Interview
JSS : Vanakkam et namasté, ami
Philippe Pratx, et visiteurs du site. Il s’agit en effet d’un numéro spécial
de la revue L'Esprit Créateur, produite par l'Université du Minnesota
aux Etats-Unis, et publiée par la Johns Hopkins University Press. Depuis un demi-siècle, cette revue publie des études sur la
littérature, la critique, le cinéma et la culture du monde francophone.
JSS : Ce numéro spécial est d'un
intérêt tout particulier pour tous ceux qui se sentent concernés de près ou
de loin par la question indienne post-engagiste dans les territoires
francophones. Il a été piloté par Mesdames Renée Larrier et Brinda Mehta, du
Département de Français et d’Italien de Mills College à Oakland en
Californie, sous la férule des rédacteurs-en-chef Mária Minich Brewer et
Daniel Brewer. Une bonne dizaine d'auteurs, écrivains, essayistes ou érudits de
diverses contrées ont contribué gracieusement en fournissant des articles
écrits pour la plupart en Français.
JSS : Il s’agissait d’envisager
l’expression des milieux littéraires et culturels d’origine indienne dans
les divers espaces francophones issus de l'engagisme. C’est encore
hélas, ainsi que le constatent les rédacteurs, une dimension des études
littéraires francophones qui reste tout aussi négligée que l'écriture
francophone de l'Asie du Sud-Est. Cette livraison de la revue présente une douzaine d'essais en
provenance du paysage indo-francophone. Les contributeurs, nés ou résidant
en Australie, Belgique, France, ou Guadeloupe, Martinique, Réunion, île
Maurice, ou USA, « négocient les tensions des traversées multiples, de la
nationalité d'origine, de l'identité ethnique, de la mémoire culturelle »...
JSS : J’ai offert d'une part, un texte d'hommage aux
engagés, en partie poétique, intitulé "De Calcutta à Sainte-Lucie, de Pondichéry
à Pointe-à-Pitre, et jusqu’au fond de l’eau", qui fait office d’ouverture du
numéro. D'autre part, un deuxième texte, un essai sur un thème à ce jour très
peu abordé, la relation du Chantre de la Négritude avec les Indiens des
Antilles. Intitulé « Aimé Césaire : adagio pour la Da », il peut se résumer
ainsi: Quoi qu'il ait semblé ignorer les Indiens dans son œuvre
poétique, l'affinité peu connue d'Aimé Césaire pour la culture tamoule nous
invite à explorer la cohabitation des divers groupes que l'histoire a rapprochés
aux Antilles, en considérant l'évolution des obstacles à l'émergence d'une
culture créole harmonieuse, également respectueuse de toutes ses composantes.
-
IR : Pouvez-vous
nous dire quelques mots de l'article « De Calcutta à Sainte-Lucie, de Pondichéry
à Pointe-à-Pitre, et jusqu'au fond de l'eau », et de vos intentions en
l'écrivant ?
JSS : J’ai voulu rendre un hommage au courage de ceux qui
bravèrent la Kalapani - la mer que l'Hindou n'était pas censé franchir sous
peine de déchéance physique et spirituelle - afin de trouver un meilleur avenir
sous d’autres cieux. Le texte, dont la deuxième moitié est poétique, peut se résumer en
ces mots : Souffrance sur l'océan, vindicte des ex-esclaves, exploitation,
épuisement spirituel et rupture du lien avec l'Inde-mère furent le lot de ces
engagés. Leur geste humble, honorable, contribua néanmoins à l'édification d'une
civilisation nouvelle. Il importe maintenant que la mémoire de leur sacrifice
soit saluée, aux îles, dans les maîtres-pôles,, et jusqu’en Inde même...
JSS : Curieusement, oui. En tant qu'observateur des
interactions entres composantes des sociétés caribéennes et post-engagistes,
j'ai jugé utile de faire connaître certains faits importants. Aimé Césaire, qui devait devenir le Chantre du mouvement littéraire
et anti-colonialiste de la Négritude, avait une ancêtre tamoule. Il avait aussi
été bercé dès sa petite enfance par une « Da » (gouvernante) également d'origine
tamoule, qu'il n'a pas reniée, car toute sa vie il s'est rappelé des comptines
qu'elle lui chantait dans sa langue. Etant né et ayant grandi sur la plantation Eyma, dans la
région de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, celle qui comprenait le
plus descendants d'engagés indiens sur l'île, Aimé Césaire ne pouvait avoir
manqué de les côtoyer. Devenu maire de Fort-de-France, Aimé Césaire dut régler
le problème de la multiplication des Indiens désœuvrés qui étaient en grand
nombre dans sa ville, qui espérant un aléatoire bateau de retour en Inde,
qui fuyant le Nord de la Martinique après des événements difficiles dans les
plantations.
Ces Indiens, employés comme une basse caste à des corvées
humiliantes, habitaient un
quartier déshérité de la ville appellé « Au-Bérau ». Aimé Césaire, qui les
comptait parmi ses électeurs, entretenait avec eux une relation particulière.
JSS : Mon essai veut mieux faire connaître la lente
évolution de la condition des Indiens de la Martinique, au départ
farouchement ostracisés, jusqu'à la désignation par Aimé Césaire de l'un
d'entre eux, un bata-zendyen nommé Serge Letchimy comme son
successeur à la mairie de Fort-de-France. Aimé Césaire s'intéressa, sur le tard, à la langue et à
la culture tamoules, se procurant par exemple des ouvrages chez un
spécialiste, les Editions Kailash, rue Saint-Jacques à Paris... En fin de
carrière, il préconisa l'enseignement de la langue de sa Da, entre
autres langues, aux Antillais, comme partie de leur patrimoine linguistique.
Mon article est en fait une tentative de balisage du difficile
cheminement de l'attitude des maîtres et des descendants d'esclaves, depuis
le mépris et le rejet manifestés envers les engagés venus
de l’Inde, jusqu'à la reconnaissance de leur apport, et à leur intégration
choisie, et méritée par le labeur et la non-violence, à tous les niveaux de
la société antillaise. Je tente enfin de montrer comment, par sa pratique
sociale, Césaire aurait, loin de les honnir comme bon nombre de ses
concitoyens martiniquais de l'époque, implicitement
inclus les Indiens dans son combat contre l'exploitation aliénante, et dans
sa vision d'universalité.
JSS : Trois essais sur les descendants d'Indiens engagés dans
le contexte antillais attireront particulièrement l'attention : - Dans le droit fil de mon essai sur Césaire, le travail
d'Anny Dominique Curtius : « Gandhi et Au-béro, ou comment inscrire les
traces d'une mémoire indienne dans une négritude martiniquaise » examine, à
partir d'une analyse de l'édification du buste de Gandhi non loin du
quartier d'Au-Béro à Fort-de-France, la pertinence des concepts de Coolitude
et de Négritude. L'auteure tente de repenser la place de la composante
indienne dans la problématique des discours identitaires en Martinique,
avant de conclure que « la Coolitude, en jachère jusqu'en 2003 »
(année du cent-cinquantième anniversaire de l'arrivée indienne en Martinique
et de l'inauguration du buste de Gandhi près d'Au-Bérau à
Fort-de-France), « se juxtapose maintenant à la Négritude de Césaire
pour la faire avancer dans une modernité créole ».
- Dans un essai titré « Présence et invisibilité de l'artiste
indo-caribéen: un être sous tension », la chercheure Patricia Donatien-Yssa
tente une réflexion sur le sentiment d'éloignement géographique, historique
et épistémologique qui coupe l'artiste caribéen d'origine indienne
d'une véritable participation à la culture caribéenne. Etre Indien, se
demande la chercheure, suppose-t-il qu'une indianité apparente se superpose
à toute autre perception culturelle ?
On regrettera que des artistes connus comme les
Guadeloupéennes de naissance ayant une certaine notoriété, comme Patricia Devasenaradjounayagar, vivant en Martinique, ou Marie-José Mauranyapin, qui
vit à Pondichéry en Inde, n'aient pas été remarquées, pas plus que la
Martiniquaise d’origine non-indienne Consuelo Marlin, consacrée maître de
danse classique indienne (Bharata-Natyâm).
Avec ses élèves de toutes origines, Madame Consuelo
Marlin produit à la fois des œuvres classiques de l’Inde et des créations
négociées avec le contexte antillais qui est le sien.
Si Madame Donatien-Issa conclut, à juste titre que "l’existence
visible de l’artiste indo-caribéen dépend de sa capacité à engager une
négociation consciente entre son enracinement, la discontinuité historique, la
fluidité de l’espace, et la pluralité des identités et des contextes
environnants", l'analyse de la production d’une plus large palette
d’artistes eût sans doute tempéré la configuration de son essai dont le thème
mérite d'être étayé et approfondi.
- L'anthropologue Gerry L'Etang montre dans son article «
Du passage de V.S . Naipaul en Martinique », le tableau désespérant de la
Martinique du début des années soixante que le Trinidadien V.S. Naipaul
dresse dans son livre The Middle Passage.
A considérer les rapports interethniques délétères, les héritages culturels
dégradés, l'île apparaît à celui qui allait devenir Prix Nobel dans une
condition pathétique par sa recherche d'identification à la culture
française.
Gerry L’Etang explique que cette vision de V.S. Naipaul
nous interpelle, tant en raison de son caractère excessif, qu'au regard du
parcours personnel de l'auteur trinidadien, marqué par une quête
d'assimilation au monde britannique, aux dépens de l'attachement à ses
origines paysannes indo-trinidadiennes.
JSS : Divers autres aspects très intéressants de la
présence culturelle indienne dans la francophonie sont abordés.
- Dans un rapport intitulé « L'Aapravasi Ghat, l'île Maurice
dialogue enfin avec l'Histoire », le poète mauricien Khal Torabully explore le
lien entre l'esclavage et l'engagisme, deux paradigmes qui sont présents dans sa
poétique de la Coolitude, et dit sa confiance dans un possible dialogue entre
Maurice et son Histoire qui négocierait ces deux pages douloureuses de son
identité, expérience qui doit être adaptée à tout pays qui a connu à la fois
l'esclavage et l'engagisme.
Dans un essai passionnant, « Bollywood: à la conquête
de la France », Salah Guemriche explique que c'est déjà avec Louis Malle
(L'Inde fantôme, Calcutta, 1968) que l'Inde pénètre la société française.
Dans le même temps, les cinéastes indiens découvrent la
comédie musicale de Jacques Demy, Les Demoiselles de Rochefort, qui aura une
certaine influence sur la génération « pré-bollywoodienne ».
En 1988, avec le succès au Festival de Cannes de Salaam
Bombay de Mira Naïr, puis 2002, avec Devdas de Sanjay Leela Bhansali, un
véritable engouement s'emparera des écrans de France…
Au-delà de cet engouement et de son côté factice-festif,
Salah Guemriche nous incite cependant à ne pas perdre de vue que l'action de
Bollywood, emportée par le syndrome de l'American way of life, braque ses
projecteurs sur une classe aisée, celle qui a accès aux biens et autres signes
ostentatoires de la modernité, un milieu idéalisé où le pauvres hère ne fait que
passer.
- Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo démontre dans son
article intitulé « Présences indiennes dans les littératures réunionnaises »,
que plus que dans la littérature coloniale où les Indiens sont des figurants,
plus que dans les romans « de l'engagisme » où leurs descendants reconstruisent
une identité figée, c'est dans la poésie contemporaine, francophone et
créolophone, et dans les pratiques vernaculaires, que se recomposent et se
créolisent les imaginaires indo-réunionnais.
- Dans « L'Empreinte des Kala Pani dans la littérature
caribéenne et mauricienne: une comparaison transcoloniale », Véronique Bragard
met en relation les Antilles et l'Océan Indien à travers la coolitude chère au
poète mauricien Khal Torabully et l'Indianité
du Guadeloupéen Ernest Moutoussamy, puis met en regard deux auteures
caribéennes, Shani Mootoo et Laure Moutoussamy, et les contrastes existant au
sein du bassin caribéen.
Outre quelques textes en langue anglaise tout aussi dignes
d'intérêt, on notera que chaque article publié dans ce numéro de la revue est
suivi de nombreuses notes et d'une riche bibliographie, ce qui fait de ce numéro
une précieuse mine de renseignements pour le chercheur et pour toute personne
concernée par la thématique de l'indianité at large.
JSS : Dans le contexte de négociation de la pluralité des
héritages qui est notre destin, il reste du chemin à parcourir pour la
préservation des valeurs ancestrales et une juste mise en lumière de toutes les
composantes historiques de la « société mosaïque » des
Caraïbes.
Du fait de leur présence anecdotique ou insolite dans le
paysage culturel, les apports culturels amérindien, chinois, indien, provincial
européen, syro-libanais… peuvent parfois sembler relégués derrière des cloisons
retenues de l’extérieur.
Les activités associatives, surtout actes de mémoire,
semblent parfois s'essouffler dans le sempiternel et la routine, faute
peut-être de méthodologie efficace, de renouvellement des acteurs, de
diffusion médiatique des actions, ou de simple volonté de mutualisation des
compétences.
Citons les efforts louables de l’association Padma de
Petit-Canal qui honore chaque année la mémoire d’un personnage indien
remarquable disparu, en apposant une plaque à son nom sur une stèle
commémorative tandis que des lumières sont allumées sur un
monument en forme de bateau.
L’anniversaire de la première arrivée indienne du 24
décembre au monument de la Darse de Pointe-à-Pitre, n’a curieusement
rassemblé le 24 décembre 2010 qu’une infime poignée de participants.
Récemment, le maître danseur pondichérien Raghunath Manet est
venu à la Guadeloupe où il a prêté main forte à l’association « Rèpriz », un
organisme qui se consacre à la préservation d’éléments du patrimoine immatériel
de toutes nos origines, comme les danses provinciales de France, ou les
survivances des tambours d'origine africaine et indienne. Sri Raghunath a
grandement aidé à la collecte et à la validation de chants et rituels tamouls
ancestraux.
Innovation, ce 16 janvier 2011 à Saint-Pierre en
Martinique, la fête de Pongal est célébrée par diverses
manifestations artistiques et culturelles indiennes et indo-créoles. Notons
l’intervention d’un groupe de tambours tassa venu de Trinidad &
Tobago.
Par-delà les manifestations sporadiques à caractère
mémoriel, outre l’enseignement des langues indiennes, les recettes de
cuisine, les recherches en milieu scolaire sur la curieuse « présence
indienne parmi nous », ou les danses calquées sur les films Bollywood, une
créativité novatrice, une dynamique plus moderne, et la capacité d’impulser
l’émergence d’un nouvel imaginaire indo-créole dans le paysage antillais, se
font attendre.
Mais la notion de culture arc-en-ciel fait son chemin. Face
à la déculturation produite par la mondialisation outrancière, l'avenir est à la
persistante et originale multiplication des rencontres inter-culturelles.. Il
passe sans aucun doute par notre compétence à extraire et rapprocher
harmonieusement les plus nobles valeurs de nos sources et ressources, sans
exclusive.
JSS : Je dirai que les publications du niveau et de la
consistance de cette publication qui rassemble tant de données et de réflexions
sont rares. De tels outils sont de bons moyens de faire avancer la connaissance
préalable nécessaire à l’action juste.
On doit donc louer l’effort de tous ceux qui ont initié ce
travail et qui y ont contribué. Espérons aussi que cette publication sera
disponible dans les librairies, médiathèques, bibliothèques et CDI de nos îles,
et du « maître-pôle ».
Derrière la foison de travaux afro-antillais, les rayons
indo-créole y restent inexistants ou maigrichons, les réactions à nos
interpellations toujours trop réticentes.
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