Interview
AM :
Bonjour, je suis Ana Miralles. On me connaît, dans le monde de la BD,
surtout pour ma série Djinn, sur laquelle je travaille actuellement
au dessin, sur un scénario de Jean Dufaux. Cette série m’occupe depuis plus
de dix ans, cependant, j’avais déjà une carrière artistique et
professionnelle reconnue, car j’avais avant cela publié plusieurs BD telles
que Eva Medusa ou À la recherche de la Licorne.
ER :
Je suis Emilio Ruiz, actuellement auteur de BD à temps complet. Je possède
une formation artistique : j’ai commencé ma carrière professionnelle comme
photographe de théâtre et de danse, puis j’ai étudié les Beaux-Arts en me
spécialisant en image, pour ensuite m’exprimer dans le milieu de la vidéo,
en travaillant comme réalisateur et scénariste.
AM :
Non, c’est notre quatrième
collaboration. Nous avons d’ailleurs plusieurs projets dans les cartons qui
n’ont pas encore vu le jour. Voici nos ouvrages communs antérieurs :
1 - Corps à corps, éd. Glénat, 1991
2 - À la recherche de la licorne (3 tomes Glénat , 1997-99 +
intégrale chez Dargaud Benelux, 2008)
3 - Mano en Mano, éd Dargaud Benelux, 2008
4 - Waluk, éd. Delcourt jeunesse, 2011
AM :
C’est une culture qui me permet d’exprimer au mieux ma
passion pour le détail et la beauté. Elle m’amuse et satisfait ma soif de
connaissance, et c’est une grande source d’inspiration pour moi.
ER :
Sa richesse culturelle et esthétique possède un pouvoir
d’attraction incroyable. L’Inde a subi l’invasion de différentes cultures
et de civilisations, tout au long de son histoire, qui l’ont profondément
changée et dominée, mais elle a toujours fini par transformer ses
envahisseurs irrémédiablement. C’est un signe de son identité.
ER :
Nous n’avons jamais voyagé en
Inde, nous espérons pouvoir le faire bientôt. Nous avons travaillé en nous
basant sur la grande quantité de documentation disponible à la portée de
toute personne curieuse, principalement les miniatures, les textes
classiques de voyageurs et autres essais modernes.
AM :
La vision de l’Inde que l’on montre dans notre série existe
déjà dans tous ces livres que nous ont légués les protagonistes de ces
merveilleuses pages, pleines de détails délicieux.
AM :
Je voulais une histoire avec une héroïne féminine. Une femme
qui, cette fois-ci, ne soit pas méchante, comme Eva Medusa ou Jade qui sont
dominatrices et castratrices sous le joug d’influences mystérieuses. Si
Priti venait à mal se comporter à l’avenir, cela aurait une explication
rationnelle et humaine. Nous avons voulu la doter d’une plus grande
profondeur psychologique.
ER :
Car
c’est un monde perdu de richesse et de vertus extraordinaires, qui
s’approche de notre sensibilité artistique et bénéficie d’une culture
débitrice de l’Occident. Ses références sont la culture perse et ottomane,
et la culture classique gréco-romaine, qui fut rapportée au Moyen Âge par
l’École des traducteurs de Tolède, en Espagne. Quand on tombait malade à
cette époque, on consultait les manuels d’Avicenne. Jésus-Christ était une
référence importante chez les médecins, pour sa capacité de soigner les
malades… Mais tout cela est une réflexion postérieure. Tout a commencé lors
d’une exposition à Barcelone aux environs de 2003, qui nous a ouvert les
yeux sur le monde des harems, d’au-delà de la Turquie. Nous avons eu envie,
par la suite, de créer une série qui se déroule dans ce contexte. L’époque
de Jahangir nous a semblé la plus appropriée pour son goût de la peinture et
sa passion pour les arts. Priti représente l’essence même de ce monde
raffiné et beau. Sa modestie et son attitude nous émeuvent. Sa jeunesse et
son intelligence nous attirent. Son destin nous intéresse.
ER :
Priti est une jeune fille
originaire de Gujarat, devenue orpheline après la grande inondation. Elle a
été adoptée bébé par un couple d’artisans et artistes jaïns. Son vieux père
dirige une académie dont le mécène est la cour moghole. Priti maîtrise l’art
de la peinture et se voit choisie pour mener à bien un projet très
particulier : réaliser les portraits qui serviront à confectionner un muraqqa’ qui servira à encenser le pouvoir du zenana. Tout cela sur demande
de Nur Jahan, la nouvelle impératrice, dernière épouse en date de Jahangir,
une femme aux ambitions débordantes, qui impose de nouvelles règles à la
cour. Ce premier album amène le lecteur à se promener dans les couloirs du
harem, main dans la main de Priti, pour découvrir, en même temps qu’elle,
les us et coutumes de ces femmes, telles que nous, auteurs, l’imaginons (et
ce, grâce principalement aux informations glanées dans le Humayun-nama de Gulbadan). Nous parlons ainsi de luttes de pouvoir à la cour et au sein même
du harem. Nous installons ainsi les bases des futurs tomes. Ici, nous avons
essayé de plonger le lecteur occidental dans une tranquillité narrative qui
le prédisposera à l’observation et au ravissement aussi bien narratif que
sensuel.
AM :
Nous ne racontons pas uniquement l’histoire de Priti,
autour d’elle se tisse une série de compromis et de conditionnements qui
détermineront ses décisions et marqueront son destin. N’oublions pas non
plus que les personnages historiques ont ici une très grande marge de
manœuvre, car même si leurs biographies ont déjà été écrites, il demeurait
d’énormes lacunes à éclaircir.
© Miralles, Ruiz & 12bis, 2011
AM :
J’ai simplement essayé d’être observatrice et de me
concentrer sur le travail des maîtres de cette époque. C’étaient des
artistes exceptionnels, leur maîtrise du dessin et de la couleur est
incroyable. J’ai étudié leur façon de représenter les choses, leur façon si
particulière de souligner les silhouettes, les objets qui les entourent, les
bijoux qu’ils portaient, leurs somptueuses tenues, leurs influences
picturales et ensuite, de réinterpréter le tout, dans le respect de leurs
règles. Cela a été un travail passionnant, qui ne peut se résumer en un seul
album, et que j’espère ira en s’améliorant sur les prochains tomes.
-
IR/LNRI : Pour vous, choisir une
héroïne peintre était-il un défi, un jeu, avec ce que cette situation
suppose de mise en abyme et de travail sur les esthétiques architecturales
ou picturales d'une certaine époque historique et "exotique" ?
AM :
Cela donne sans aucun doute une sensation de vertige.
Premièrement, car cette culture m’était étrangère, nous ne l’avons pas
étudiée à l’école. Puis, plus je me plongeais dedans, plus j’ai gagné en
confiance en pensant qu’une femme artiste pourrait avoir existé et me
ressemble, et j’ai fini par m’en convaincre. Priti est de plus en plus
proche de moi. Ensuite, je me suis rendu compte que ce monde étranger ne
l’est pas tant que cela, car l’Espagne a bénéficié du rayonnement culturel
de Al-Andalus, tout d’abord avec les Omeyyades, les Abbasides, qui atteint
son apogée avec le califat de Cordoue.
ER :
En réalité, tout s’est
justifié quand nous avons découvert qu’il y avait effectivement eu des
femmes peintres comme Sahifa Banu. Elles n’ont jamais été aussi célèbres que
Mansur ou Abu al-Hasan, mais on peut penser que d’autres ont existé. Nous
avons donc pensé que cela servirait notre histoire, car nous parlerions de
choses que nous connaissons, surtout Ana. Son expérience aiderait à rendre
tout cela plus authentique. Puisque la cour et les hautes classes suivaient
la loi du Purdah il est plausible de penser que quelque chose comme notre
muraqqa’ n’aurait jamais franchi les murs du zenana. Il aurait été une
espèce de livre secret, presque magique, fait par des femmes, au service des
femmes et qui n’aurait pu être lu que par elles. Nous pensons que
tout est possible. Regardez Nur Jahan, elle était hors normes, malgré la
grande pression subie à la cour, elle se présentait à visage découvert dans
les durbar, chose impensable dans ce monde protocolaire à l’extrême, qui
châtiait durement la plus petite des fautes d’étiquette. Les documents
d’époque sont souvent contradictoires et il est difficile de discerner la
réalité du mythe en les parcourant. À mesure que l’ont découvre de nouvelles
sources, de nouvelles questions surviennent, à l’image de l’Inde et de son
essence. En définitive, notre travail consiste à recréer un monde perdu qui
paraisse vraisemblable.
ER :
C’est un travail qui nous
préoccupe beaucoup. Au début, il est impossible de comprendre et d’apprécier
cette culture sans la connaître, il est donc nécessaire de situer certaines
choses. En tant que scénariste, je me suis confronté en permanence à un
conflit entre fond historique et narration propre au vécu de nos
personnages. Mon objectif était que cela soit équilibré. J’ai situé l’action
dans l’Inde du XVIIe siècle, dans une volonté de divulgation, en abusant de
la curiosité du lecteur, un pas nécessaire pour bien comprendre la suite des
événements. En ce qui concerne les personnages historiques, qui ont donc
existé, leur destin est déjà écrit. Quelle marge de manœuvre nous
reste-t-il, dans ce cas ? Une infinité de possibles, car nous possédons le
temps que nous utilisons à notre bon vouloir. Tout un chacun est un mystère,
une société propre formée de soi-même.
-
IR/LNRI : Islam, jaïnisme,
hindouisme... le scénario est au carrefour de ces religions... Faut-il y
voir une simple restitution de la réalité du contexte, ou bien un message
plus profond
ER :
Les religions sont autant les
protagonistes des histoires que les rois, les dynasties ou les révolutions.
Elles détiennent un pouvoir énorme, elles transmettent les connaissances
secrètes, qui existent dans leurs textes et leurs traditions. Les dévots
transmettent tout cela de génération en génération, parfois même sans en
être conscients.
AM :
En ce qui me concerne, une émotion très satisfaisante. On ne
peut dessiner ce qu’on ignore, on ne peut qu’observer, faire attention et
apprendre pour y arriver. Là se situe le véritable plaisir.
ER :
Impossible à décrire… C’est
un monde qui nous attendait. Et plus on lui dédie du temps et de l’effort,
plus il nous apporte, en tant que créateurs.
ER :
India Dreams est une
série élégante et raffinée qui nous rappelle l’univers créé par E.M. Forster
dans son Passage to India, avec son choc des cultures, l’hypocrite
morale victorienne face à la sensualité indienne, qui avait déjà passionné
beaucoup d’Anglais avant la prise de pouvoir de l’Église anglicane sur l'lndian East Company, qui stigmatisa le multiculturalisme, comme
l’explique si bien William Dalrymple dans ses livres.
AM :
La série Rani me semble plus
enracinée dans la norme française du feuilleton et de son goût pour
l’exotisme, avec l’Histoire comme toile de fond des passions abjectes et
démesurées. C’est ma foi une série sympathique.
ER :
Nous travaillons actuellement
sur le scénario définitif. L’effet de surprise est fondamental pour profiter
d’une histoire, alors ne comptez pas sur moi pour confesser quoi que ce soit
! Muraqqa’ a dépassé sa première phase, la deuxième verra une narration qui
ne survole plus, et qui développe des aspects plus concrets.
AM :
Nous nous engageons à plonger le lecteur dans de profondes
émotions qui l’agitent autant qu’elles le feront réfléchir. Mais nous
voulons aussi nous amuser et sortir un peu des chemins battus… Nous espérons
y arriver !
© Miralles, Ruiz & 12bis, 2011
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