Interview
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IR :
Jean-Régis Ramsamy, votre
nouvel ouvrage porte sur ce que l'on appelle souvent le "bal tamoul", à la
Réunion : qu'est-ce qui vous a incité à aborder ce sujet ? Y a-t-il notamment un
vécu personnel qui vous attache au bal tamoul ?
JRR : Je veux expliciter
dans quelle mesure l’engagé indien bascule dans la société réunionnaise à
l’issue de son contrat.
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IR :
Pourquoi, parmi les
différentes appellations tamoules, créoles ou françaises de ce type de
manifestation culturelle, avoir finalement retenu pour titre le mot "Nalgon" ?
JRR :
On traduit
aussi par
théâtre de rue, on dit Terou-kouttou au Tamil Nadou ou Nadagam. Mais les
histoires s’appellent kadai, sur lesquelles s’appuient le bal tamoul. Quant à
Nalgon, il est une « créolisation » du terme Nadagam, on retrouve d’ailleurs ce
terme dans certaines chansons. En clair, Nalgon fait l’unanimité. Quant à la
version « bal tamoul », il s’agit d’une appellation faussée, qui ne rend pas
compte de la réalité, des personnes non averties, pensent encore qu’il s’agit
d’une invitation à la danse.
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IR :
Pourriez-vous rappeler,
succinctement, pour les non initiés, ce que l'on désigne à la Réunion, sous le
nom de bal tamoul ?
JRR : On a dit, ici ou là,
que le Bal était en fait du théâtre chanté.
Ces
traces remontent probablement assez loin, avant l’abolition de l’esclavage,
c’est-à-dire avant 1848. La première lettre que nous trouvons date de 1849, où
l’on évoque ce divertissement. Le bal tamoul fut l’espace de liberté pour les
Coolies, suite au labeur des champs et des usines. Ils trouvaient là un moyen de
rébellion contre le système. Un des acteurs de ce bal disait : nous voulions
montrer à nos employeurs (les engagistes) que nous possédions aussi des Rajâ et
des Râni… Cela veut tout dire… Après avoir incarné tel vassal ou monarque,
l’Indien se sentait pousser des ailes. Il le fallait bien pour affronter les
difficultés de la vie.
Aujourd’hui les troupes de bal tamoul sont au nombre de trois ou quatre.
Autrefois il y en avait trois fois plus. Les bals étaient issus des épopées ou
des légendes indiennes. Comme à chaque fois, l’hindouisme n’était pas loin. Les
bals s’appelaient « Kisna Vilasom », « Ramayana », « Harishandra »…
JRR : La lettre de 1849
a été justement extirpée des Archives, mais elle recèle peu d’informations sur
notre sujet : ce n’est pas une réelle surprise. Nous avons rencontré de
nombreux locuteurs, mais aussi des acteurs directs ou anciens, du bal tamoul.
Ce public nous a permis de consolider notre recherche. Nous avons constaté par
exemple, qu’autrefois on organisait au moins un bal hebdomadaire, le rythme a été
ralenti, puisque aujourd’hui deux ou trois manifestations de ce genre ont lieu
dans l'année.
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IR :
L'introduction de votre
ouvrage débute par une interrogation que, d'une manière, on peut lire comme
pessimiste, voire alarmiste : "Que reste-t-il du bal tamoul à La Réunion ?".
Voulez-vous attirer l'attention sur le risque d'une disparition de ce théâtre
dansé et chanté, à plus ou moins long terme ?
JRR :
Nous ne sommes pas dans le domaine du marketing. Je ne suis chargé par quiconque
de mettre en valeur le patrimoine tamoul. Le chercheur rend compte de ce qu’il
trouve, ou le contraire. Dans notre cas, c’est vrai que nous sommes bien placés
pour tenter de dire ce qu’ont été les traditions indiennes dans l’île.
Naturellement les engagés s’appuyaient sur certaines ressources, à l’instar du
bal tamoul. Mais l’apparition de ce livre coïncide certes avec la disparition
du Nadagam.
JRR : Nous avons donné la
fréquence plus haut, quant aux troupes, elles sont toujours au nombre de deux
ou trois. Quelques personnes isolées tentent de préserver la mémoire des bals
tamouls, par le biais d’enregistrements (préparation de DVD ou CD), d’autres des
études universitaires. Quelques anciens de plusieurs endroits de l’île
promettent de perpétuer cette tradition.
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IR :
D'après vos recherches
historiques, et dans les grandes lignes, quelles évolutions a connu le bal
tamoul depuis son implantation dans l'île ? A-t-il, notamment, perdu de son
"utilité" réelle - laquelle ? - pour devenir une sorte de manifestation
folklorique ?
JRR :
Précédemment j’évoquais
l’aspect d’insubordination. Les autorités craignaient que les engagés
puisent dans ces pièces les éléments d’éventuels actes de rébellion ou
de révolte. Encore une fois, c'est seulement dans le théâtre de rue que l’engagé pouvait se
mesurer à son employeur. Ce n’était qu’un jeu, mais le patron craignait toute
forme d’insurrection. La révolte des Cipayes était connue des propriétaires
réunionnais. Les travailleurs indiens furent les premiers à dénoncer les abus
dans l’île, en ce sens ils incarnèrent les premiers mouvements syndicaux.
Les
Hindous de La Réunion ont la Culture qu’ils méritent. Au-delà du raccourci,
beaucoup d’associations culturelles existent. Pensez que la fête Diwali
rassemble quelques 15 000 personnes dans les rues.
Le travail de mémoire débute avec les premières études autour des années 80…
avec les premiers auteurs, héritiers des engagés. Plus tôt, des personnalités
comme Prosper Eve, Sudel Fuma, Hubert Gerbeau, Jean Benoist, ou d’autres encore
en avaient montré la voie.
On
peut dénoncer pêle-mêle l’Internet, la télévision... pour expliquer la
diminution du bal tamoul, façon réunionnaise. Plus sérieusement je pense qu’il
correspond moins à notre siècle.
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IR :
Dans votre ouvrage, vous
établissez bien sûr des liens entre le bal tamoul et des pratiques indiennes,
qui constituent finalement des sources, mais aussi avec des pratiques
antillaises : pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ces liens ?
JRR :
Par exemple,
à l'île
Maurice, le bal tamoul est quasiment inconnu... La raison principale se trouve,
à mon avis, dans l’importance numérique du groupe tamoul à l’île Maurice. Il y a
une corrélation entre le nombre de Tamouls et l’évolution de sa culture. A
l’inverse, les Hindi speaking, (nombreux à Maurice) préservent le Maha Shivaratri, et les Marathi le Vinayak Sadurthi…Par ailleurs, ces deux fêtes font
l’objet de réelles célébrations chez nous. Nous honorons aussi dignement ces
festivités, comme le ‘Chal Pahal Ki Puja’, en grande partie grâce à un soutien
des Hindous historiques de l’île Maurice. Je pense à Ramsamy Gopalsamy Naidu,
Sanguily Moutoucoomaren, le Swami Harihara (Indien), ou bien d’autres qui furent
des guides pour les Hindous réunionnais.
Aux
Antilles françaises, excepté la Guyane, nous avons à peu près la même évolution
des Terru-kuttu. Des mêla, ou festivals, étaient organisés il y a peu en Guadeloupe,
pour valoriser cet art.
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IR :
Au cours de vos travaux sur
le bal tamoul, quels ont été les grands moments, les surprises, les découvertes
particulières qui vous ont marqué ?
JRR :
D’arriver à
une certaine conscience de cette pratique religieuse, au départ anodine. C’est
assez stimulant de découvrir l’impact d’une telle pratique sur la vie sociale
des engagés. Ce divertissement qui se transforme en moyen de résistance…
JRR : L’ODI-Réunion est
sur le point de connaître une nouvelle équipe, qui devrait être « cornaquée »,
par notre ancien secrétaire Gilles Sagodiranapillai. Nous avons tenté une
première entrée, qui fut remarquée nous semble-t-il, à Chennai, avec l’expo des
visages des engagés l’an dernier. Cette année encore, nous sommes intervenus à
la tribune du PBD, (Pravasi Bharitiya Divas) de New-Delhi. Nous avons été présents
dans le projet de stèle à Pondichéry et au Colloque. Je pense que nous n’avons
pas failli à nos objectifs. Mais le chantier est encore long. La sortie récente
de la thèse de Paokholal Haokip (étudiant originaire de Manipur), sur La
Réunion, est l’un des fruits de nos actions. Plus sérieusement nous sommes
conscients qu’il a commis le plus lourd travail, nous l’avons accompagné.
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IR :
Pour finir, et comme à
notre habitude, nous ne nous quitterons pas sans que vous nous ayez dit quelques
mots de vos projets : notamment quel autre ouvrage envisagez-vous d'écrire et de
publier dans les mois à venir ?
JRR : Je crains de
décevoir votre curiosité ou celle de vos lecteurs. Il ne s’agit pas de fausse
modestie, mais je n’ai rien qui puisse attirer votre attention. En tout cas, pas
directement dans mon « domaine de prédilection ».
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