, et que
Mohammad est l'envoyé d'Allâh ». Elle constitue le premier pilier de l'Islam. Le soufi
s'y reconnaît complètement, car, tout son cheminement se déploie et s'enroule autour de
ce pilier qui se trouve ainsi revivifié et réactualisé de façon permanente. Comme on a
pu affirmer que le soufisme constitue le coeur de l'Islam, on pourrait dire que
l'expérience du soufi est l'esprit même de la Shahada.
Pour parvenir à la réalisation spirituelle qu'implique le soufisme, l'enseignement d'un
guide devient absolument indispensable. Ibn Khaldun (célèbre théologien musulman) a dit
"Quant au combat spirituel de l'Intuition et de la Contemplation, dont le but est le
soulèvement du voile du monde sensible et la connaissance du monde spirituel [...], elle
dépend d'une façon nécessaire et absolue d'un maître de l'initiation [...], sans
lequel ce combat spirituel serait vain dans la plupart des cas".
- Daryush Shayegan, notamment, a étudié les rapports qui
pouvaient exister entre soufisme et hindouisme... Que pouvez-vous nous dire sur ces
rapports entre la mystique soufie et la mystique hindoue, voire la mystique chrétienne ?
N : Toutes les traditions authentiques sont les expressions
d'une seule et même réalité intérieure, elles sont (normalement) un chemin vers
l'Unité et la proximité divine. Le soufisme est un des chemins possibles. Il ne
prétend à aucune exclusivité. Ainsi, il est parfois troublant de se rendre compte à
quel point les écrits de certains saints ou maîtres sont étonnants de similitude
alors même qu'ils émanent de personnes rattachées à des religions différentes et
même s'exprimant à des époques très différentes. De Rûmi à Saint Jean de la Croix
en passant par Ramana Maarshi pour ne citer qu'eux (!), il y a un parfum de fraternité
qu'on ne peut ignorer.
L'oeuvre de René Guénon a, je crois, considérablement contribué à rappeler cette
vérité première : l'unité transcendantale des Traditions. Pour autant, il faut
se garder de tout syncretisme.
- Quel est votre point de vue sur les difficiles rapports entre
musulmans et hindous dans le sous-continent indien ?
N : Je ne connais que superficiellement cette question et je
n'en dirai que peu de choses. Tous ces conflits n'ont la religion que pour habit. Ils la
salissent d'ailleurs. Lorsque le pouvoir temporel s'empare du coeur des hommes, les
ravages sont indescriptibles. Par delà les déchirements ethniques, culturels, politiques
etc., il y a surtout un énorme point commun : la haine et l'ignorance. Lorsque
l'oeil du coeur s'éteint, on s'en prend aux autres et aux causes extérieures, plutôt
que de méditer sur la nécessité de purifier notre propre regard sur le monde. C'est
l'histoire de la paille dans l'oeil du voisin et de la poutre dans le nôtre... La
religion est un moyen, elle n'est pas une fin en soi. Il n'y a qu'un seul but : se
rapprocher de Dieu et pour cela l'Amour est indispensable.
- Le soufisme reste relativement méconnu en Occident où, par
ailleurs, l'islam a mauvaise presse : quelles lectures, quelles démarches nous
conseilleriez-vous pour mieux connaître et comprendre islam et soufisme ?
N : Eh bien en premier lieu consulter le site www.soufisme.org
:-)) .
Quelques livres de Faouzi Skali : La Voie soufie, Traces de Lumière -
Spiritualités Vivantes - Albin Michel), Le Face à Face des Coeurs (Editions du
Relié)
Eva de Vitray-Meyerovitch : Islam, L'Autre Visage (existe en collection poche)
D'excellentes traductions de l'oeuvre d'Ibn Arabi parues chez Albin Michel également.
Par ailleurs, l'association L'Isthme (http://www.isthme.org)
organise régulièrement en France des conférences, des rencontres thématiques et des
ateliers de découverte sur le soufisme en Occident. Cela peut être l'occasion de
rencontrer des personnes pratiquantes et de mieux se rendre compte à travers leur
témoignage de ce que peut être une voie initiatique vivante et authentiquement
opérative : ça, on ne le trouve pas dans les livres :-)
Enfin, il peut être utile de consulter également le site www.tariqa.org,
site de la tariqa Qadirya Boutchichya, notamment pour le recueil de pensées et paroles
soufies qu'il recense.
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