Deux textes de
JEAN SAHAI
    

INDE'DIFFERENCE
(Article paru dans l'hebdomadaire satirique de Guadeloupe "Le Motphrasé" du 16 juillet 2003.
Nota : Le festival de GwoKa est organisé depuis 16 ans par Maître Félix Cotellon et l'association CASC)

   Ceux qui font profession d'être indiens de Guadeloupe se seront dit : chouette enfin un Festival Indien! Laissons-les faire et on n'aura qu'à aller voir !

   Pandit de Long-Félix peut se frotter un ventre d'Alexandre après avoir tranché d'un seul koudsab les n¦uds gordiens qui tranglent nos candides associations indeloupéennes... Incapables de marcher bwaré pour co-produire un 2004 que tout le monde voudrait grandiose, leurs leaders nagent en effet dans la macédoine de tiraillements que l'on sait.
   Kotelsamy a bien mené son affaire en faisant venir de très grands artistes indiens, avec comme étoiles parmi autres stars Raghunath et ses Tamouls, Balkaransingh et les indo-trinidadiens. Prestations indiennes inégalement réparties, le public l'aura remarqué, mises entre parenthèses certains soirs où le temps global fut accordé en priorité aux groupes locaux - les contrats avec nos GwoKasseurs leurs garantissent 45 minutes minimum. Mais c'est les affaires du chat, et son Festival s'appelle bien GwoKa, donc il peut Maître ce qu'il veut, et il l'amène où il veut. Alors, où est le Festival des Indiens?
   Avec deux galas de ragôut-money au Centre des Arts de Pwentape et au Nelson-Center du Moule, on regrettera que la luxuriante troupe de Trinidad n'ait pu donner le change en se déployant in full, si ce n'est tout à fait en clôture de festival, et à la demande insistante du public. Cela aurait permis de poser de belles problématiques comme Inde du Nord-Inde du Sud, ou Inde-Caraïbe.  N'ayant raflé que des tranches podium de 25 à 30 minutes maxi, les Trinees retiendront de cette guad'expérience la suppression de leur premier passage à Richeplaine pour raison cyclonique, le plan incliné servi en guise de plateau à Maudette - à des artistes classiques, pas des forains, nos ouvriers plancheurs auraient-ils perdu le niveau à eau ou l'équerre? Les cutting-off  en dernière minute de leur danses finales pour laisser place à un langoureux quadrille ou un gwoka-cleaning bien de chez nous en guise de finalé  quotidien, et autres mini-déconvenues pour lesquelles l'avocat d'une trinitaire créolité n'aura aucun mal à se défendre. Si président de taille il y a, il y aussi son équipe qui sort CASC-ée. Sans oublier les chauffeurs de mini-bus qui ont su attendrir les délégations étrangères par leur omniprésent sourire, leur dévouement attentif, sacrificiel à limite, bref cette hospitalière sollicitude bien de chez nous qu'il convenait de surligner.
   Les grands responsables de la mise entre parenthèses de leur culture sont bien sûr les indiens eux-mêmes. Mais où étaient-ils pendant ces passionnants Gran Kozé, où de brillants chercheurs abattaient tour à tour pour eux les mythes qui leur ont servi d'histoire par la grâce de l'école française omissionnaire et de la vaticane inquisition? Par exemple que les rituels qui sont pratiqués dans la population indienne de Guade ou de Tinique descendent bien de la riche culture tamoule et ne sont pas à mépriser, qu'ils sont l'objet de travaux impressionnants menés par des ethno-musicologues et autres chercheurs de haut niveau venus d'Europe, d'Inde, des USA, du Cananda, qui nous supplient aujourd'hui de les sauvegarder, cela les Inde... diffère !  Tout au plus nos descendants kouli  sont-ils fiers de montrer que leurs enfants "font de la danse indienne" comme d'autres font tennis ou piano, ou de défiler en sareeeee... Mais où est leur curiosité pour ce qui est à eux, tout ce qu'on leur a arraché avec leurs boutons de kamiz et leurs chivé, et que tout le monde en choeur leur demande maintenant de bien vouloir protéger, développer, détimidiser, exporter même? 
   Pourtant on vance. Et comme, même si on n'est jamais si bien servi que par soi-même, on ne fait rien de bon tout seul, coup de chapeau de paille aux Nâdrons rénovés et passionnants, aux mois de travail bien cousu que nous a offert le tandem Raghouber-Nagapin et qui ont médusé un auditoire lassé des mornes prestations tristes et répétitives d'antan. Ce sont des Maldévilin formés et créatifs, et non des timorés de vieille garde en mal de statue qui nous rebâtiront une culture indienne, l'utile médiatrice que la Guadeloupe entière appelle de ses voeux tressés.
   Quant a nos syndicalistes, enseignants et autres pseudo-défenseurs de la gwakaculture, à nos intello hasbeen  qui persistent à n'entendre par là qu'africalité ou qui comme l'an dernier au Lyannaj Europe se sont ternis par l'absence, peut-être faute de discours : manfou a  yo, chè !


On ne fait rien de bon tout seul !
Regard d'un Indien guadeloupéen sur Aimé Césaire

(En hommage à l'œuvre d'Aimé Césaire à l’occasion de ses 90 ans, et des célébrations de l'arrivée des indiens aux Antilles il y a 150 ans, Jean S. Sahaï lui offre ces lignes. Porteuses de souffrances non dites, elles témoignent aussi de la quête de respect et de reconnaissance des indiens de Guadeloupe et Martinique, de leur volonté de contribution matérielle et spirituelle à l'édification d'une société antillaise pluri-ethnique, multi-culturelle,«à dominante universaliste».)

  A Aimé Césaire

Vannakam, Gran Nonm!

Salutations de mes aïeux kouli à celui qui naquit nègre parmi des tamouls, en terre de cannes de Basse-Pointe. Dont une noble et effacée mabo-da malabar prit en Madone un soin fertile, car fils porteur d'émancipation de l'être.

Temps, car le temps c’est va qu’il va et nous descendons, temps venu pour que le descendant d'indien kouli de Pointe-à-Pitre fasse tourner flamme, offre arati de mots au maître des mots.

Sobre, mais non point indolent, je lève un doigt, et le vent pris, demande permission de ficher d'un point rouge mon incontinence au fronton des grands mâts océans. Car amère aussi, salée, fut, après, puis ensemble avec vous autres, la sueur des fils et des filles de l'Inde entre cannes fertiles, sabres s'abattant scandés de gueulantes, des heurts d'emprise forcenée du traître maître-destructeur bafouant l'abolition de son crime perpétué.

Oui, le non-dit, la lourde transparence, fit hélas de mon ancêtre le banni au cheveu glissant qu'on halait pour faire pleurer nos filles. Elèves, combien, maigrelets sans-fesse ni force, s'affaissaient sous les tòbòk, cabris émissaires pliant sans casser sous l'insulte de pairs assoiffés de revanche contre un autre cheveu lisse. Pairs de la coupe et de l’attachage, mais résolus à écarter cet autre nez pas fait pour humer le vent du large, écraser des pieds trop fins qui enjambèrent pourtant le monde.

Et je dois dire bien haut, afin que l'on s'entende, en ce lieu dévolu à nous tous, moi fils du point cardinal de la vaste Asie basanée, Kali noire plaquée sur poussière insulaire, héritage encore incomplet d'une cruelle providence: fais, maître, que se taisent, maintenant, les ardeurs canines indophobes! que s'évaporent les relents de crachats essuyés sans envie de revanche d’une manche d’épaule en larmes, mouchés dans un pan de chemise aux boutons arrachés! que cesse l'orduration de mes races par celle qui avait trop subi, trop bavé de par ceux qui nous ont tour à tour fêlé le fond, gâté le sang, crasé l'esprit.

Tu vins pour dire: haut la tête, nègre! et ne pus donc qu'effleurer en passant la souffrance conjointe d'un petit peuple sans héraut, sans grec lettré aux vingt-six signes, mais érudit dans ses langages inventeurs du zéro d’empuissance, aux langues jugulées par le porteur d’épée en crucifix. Nous n'avions pour parer les coups que fragiles pétales de fleurs, rituels mantras de barbarie, rhizomes de curcuma, ou danses simagrées. Oui, pré-judaïques, nous immolâmes cabris, nous frappâmes matalons! Et oui! on nous cracha dessus, on nous tourna en rigolade, en lombrics d’une terre qu'avons aussi bâtie, aimée, adoptée.

Dépôts, vaine attente du bateau de retour, indifférence, opaque transparence, rejet aux oubliettes de la honte, au caniveau et au dalo, rires sous cape et pestifération, qui nous chantera tout cela? Nous n'avons d'autre balade que chantonnement du pousari, cymbales éclatantes, pongal, et gloriole de Maldévilin au sabre brandi.

Puissent donc siècle après siècle, se lever d'autres chantres, d'autres enchanteurs, et chanteurs des souffrances de nous, autres, de la canne à l'oppressoir. Car elle n'a pas pris fin, l'illusion de victoire, ni n'a encore abouti la quête du devenir: unitaire seulement il se pourra.

Le cahier d’un retour aux Indes annulé converge avec celui du chantre. Ils se fondront dans l'universel. Mais, pas avant que les annales ne couchent enfin à haute voix que l'indien noir kouli, malabar venu de l’autre côté de l’Inde ou kalikata à la peau plus blême, n'a pas plus démérité que l'abyssinien.

Mais pourquoi nous fûmes les oubliés de cette noble reconnaissance? Oublié aussi, que nous sommes un double peuple, et la deuxième île, sœur. Que nous avons trimé, été fouettés, battus, corchés.

Ah, faire parler le silence occultant, enrayer le tort d’être l’absent, défenestrer l'oubli déshonorant, dévoiler le faire semblant d'ignorance nourri du tout-va-bien assimilant, ô commotion! Karuks de surcroît, d’emblée fiers aussi, nous nous gâvames de cette belle prose venue de chez voisine, en ravalant au fil des pages notre salive étonnée, puis étouffant l’horreur de notre effacement. Déçus, quoique compassionnés, nous convînmes enfin de ne plus courtiser l’écriture univoque, de salle d’étude en examen, que pour arracher quelque diplôme.

Disons bien: la souffrance cannière, même en ce jour distillée, sirupeuse, ne fut point, hélas, qu'apanage ni sordide privilège des fils d'Afrique torturés jusqu'à la lie par la horde des brigands aux sonnailles d’argent en cassonade.

L’indien aussi et, après les décrets d’abolition, hindou-frère-de-Calcutta, mais surtout tamoul, ourdou ou télougou, se risqua sur Kala Pani, l’eau noire. De la tempête, il fut sauvé par l’oraison coranique à un Nagoumira. Oui, il venait de plus loin encore, rêvant d'espoir, mais envoûté, car emmené pour amarrer la même frêle canne au jus qui saoûla notre histoire, pour la lier, pour prolonger celui que lacer ladite tige avait lassé, tige de canne que le nègre émancipé laissa bas, mais, ô, lacéré à son tour, prisonnier de la plantation. Alors que s’esclaffaient nègres libres et mulâtres, il respirait privé d’identité, apatride sans rôle, jusqu’à ce que se lève pour tous, Maldévilin juriste et audacieux, Sidambarom de Guadeloupe.

Ployèrent ainsi leurs reins de frelons ces fils de l'Inde, souffrirent leurs filles violentées en îles dans la chair, blanchies dans l’esprit. Crièrent jusqu'au ciel, s’écrie leur mémoire euthanasiée, leur souffrance restée non dite, oubliée la nuit dans les rêves de temples et d’eaux sacrées. On en fit des parias, rab pour rats. Honnis par les honnis, affublés de quolibets, dits mangeurs de canins, coulisseurs en bondieuserie pire que vaudou, quimbois, ou chrétien maléfice, renvoyés faire leur coup de trottoir errant. Mais, dites merci: ayant vite oublié le pourquoi du comment sur les bancs de l’école laitière et les prie-dieu d’hiver, ils vivotèrent repliés, raseurs de murs, renfouissant, somatisant en maladies pour fin de vie, ravalant, penauds, dociles, bien élivés, aussi juste qu’elle eût pu être, toute volition de frappante vengeance.

Or, l'enfoui, le non-dit, sourd comme eau de source qui doit jaillir. Pour porter fruit, la graine du mango doit se briser la coque, le germe de la vie doit se faire loquace.

J'assume le discours en double chicote de haine, comme j'assumais l'oubli. Inconsolé, mon sourire est parfois triste, et mon regard d’enfant perdu. Mais je suis là pour rester ici. Car plus lointaine qu'Afrique encore reste l'Inde des miens, et se perdirent ses langues mères parmi la fausseté de nos vérités, notre aliénation de multipliant palmé, aux prises avec lianes à mentir médiatique, école omissionnaire.

Si je hausse le ton, ce sera juste le temps d'une méprise à corriger, d'un menton qui se relève, de cicatrices qu'on érasera ensemble, en chœur de chorale. Le temps de l'ouverture d’un troisième œil, de la saisie du regard communiant, reconnaissance de peine commune, respect gagné entre frères. Car moi l’indien sans plume ni flèche, du Nord bien vert ou bien de Saint-François, de Capesterre ou de Port-Louis, je veux, bâtir notre citadelle atlantique. Je n'ai que faire d'une guerre fratricide entre fils bâtards ou réchappés. Je sublimerai plutôt ma rage en chant d'espoir, en bhajan, nâdron, veena, moudra. Cathartiques, nos danses et musiques me porteront dans cette lutte qui ne tue point, car je nous vois, je nous veux, tous gagnants.

Le grand cri nègre! Cri kouli, cri universel! Tu le poussas si fort qu'il nous pénétra tous. Mais, sache: il me pétrifia aussi. Prose poétique, ô, je l'entendis bien, jubilée par maints maîtres d'école et gens sevrés de mon histoire propre. Je me souvenais, dans une inconfortable amertume, sans moyen pour me délivrer l'esprit de cette tristesse, que le petit-fils de l'esclave resté ensanglanté n'avait pas pu saisir, et les poètes le lui avaient-ils seulement intimé, que vu le pressoir à vesou rouge, notre Afrique à tous est aussi Inde en nous. Et tout le reste du damnage.

Et donc notre fier frère d'enfer nous malmenait. Il nous riait, il nous poussait, il nous bourrait, il nous halait, il nous soucrait. Il nous jirait notre manman, il nous pilait, nous malauventrait et envoyait aux chiottes. Parfois, il nous incinéra, nous encenseurs, dans ses conciliabules de cour d’école.

Un son non frappé, un mot clairement dit: je veux passer quémande encore pour que toujours naisse et renaisse le chantre. Il faudra ensemble, en phalanges serrées face au vent scélérat, avec le syrien, le saintois, le poitevin aussi, lier la langue des fausses gens bien, quelle qu’en soit la souche, leur épicer la bouche de vrai colombo, mango vert, piment fort, cari de toutes nos plaintes exacerbées. Exacerbées, puis sublimées. Car artistes, et gens de cœur, nous serons. Et puisqu’on nous oublia, que cela fit si mal, chanterons à l’unisson la peine de tout un chacun, et non plus que la mienne.

Un chantre universel, une main aux doigts fermés en poing, oui, mais l'autre en anjali moudra! Que chacune de nos tribus, lassées de tribalisme et de violence à l'arme blanche, offre les yeux au grand soleil unique, avant qu'il ne s'éteigne sur nous!

Et je saurai, oui je le crois, et veux l'entendre dire en clair pour que se rouvre mon oreille coquillandée, que tu t’écrias bien au nom de tous les damnés, fustigeant d’un trait de plume toute l’étendue de l'oppression, fût-elle madras déchiqueté en quadrature multicolore.

Ave, et Vannakam, Césaire aimé ! Éïa !


   

Retour à la page précédente

SOMMAIRE