Interview
MS :
Ma formation artistique de base (études d'écriture musicale au
Conservatoire National Supérieur - danse classique - pantomime), a très
tôt orienté mes goûts et aspirations vers un éclectisme extra-européen.
Dans les années 60, l'obtention de la bourse d'études Indo-française me
permit de séjourner deux ans en Inde pour l'étude des danses
traditionnelles. Danse et Musique sont, en Inde, intimement liées depuis
leurs origines - l'apprentissage de la danse sous-entend une totale
immersion dans l'univers musical. J'effectuai par la suite des séjours
réguliers en Inde dans le cadre de différentes missions d'études et
recherches - pour l'Unesco, le Ministère de la Culture ou des Affaires
Etrangères. Depuis les années 60, l'Inde est devenue pour nous une
référence, tant artistique qu'affective.
MS :
Le Mandapa a été créé en octobre novembre 1975 (par mon mari Roger Filipuzzi,
et moi-même) suite à la recherche d'un lieu me permettant de donner des
cours de danse indienne (de Kathakali). Après une année de travaux, nous
avons pu ouvrir notre petit auditorium à l'accueil de danseurs et de
musiciens, ainsi qu'à de petites formations orchestrales. L'Inde est
demeurée ancrée dans nos fondations, qu'il s'agisse de l'enseignement ou
de la programmation de nos soirées, mais nous avons très vite élargi
notre panorama culturel. Sans restrictions ni limitations ethniques, le
Mandapa a accueilli des ensembles musicaux de tous horizons durant les
trente-cinq années de nos activités jusqu'à ce jour.
MS :
Ouvrir le Mandapa aux spectacles traditionnels du monde entier a
toujours été notre cheval de bataille (si l'on peut dire), notre but.
L'Inde, par ses multiples ramifications culturelles avec le
Moyen-Orient, l'Asie, les pays d'Afrique et l'Europe de l'Est,
permettait une programmation en faisceau à partir de ses sources
instrumentales, vocales, chorégraphiques, mythologiques, et autres,
témoignant de rencontres dans l'histoire et de liens, voire de
fusions. Développer une programmation diversifiée, tout en restant
ancrés à nos fondations, est et reste notre objectif tout en demeurant
attentifs à l'attente du public. L'exigüité de notre espace a été un
facteur déterminant de nos choix, renforcés d'exigences sur sa qualité
acoustique qui permet d'offrir des concerts sans sonorisation. Nous
avons essayé de faire de nos limites un atout : la proximité de
l'artiste et du public devenant une invitation à une relation exempte
d'artifices.
Tout au long de ses trente-cinq années d'activités, le Mandapa a contribué à
initier tout un public aux traditions de la musique de l'Inde, de façon
modeste dans les limites de son espace, mais de façon plus grandiose en
des lieux plus vastes et ouverts à des aventures musicales "hors
normes". La dernière en date, en 2006, dans le cadre du Théâtre du
Soleil, était une succession de Nocturnes consacrés à des
représentations traditionnelles de Théâtre-dansé Kathakali. La Musique
de l'Inde est devenue de plus en plus familière aux mélomanes français
qui l'apprécient en véritables connaisseurs. Cela m'a été confirmé ces
dernières années par certains de nos habitués qui ont eu l'occasion de
faire la différence avec l'accueil réservé à de grands musiciens indiens
dans d'autres pays d'Europe...
MS :
Le cycle de concerts les Nuits Carnatiques réservé à l'Inde du sud du 31
octobre au 2 novembre 2010, s'inscrit dans nos opérations hors normes qui
tendent à éveiller la sensibilité et la sensitivité du public à une
autre approche de la musique, c'est à dire, à briser les limites
conventionnelles de nos concerts pour entrer dans un autre univers
d'écoute et de réceptivité. Les Nuits Carnatiques se composent d'un
concert Nocturne de seize heures environ et de deux Veillées de six
heures chacune. Le dernier événement organisé dans ce même esprit
s'était déjà déroulé au Théâtre du Soleil, sur plus de vingt-quatre heures consécutives, pour célébrer le passage
à l'An 2000. Il était alors consacré à la musique hindoustani. Nous
souhaitions organiser un événement d'une importance au moins équivalente
sur les traditions musicales du sud, moins connues en Europe.
Le violoniste Lalgudi G. J. R. Krishnan
MS :
Nous avons invité pour cet événement vingt-quatre musiciens qui viendront
spécialement de la région tamoule. La plupart sont des vedettes et ont
voyagé internationalement. Quelques-uns, toutefois, se produiront pour
la première fois à Paris. Je citerai, en particulier, le duo vocal Ranjani et Gayatri, deux sœurs considérées comme des stars de la
nouvelle génération, et le joueur de nadasvaram, instrument proche du
hautbois traditionnellement associé aux cérémonies rituelles : Injikudi,
par sa virtuosité et sa personnalité, en a fait un instrument de soliste
à part entière. L'artiste et l'instrument seront pour nous une
révélation. Le grand flûtiste Ramani n'est plus une découverte pour les
Parisiens, mais son grand âge et ses très rares déplacements hors de
l'Inde contribuent à faire de ses prestations des moments privilégiés.
Les solistes seront accompagnés par une pléiade de percussionnistes
virtuoses qui déploieront les principaux instruments du sud : une
étourdissante variété de sonorités et de rythmes en perspective !
Les chanteuses Ranjani et
Gayatri
MS :
Outre l'expression structurée et abstraite du Râga que l'on peut
comparer aux techniques savantes de la musique hindoustani, le style
carnatique fait une large place aux œuvres "composées" et laissées en
héritage par les grands musiciens qui, du XVIe au XVIIIe siècle, firent
de cette période un Age d'Or. Un immense répertoire de poésies lyriques,
sommets de l'émotion dans la dévotion, offre aux chanteurs et
instrumentistes d'infinies possibilités d'expression et d'improvisation.
La musique carnatique se caractérise également par la variété
d'instruments à percussion qui entourent le soliste et apportent, par
les complexités rythmiques qui surgissent de ces rencontres, une
dynamique créative et communicative.
MS :
Ces concerts s'adressent à un public le plus large possible et de tous
âges. Pour ceux qui souhaitent entrer plus profondément dans la
technicité de cette musique, trois Rencontres sont organisées autour des
thèmes suivants : Les Percussions - La Voix - Les Cordes, en présence
des musiciens invités, et animées par un expert en la matière. Des
échanges seront ouverts aux questions, analyses et débats.
MS :
L'organisation de ces Nuits Carnatiques a été le fruit d'un long
travail... Le choix des musiciens a été minutieusement réfléchi et
préparé en portant une grande attention aux associations des solistes
avec leurs accompagnateurs de prédilection. Les solistes se produiront à
deux reprises : durant le concert Nocturne et durant les Veillées, mais
avec des compositions orchestrales différentes offrant ainsi différentes
palettes d'expression, de jeu, de coloration.
Ces Nuits Carnatiques sont une expérience unique de découvertes,
d'émotions musicales, riches de dépaysement sonore et de créativité.
Plus modestement, le Centre Mandapa propose chaque année, dans sa
petite salle, une centaine de concerts de Musiques du Monde. Nous sommes
loin ici de l'espace grandiose du Théâtre du Soleil ! Mais la vocation
du Mandapa est d'offrir un tremplin à des musiciens encore peu connus et
apportant le témoignage fidèle de leur culture. Dans notre
programmation, nous essayons de nous renouveler dans nos choix,
d'accueillir des expériences nouvelles à partir de ces cultures, de
leurs rencontres et fusions, et de rester à l'écoute des chercheurs
d'aujourd'hui tout en respectant l'authenticité des traditions mères.
MS :
Le Mandapa aborde ici la 36è année de ses activités...
Pour
l'avenir, nos principaux projets s'inscrivent dans la continuité d'une
dynamique maintenue et vers l'élargissement de nos moyens de
communication et d'échanges. Une ouverture plus large est faite au Jeune
Public par des spectacles éducatifs soigneusement choisis et un
programme d'ateliers de sensibilisation aux Musiques du Monde, à leurs
techniques vocales et instrumentales, et à leur écoute...
Pour
l'instant, il n'est pas encore envisagé, pour l'avenir, de nouvel
événement majeur comme les Nuits Carnatiques. Laissons passer celui-là !
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