Interview
RJ : Le Cuisinier, La Belle et les
Dormeurs est la deuxième partie d’un recueil de nouvelles publié en Inde par
Penguin India en 2004. J’ai d’abord écrit Le Cuisinier, qui continue à
explorer, quoique de façon très différente, l’univers construit dans mon roman,
L’Odeur. Dans Le Cuisinier, j’explore le sens de l’odorat et son
absence comme métaphore de la vieillesse. La Belle est ma nouvelle
la plus autobiographique jusqu’à présent (cette conception de la beauté est
mienne, tout comme le sont les personnages principaux). Les Dormeurs m’est apparu
pleinement constitué dans un rêve.

RJ : C’est
avec Bel Ami et Boule de Suif de Guy de Maupassant ainsi
qu’avec les histoires de Sir Arthur Conan Doyle que j’ai commencé à être
intéressée par le format de la nouvelle. Dans une nouvelle, on est
obligé d’accorder une grande place à l’imagination du lecteur. J’aime
ça. J’ai senti que ce serait un défi à relever. Et ce le fut , c’est
beaucoup plus dur que d’écrire un roman. Il m’a fallu quatre ans pour
écrire six nouvelles.
RJ : L’Eléphant et la Maruti était un
livre plein de colère, un livre sur la cruauté et sur la ville. Le
Cuisinier, La Belle et les Dormeurs, si l’on cherche à en avoir une
vue d’ensemble, est beaucoup plus lyrique, plus philosophique. La
cruauté y est adoucie. Je ne peux pas vraiment parler de retour aux
racines parce que je ne me suis jamais sentie séparée de mes racines. Je
suis indienne. Mais parce que je me sens indienne, je me sens à ma place
sur Terre.
Pour moi, une histoire c’est un voyage, à la fois pour le lecteur
et l’auteur, dans un univers inconnu. Et toutes ces histoires sont des
voyages que j’ai faits tout comme, je l’espère, mes lecteurs.
RJ : Je ne l’ai jamais envisagé ainsi. Je ne sais jamais comment une
histoire va se dérouler, ni comment elle va se terminer. J’attends
d’entendre un personnage me parler dans ma tête puis je le suis comme un
petit rat. Chaque histoire était pour moi distincte, parce que les
personnages étaient à chaque fois très différents, tout comme les thèmes
abordés (l’odorat, la violence et la signification de la beauté). Vous
avez néanmoins raison, elles ont toutes en commun la manipulation de
certaines personnes par d’autres, mais elles montrent également comment
ceux qui croient manipuler sont en fait ceux qui sont manipulés, donc
d’une certaine façon l’imprévisible est au même titre que la
manipulation un thème commun à ces trois nouvelles.
RJ : Si vous essayez de sous-entendre qu’un écrivain est un
marionnettiste tirant les ficelles de ses personnages, j’ai bien peur de
ne pas être d’accord. Un écrivain est un séducteur, oui, mais pas un
manipulateur. Un séducteur croit en son jeu, se permet de ressentir ce
que sa victime ressent, dans le but de la séduire. Un manipulateur ne
s’implique pas. Un écrivain ne peut pas réellement rester hors du cadre.
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IR :Dans
Le Cuisinier, vous faites de la cuisine un véritable art, au même
titre que l’écriture (on peut d’ailleurs s’attarder sur le passage très
intéressant de la composition du menu de repas de noces par Marcello).
Pourquoi, selon vous, cet art culinaire ?
RJ : Pour deux raisons. Tout d’abord parce que je pense qu’une bonne
lecture procure autant de plaisir qu’un bon repas. J’ai une très grande
considération pour les chefs cuisiniers, parce que se sont des artistes
et des artisans d’un très grand mérite. Mais plus que toute autre chose,
je faisais référence dans cette histoire à l’ancienne théorie indienne
sur le théâtre et l'esthtique, la théorie du rasa, mot qui veut
littéralement dire le goût". Une histoire doit avoir un goût, et doit
croire en ce goût. Dans l’ancien théâtre indien, décrit dans le Natya
Shastra, il y a neuf rasas : la colère (krodha), le
courage (vir), l’amour (sringar), le comique (hasya),
le dégoût (vibhasta), le rêve (adbhuta), et ainsi de
suite…
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IR :
L’autre parallèle évident de cette
nouvelle est celui entre la chasse et la cuisine, une chasse qui
s’engage notamment au sein d’une famille et qui place le lecteur en
position de cannibale, de même qu’il se fait voyeur dans la seconde
nouvelle. Cherchez-vous à mettre le lecteur mal à l’aise, à remettre en
quelque sorte son statut en question ?
RJ : Oui. Je voulais absolument
mettre le lecteur mal-à-l’aise. Je voulais remuer des questions,
ébranler des certitudes. Mais sur un plan plus philosophique, je voulais
me rappeler que sous les doux plaisirs de la vie, se cache aussi
beaucoup de cruauté. Que l’on est à la fois des cannibales et des êtres
très civilisés. C’est l’essence même de la nature humaine.
RJ : La nature gênante de la beauté n’est pas un thème nouveau,
certes, mais fait partie de ces choses qui fascinent toujours. Dans
cette nouvelle, je commence par confronter deux perceptions opposées de
la beauté : la version innocente de la narratrice orpheline, et celle,
corrompue, du photographe et de Mandakini, utilisant la beauté comme
moyen pour parvenir à leurs fins. Au final, c’est la narratrice qui
devient aveugle et qui ne peut donc plus voir la beauté.
RJ : Pour moi, l’écriture est un acte social, parce qu’elle utilise
des mots et cherche à comprendre les êtres humains et leur relation au
monde visible et invisible. L’écriture engagée est selon moi une
écriture morte. Elle n’a pas de valeur intrinsèque. Elle prétend avoir
des réponses aux questions et cherche de fait à expliquer au lieu de
questionner. C’est une impasse et non un voyage, une ouverture.
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