Interview
- IR : Raghunath Manet, quels ont été la formation et le
parcours que vous avez suivis pour devenir l'artiste de premier plan que vous êtes
aujourd'hui ?
RM : J'ai été avant tout initié à la musique (chant,
violon, flûte traversière par mon grand-père Gnanamani Pillai qui fut un grand musicien
à Pondichéry. Alors que mes soeurs s'initiaient à la danse, mon intérêt se porta
aussi sur la danse ; mes parents me l'avaient interdit car un garçon ne doit apprendre
que la musique. Au début, j'imitais les mouvements de mes soeurs dans une chambre, puis
j'ai demandé à leur professeur de me l'apprendre sans que mes parents le sachent ; telle
fut ma première formation.
Puis j'ai été attiré par la vîna. Je suis rentré à Kalakshetra pour
suivre une formation en danse et en vîna ; j'ai été médaille d'or et j'ai remporté un
premier prix. J'ai été invité à danser avec la danseuse contemporaine
Chandralekka quelques années, et ma rencontre avec Ram Gopal m'amena sur d'autres chemins
à la recherche des chorégraphies spécifiques à l'homme-danseur, car jusque là, seules
les femmes dansaient et elles transmettaient le même répertoire à tout le monde.
Longtemps, j'ai rêvé de réconcilier en moi mes deux côtés :
"danseur et musicien". Aujourd'hui, j'ai trouvé mon chemin : dans mes
spectacles, le public me découvre tel que je suis.
- IR : Vous vous êtes produit sur les scènes les plus
prestigieuses (Opéra Bastille...), vous avez côtoyé de grands artistes (Didier
Lockwood...) : quels sont les grands moments de votre carrière que vous retenez plus
particulièrement ?
RM : Enfin, l'Art indien est respecté au même titre que
tous les arts. C'est cette reconnaissance que j'ai voulu apporter, non pas pour moi mais
pour mon Inde, ma ville natale Pondichéry et pour donner du courage à tous les Indiens
qui veulent se lancer dans la danse et dans la musique.
Quand je suis sur scène, je retiens l'amour pur qu'enferme l'art, le bonheur
qu'il peut apporter à tout le monde. C'est un moment de partage sans limite.
- IR : En tant que danseur, vous pratiquez deux styles
classiques, le Bharata Natyam et le Kuchippudi : pourquoi ce double choix ? Quels sont les
points communs et les diffirences entre ces deux styles ?
RM : Le kuchuppudi vient du bharata natyam ; il est plus
facile pour un danseur de bharata natyam d'apprendre le kuchuppudi que le contraire. Le
kuchuppudi est plus léger et cela m'amuse ; j'adore m'amuser dans mes mouvements,
dans ma danse. Le bharata natyam pour moi représente une danse de célébration du
corps... une façon de s'offrir au dieu.
- IR : Vos spectacles de danse associent-ils Bharata Natyam et
Kuchippudi ? S'agit-il de pure tradition, ou ajoutez-vous à celle-ci une part de
créativité plus personnelle ?
RM : Toute tradition a un âge , une période donnée donc
de quelle tradition parlez vous ?
Il n'existe pas de pure tradition ; si une tradition n'est pas
réinterprétée, elle meurt d'elle-même. Je danse ma danse ; disons que j'aime trouver
tous les mouvements qui amènent à une sculpture et tous les mouvements qui la
dissolvent.
- IR : Vous jouez en outre de cet instrument emblématique
de l'Inde du sud qu'est la vîna : pouvez-vous nous parler de cet instrument, son
histoire, ses caractéristiques techniques et musicales, son degré de popularité... ?
RM : C'est un instrument extrêmement difficile ; j'ai eu la
chance de l'avoir appris très jeune. Je viens de sortir un ouvrage sur la musiquue
carnatique préfacé par Dr Balamuralikrishnan, le plus grand chanteur indien et Didier
Lockwood. Vous y trouverez tout un chapitre consacré à cet
instrument.
Il existe très peu de concertistes en vîna et je fais tout un travail de
sensibilisation pour le faire connaître, un peu comme Ravi Shankar pour son sitar. Je
pense que d'ici vingt ans, la plupart des gens pourront faire la différence entre une
vîna et un sitar.
- IR : Quels conseils donneriez-vous à un débutant désireux
de se consacrer au Bharata Natyam, au Kuchippudi, à la pratique de la vîna ?
RM : C'est de fournir du travail et travailler avec beaucoup
de passion et de persévérance. Enlever de sa tête la question de faire un spectacle. Il
faut d'abord se faire plaisir et jouer pour soi.
- IR : Vous vivez en France, vous connaissez la culture
française, le public français : d'après ce que vous observez, comment celui-ci
reçoit-il la danse et la musique indiennes ? Sont-elles comprises ? Sont-elles confinées
à une marginalité restreinte ? Sont-elles vouées à un essor prochain ?
RM : Je vis parallèlement dans les deux cultures : en Inde
et en France.
Paris est la capitale des Arts, donc le public est habitué à voir tant de
spectacles et il vous attend au tournant. Il faut que l'artiste ait quelque chose à
montrer, à donner et à échanger. Ce n'est pas parce que c'est l'art indien qu'il faut
croire que les gens ne comprennent rien à la chose et qu'ils peuvent tout gober...
De toute fagon, un vrai art se suffit à lui même, dans le sens qu'il ne
demande aucune explication ; si le message à donner est fort ; il peut être compris par
n'importe qui sans distinction de couleur ni de langue.
Quant à moi, qui pratique la danse d'homme, habillé très sobrement sur
scène, le travail de mon corps est tout de suite visible ; à travers mon spectacle, je
ne cherche pas du tout à convertir le public à l'hindousime ou à devenir indien. Je
laisse entrevoir les énergies d'un corps fortement marqué par une technique qui est la
mienne.
Ceci étant, je laisse libre le public d'en faire chacun son histoire.
- IR : Vous êtes originaire de Pondichéry ; quels rapports
entretenez-vous aujourd'hui avec cet ancien comptoir français... et avec l'Inde et sa
culture en général ? Le fait de vivre en Occident constitue-t-il à vos yeux une sorte
d'exil, même volontaire ? Est-il facile d'être un "Indien à Paris" ?
RM : Je vis la plupart de mon temps à Pondichéry où
je travaille beaucoup : je compose ma musique, je collabore aux musiques de films ; je
monte mes chorégraphies etc... Ce lieu m'inspire beaucoup pour la création.
Vivre à Paris est très excitant, car Paris est la capitale culturelle de
l'Europe : une vieille civilisation : on a beaucoup à donner et à apprendre. L'ouverture
de l'esprit est là : liberté d'expression artistique, liberté des moeurs etc... Je dois
beaucooup à la France comme à l' Inde. Aujourd'hui, je me sens encore plus universel ;
tout simplement un homme qui voyage dans le monde, avec dans ses bagages de l'Art.
- IR : Vous avez il y a quelque temps, en 2003, créé un
opéra indien aux Antilles : quelles ont été les circonstances et la teneur de ce
spectacle ?
RM : Un opéra avec dix-huit danseurs et cinq musiciens ;
l'accueil fut chaleureux pour les deux représentations à guichets fermés. Enfin, le
public a pu attester que la danse indienne ne se danse pas seulement à un ou quleques
danseurs, mais aussi sous la forme d'un grand ballet comme un opéra occidental.
J'ai chorégraphié l'histoire de Madurai Veeran qui est perdue, et les gens
ne s'en souviennent plus, alors que l'image est présente dans leurs petits temples. Je ne
voulais pas les convertir à l'hindousime moderne, mais repartir sur les bases de leurs
croyances et des souvenirs entendus par les anciens. Comme la plupart d'entre eux venaient
de Pondichéry, notamment des Tamouls, ils ont pu garder quelques dieux et quelques mots
en tamoul. Après ce spectacle, les gens ont réappris l'histoire de Madurai Veeran et à
revoir les images indiennes mythologiques et les saveurs indiennes qui sont restées
enfouies en eux avec une certaine peur.
- IR : Quel regard portez-vous sur la population et la culture
indo-antillaises, que vous avez eu l'occasion de rencontrer là-bas ?
RM : Une population extrêmemnt touchante ; on sent dans
chacun d'eux une petite part indienne et sur d'autres des vrais visages dravidiens. Et
surtout les comportements tamouls sont bien inscrits : très sensibles, très à fleur de
peau... un esprit de partage. Ce qui me touche : comment ces populations - aussi bien
celle de la Réunion - ayant quitté l'Inde depuis plusieurs générations, ont su garder
inscrits jusqu'aux cellules les comportements indiens, c'est un mystère.
- IR : Connaissez-vous la Réunion et la nombreuse population
d'origine indienne qui y vit ? A quand un spectacle ou une tournée de Raghunath Manet à
la Réunion ?
RM : Il suffit de m'inviter et j'ai surtout envie
d'incorporer les artistes (musiciens et danseurs) de la Réunion et créer un spectacle.
J'attends les invitations...
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