Interview
JRR : L'artisanat ! Terme brut,
en même temps polysémique quand on rappellera que
l'Histoire des bijoutiers
indiens,
était notre premier ouvrage, mais plus encore sur les orfèvres tamouls, donc
l'artisanat d'Art, peut être. Globalement notre terrain de recherche n’a
jamais cessé d’être l’identité des Indiens. Je vous ai donné le premier
exemple, il en a été de même avec l’exposition sur les photographies des
engagés indiens, réalisée avec mon ami Thierry Imidi-Mavoubaa en 2000. Après
l’observation photographique, nous avons donné notre point de vue sur les
voyages (retour) en Inde, nous nous penchons cette fois-ci sur les noms des
Hindous de La Réunion, communément Malbar, sur l’image que ces
populations renvoient à la société réunionnaise.
Vous remarquerez que
nous avons pris une certaine permanence avec la doxa, l’opinion, de la
retrouver environ tous les trois ans, pour une sorte de « rendu » de nos
réflexions. Enfin pour nous, cet ouvrage est le plus accompli – on dit peut-être cela de tous les derniers ouvrages publiés
– car il dépasse les deux
précédents dans sa profondeur, son exploration des fonds Malbar. Nous
en voulons pour preuve l’accueil qu’il reçoit, sans flagornerie. En ce sens je
profite de l’occasion qui m’est donnée, pour saluer une nouvelle fois le
travail accompli par l’éditeur Christian Vittori (trois ouvrages publiés par ses
soins) et son collaborateur Pascal Marion, qui a agencé cet ouvrage. La
deuxième partie, un peu plus commerciale il est vrai, que je qualifie volontiers
à l’occasion de dictionnaire Malbar, intrigue, pique la curiosité.
Chacun a envie de voir si son ancêtre est cité, et à quel degré (puisque nous
baignons dans la généalogie). Cela est un sentiment naturel. Nous disons cela
un peu vite, car la première partie, la corps du DEA, représente la colonne
vertébrale de cette réflexion.
JRR : Je vous ai déjà présenté une partie de la réponse. L’étude venait d’une
observation longue et ancienne. Voici ce que nous rappelions dans le corps de
l’ouvrage : Personne n’est surpris d’un nom d’origine européenne tel Dupont,
Rivière ou Payet mais les noms de Paleressompoullé, Minatchy, Moutiécaounden
ou Ramassamy, Atchicanon, Zaneguy intriguent, interpellent. Ces noms indiens
se développent naturellement de plus en plus dans notre environnement avec le
métissage. D’où le souci de comprendre la galaxie des noms indiens. Un
Malbar vous dira que son nom (patronyme ou matronyme) était en fait le
prénom de son aïeul, souvent sans qu’il puisse vous en faire la
démonstration.
-
IR : Existe-t-il, à
la Réunion ou ailleurs, des travaux de ce type, en particulier touchant à la
population d'origine indienne ?
JRR : Dans nos lectures
exploratoires, nous avons découvert l’étude de Sudel Fuma (1) « La mémoire
du nom ou le nom, image de l’homme ». Dès les premières lignes nous avons
compris l’opportunité de nous appuyer sur ce travail pour orienter nos propres
recherches. L’auteur s’est penché sur la question des esclaves et de leurs
patronymes. Il s’est interrogé sur les 30 016 noms attribués aux esclaves en
1848 et sur leur évolution jusqu’en 1996 car, écrivait-il, « par projection
statistique plus de 200 000 Réunionnais d’aujourd’hui peuvent ainsi comprendre
l’histoire de leur nom de famille ». A partir d’un programme informatique,
il a été possible à cet auteur de comprendre le mécanisme de dénomination des
affranchis de 1848.
Si la question du
nom a été analysée sous l’esclavage, à La Réunion, tout restait à accomplir
pour les Indiens Malbar, confrontés surtout à l’engagisme. En ce sens,
nous avons exploré un terrain «vierge », ici et ailleurs…
JRR : Au lieu
de vous répondre par de grandes phrases, pensez seulement que cette
histoire, en plusieurs dimensions, similaires à celle de l’esclavage, s’est
déroulée il y a au moins environ cent cinquante ans. L’autre recoupement que l’on peut
observer avec le système servile : la dispersion des documents. A la
différences des Anglo-saxons, qui avaient tendance à « fliquer » leurs
travailleurs indigènes, en tout écrivant, notant inlassablement comme les
moines au Moyen âge, en France, l’assimilation faisant, peu d’informations
fiables sont conservées. Faiblesse des sources imprimées, mais l’historien
ne doit pas s’arrêter, précisément ne doit pas s’arrêter. « L’histoire
se fait avec des documents écrits, sans doute, quand il y en a. Mais elle
peut se faire, elle doit essayer de se faire, à tout prix, sans documents
écrits s’il n’en existe point » indiquait Lucien Febvre (2). Nous avons
procédé par un tri des documents restant aux Archives départementales et
dans divers lieux « classiques » : cimetières, mairies, maison d’arrêt,
archives de l’évêché… Sur la base de ces résultats nous avons constitué un
corpus sur lequel a pu porter notre analyse. Enfin dans une moindre mesure
nous avons réalisé quelques entretiens qui sont toujours d’un apport non
négligeable pour le chercheur. Notre travail a consisté à reconstituer le
long cheminement des noms entre l’Inde et La Réunion sur plus de
soixante-quinze ans.
JRR : Si vous attendez
que je vous dise qu’untel était lié à untel et que l’autre avait une alliance
« contre-nature » avec un autre, peine perdue, car la réflexion sur les noms
n’était pas destinée à l’évènementiel, ni au spectaculaire. Plus sérieusement,
nous relevons des conduites globales sur lesquelles il convient de ne pas se
tromper d’analyse. Lorsque nous appelons à la prudence ce n’est pas une
démarche professorale, ou pour camper un air pédant. A la sortie de l’ouvrage il
y a quelques semaines (3), une psychologue clinicienne nous a contacté, pour
nous dire qu’elle avait lu l’ouvrage, certes, et nous offrir son analyse, sur la
base de sa formation analytique et anthropologique. Que dit-elle en substance :
« les fondements même de la nomination prennent leur sens et leurs
particularités dans l’histoire et dans la réalité des peuples, dans les
politiques et les croyances qui les habitent. A travers le nom, à travers son
évolution et sa signification, c’est bien plus qu’une simple identité qui est
déclinée (…) toute mutation, perte, crise, rupture, attaque, touchant au nom et,
plus encore au système de nomination est susceptible de provoquer une fracture
symbolique profonde dans le vécu social… En prenant un raccourci, que de
fractures provoquées avec les noms Malbar ! Nous avons tenté de rendre
lisible cet univers de noms Malbar ; pour sa part G. Payet nous convie à
une lecture Autre…pourquoi pas ? Nous ne voudrions pas clore ce chapitre, sans
vous signaler deux points. Premièrement, la découverte de certains documents
inédits, je pense immédiatement aux manuscrits d’un engagé, Sitana Viraya, dont
l’héritier, Fred Angama a bien voulu partager la connaissance avec nous.
D’ailleurs c’est l’une des illustrations qui nous sert de couverture. Cet engagé
Telougou (assez rare) a légué des écrits (plusieurs) qui n’ont pas été tous
traduits. Mais l’un d’eux a été rendu lisible en français par le biais de l’un
de nos référents, Gilles Sagodira, et nous nous sommes rendu compte qu’il s’agit
d’une version « locale » du Ramayana. Cette découverte tord le cou, à une
certaine intelligentsia qui a toujours professé que tout a disparu dans
l’île. Mais attention, ce ne sont pas ces écrits qui vont compléter le puzzle Malbar ! Enfin deuxième point notable dans notre étude, que nous qualifierons
d’histoire de famille (d’alcôve ?). Nous avons eu connaissance du mélange d’un
nom d’origine européenne et d’un nom indien. Un interlocuteur avait commencé à
nous narrer l’origine de l’affaire. Mais juste avant de rendre publics nos
résultats, nous avons eu un appel nous demandant diplomatiquement de ne pas
mentionner cet élément. Cette affaire n’est pas singulière, plusieurs familles
créoles ont eu affaire avec les noms Malbar, et je ne citerai tel ou tel
gros-blanc, (gros propriétaire créole) dont les relations avec les noms Malbar
sont connues.
JRR : Nous avons cerné les étapes suivantes dans l’évolution des
noms malbar : Une période de retranscription, (Compagnie des Indes) où le
sens étymologique des noms n’est pas garanti. Par exemple : Moutouquichena, (pour
Moutoukichenin). Une période d’adaptation, (les engagés conservent leurs noms
mais réclament ou acceptent un prénom occidental catholique pour leurs enfants).
Par exemple :
Joseph Sevingué (sa mère s’appelait Allamélou Sevingué).
Une période d’intégration,
(qui débute au XXe siècle, les Malbar possèdent un nom d’origine
indienne, et un prénom européen, c’est la norme). Nous pensons que l’on peut
inclure dans cette phase les recours devant les tribunaux pour la ré-appropriation d’un nom ou prénom indiens. Sur ce point, nous avons observé
que de nombreux descendants d’engagés ont le souci de perpétuer la mémoire de
leurs ancêtres.-Les
noms des Malbar puisent leurs origines dans les profondeurs régionales de
l’Inde. Les patronymes ne renvoient pas seulement au Tamil Nadu, puisqu’ils
sont issus des régions limitrophes, comme l’Andra Pradesh (de langue telougou),
le Kerala (de langue malayalam), voire dans des aires plus éloignées
comme le Bengale (de langue bengali). Nous avons pu observer au début de
l’engagisme des listes de l’Administration de l’époque, composées d’engagés en
grande partie telougou ou calcutta. Nous sommes en présence
d’aires géographiques de recrutement, différentes. Nous estimons que l’engagisme
a apporté au moins cinq langues indiennes dans l’île : Le tamoul, le
télougou, le bengali, le malayalam, le marathi ou
encore le goujarati. La Côte de Malabar n’a pas été très sollicitée. Le plus
gros des effectifs (les Tamouls et les Télougous) est venu de la
Côte de Coromandel. Dans une moindre mesure, nous avons relevé les minorités du
Bengale ou du Kerala.
JRR :
Naturellement s’il semble évident
que les phénotypes évoluent dans une atmosphère de métissage Créole, le nom
reste l’un des derniers foyers où résident les quelques reliquats « d’une identité
d’origine indienne ». Ces Malbar,
–
autrement dit Réunionnais aux origines
indiennes
–
ont conscience des lointaines parentés avec l’Inde, et que le nom est
l’un des derniers avatars, avec d’autres expressions de la Culture.
JRR : Rappelons que notre étude portait essentiellement sur les noms
(patronyme ou matronyme). Mais ayons à l’esprit que jusqu'à la période de
re-découverte culturelle, vers les années 60-70, peu de Malbar se
tournaient vers les temples pour la désignation des prénoms. Seule une couche de
la population le faisait. Le système du double prénom était souvent adopté.
Après cette période, l’élan insufflé par la dynamique culturelle, a incité de
nombreux Malbar à se déterminer par rapport au calendrier tamoul (j’y tiens) et
non hindou. Deux systèmes différents. Enfin on peut citer l’École Tamij de
Saint-Paul (Arrondissement Sous le Vent), et son dynamique président Benoît Cadeby, qui
nous a aidé dans l’édition de l’ouvrage. Également avec Th. Imidi-Mavoubaa
(co-réalisateur de l’exposition photographique de 2000), l’ETSP nous a permis
d’approcher les familles et leurs noms dans la constitution de ce que nous
appelons un peu rapidement le dictionnaire des noms Malbar. Cette école,
une véritable institution, poursuit les buts d’un apprentissage de la langue
tamoule pour les petits Réunionnais et le maintien des usages culturels tamouls.
-
IR : On constate depuis un certain temps, dans les
pays occidentaux, une "mode" de la généalogie : votre livre peut-il contribuer à
satisfaire ceux qui sont en quête de leurs racines familiales ? Sentez-vous une
demande du public en ce sens ?
JRR : Que de fois
n’avons-nous pas entendu untel ou untel exprimer son vœu de réaliser son arbre
généalogique. Certes, les arbres font florès sur la toile ! Mais dans notre
situation insulaire et notre particularité historique liée au métissage, les
Réunionnais ont encore plus de raison de se lancer dans la quête généalogique.
Le livre, est l’un des matériaux, puisque dans ce domaine précisément aucun
outil n’existait. Le Cercle Généalogique de Bourbon lui-même est en
permanence sollicité pour « travailler » les racines malbar, mais je me doute qu’il y
apporte des réponses.
JRR : Aristote l’a dit, le propre de
l’histoire est de raconter les actions et les passions d’Alcibiade , or celui-ci
coupa la queue de son chien pour faire parler de lui, ou plutôt on ne parla de
la queue coupée, que parce que le chien était celui d’Alcibiade (4).
En réalité, je n’ai pas
l’habitude de vendre la peau de l’ours…En définitive, je suis assez intéressé
par le travail de mémoire, d’autant que je dépends toujours (doctorant en
Histoire contemporaine) du CRESOI, le Centre de Recherches sur les Sociétés de
l’Océan Indien, dont le directeur est le professeur Y. Combeau et l’un des fers
de lance, Sudel Fuma ! Je crois que c’est un secret de polichinelle de dire que
S. Fuma est intéressé par le travail sur les Mémoires plurielles. En ce sens la
matière est dense.
3 - PAYET G., JL. Roche, La
cause des victimes : approches transculturelles, îles de La Réunion et Afrique
du Sud, Ed l’Harmattan.
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4 - VEYNE Paul, Comment on écrit l’histoire, essai d’épistémologie, Coll. l’Univers
Historique, 350 pages, Le Seuil, 1971.
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