Interview
AG :
Je m'appelle donc Antoinette Gamess, née Louis-Thérèse, au pied de la Montagne Pelée, dans la
commune le plus haute de la Martinique, Morne Rouge, comme mon époux Yves Gamess. Nous avons constamment cheminé dès notre enfance. A l’école élémentaire
et au lycée. J’ai été enseignante, surtout avec les très jeunes enfants pendant
trente-neuf ans.
-
IR : Vous êtes écrivaine, dans des domaines aussi variés que la poésie, le roman,
le théâtre. Comment vous est venu le goût de l’écriture et pourquoi ce choix de
l'éclectisme concernant les genres littéraires que vous pratiquez ?
AG :
Nous avons bâti ensemble mon époux et moi, un héritage qui prend en compte
toutes les composantes aussi bien « ethniques » que culturelles. Pour moi,
amérindiennes, européennes, africaines et peut-être indiennes. Pour lui,
indiennes, africaines, amérindiennes. La rencontre avec les enfants et leurs
fonctionnements m’ont amenée à écrire d’abord avec eux, puis, en extrapolant,
j’ai profité de toutes les découvertes de nos imaginations et imaginaires
communs pour construire des œuvres telles que des contes, des pièces de théâtre,
de la poésie, des nouvelles, des romans pour les enfants et tous les publics.
Cet éclectisme était indispensable pour devenir l’expression d’une plus grande
diversité de sentiments, de réalités complexes, d’émotions. Le théâtre
facilitait le travail sur le corps et la diction. Je ne peux faire de choix dans
la pratique de l’écriture. Toutes les formes d’expression trouvent un écho en
moi. Je travaille sur plusieurs ouvrages simultanément. Ainsi, j’ai pratiquement
terminé un livre qui se veut un roman-essai, sur les femmes en politique. Je ne
parle pas seulement de celles mon pays. Je cite celles d’ailleurs, de Cléopâtre
à Indira Gandhi, jusqu’à celles d’aujourd’hui que j’ai bien du mal à rencontrer.
J’ai aussi terminé un roman sur la vie de mon époux, à la demande de ses amis.
J’y tiens une place importante. J’ai déjà fini un recueil de dix nouveaux contes
sur Ti-jean, auquel j’ai adjoint un onzième, "Le Retour du nain Vamana", qui est
la suite du "Huitième nain". Celui-ci revient donc à la Martinique pour demander
au dieu Shiva qui réside dans la montagne Pelée de sauver la Martinique de la
destruction. J’ai aussi, en attente d’éditeur, une cinquantaine de nouvelles.
Enfin un cinquième recueil de poésie qui sera dédié à mon corps pour le
remercier de m’avoir si bien accompagnée durant plus de trois quarts de siècles.
Une autre pièce de théâtre attend, écrite en 1998, 500 ans déjà, remaniée
depuis, qui ramène Christophe Colomb sur les lieux de sa « découverte », 500 ans
après.
AG :
J’apprécie particulièrement les textes de Rabindranath Tagore et d’Aimé Césaire.
Je lis aussi des auteurs d’autres régions du monde, de l’Afrique, d’Amérique, de
l’Inde, d’Europe. Je connais quelques auteurs de la Réunion. Mon époux ayant été
bibliothécaire à la Bibliothèque Schœlcher, à Fort-de-France, j’ai vécu
environnée de livres et de journaux. Il laisse d’ailleurs une bibliothèque bien
fournie sur la Caraïbe. Je pratique moi-même l’art sous diverses formes. J’avoue
que mon goût me porte vers ce qu’on désigne comme le figuratif, Renoir, Hector
charpentier. Gauguin et Van Gogh me plaisent également.
AG : Lire des textes consacrés à la région des Caraïbes me mettait constamment en
contact avec les peuples de plusieurs régions du monde dont mes ancêtres étaient
originaires. Mes parents m’ont parlé de leurs propres grands-parents venus
d’Europe, pour mon père. D’ailleurs, il ne m’a parlé que de ceux-ci. J’ai
découvert plus tard, que ses ancêtres maternels étaient amérindiens et
africains. Ma mère me racontait sa grand-mère paternelle, africaine dont le nom Kasocrock a quasiment disparu, son arrière-arrière-grand-mère amérindienne
peut-être d’origine arawak, son ancêtre « mulâtre ». Donc, j’ai toujours entendu
raconter ces « histoires » familiales où l’on passait d’un peuple à l’autre. Je
n’ai jamais eu à me poser des questions sur mes origines ou plutôt, c’est parce
que je m’interrogeais sur les particularités physiques de certains membres de la
famille de mon père que j’ai compris sa filiation et la mienne. J’estime que
j’ai eu la chance d’entrevoir dès mon enfance que mon monde était divers. Sans
plus. Plus tard, j’ai éprouvé le besoin d’en savoir davantage et je cherche dans
les archives et ailleurs. Mes ancêtres m’accompagnent où que j’aille et quoi que
que j’écrive.
AG :
La Société d’Histoire m’a aidée à mieux me mouvoir dans mon histoire, au point
que je ne pense maintenant qu’à la construction que nous élaborons pour nos
descendants, d’un monde apaisé où ils seront considérés « également » pour leur
valeurs propres et non pour la couleur de leur peau ou des titres sociaux qu’ils
ont portés. J’incite mes petits-enfants et nos jeunes à devenir des
« seigneurs » : des femmes et des hommes qui prennent de la hauteur et travaillent
à bâtir une société universelle vivable. Je puise alternativement dans mes
différentes cultures, sans que ces différentes appropriations me causent des
problèmes. J’ai cependant constaté que d’autres ont des difficultés à comprendre
cette espèce de culture « mixée ». Il est vrai qu’en Inde, ils m’ont définie
comme « mixt people ». Cela pouvait être également « mixed people ». Dans tous
les cas, cela me définit comme une personne, peu importe le qualificatif choisi.
AG :
Je ne suis apparemment pas une descendante indienne. Quoiqu’on me signale une
branche dans ma famille maternelle. J’ai vécu mon enfance dans des communes où
vivaient de nombreux descendants d’Indiens. Mon oncle avait épousé une de ces
descendantes. Je me considère de par mon époux, mais aussi personnellement,
comme une héritière de ces cultures qui me passionnent autant les unes que les
autres et j’ai accepté cet héritage. J’approfondis, dès que je le peux, les
aspects de tous ces héritages et j’essaie de les partager avec les autres. C’est
ainsi que je suis appelée à faire des exposés sur divers aspects des modes de
vie en Inde. A la suite de mon époux, je me plie à cette obligation de
transmission aux nouvelles générations. J’aide des jeunes de différentes écoles
et des adultes à en saisir les aspects, l’histoire d’abord, les religions, les
coutumes. Je puise pour cela dans les nombreux documents réunis par Yves Gamess.
J’entretiens des relations avec des personnes ou associations qui s’intéressent
à ces divers héritages.
AG :
Ma réponse concernant les descendants d’Indiens sera mitigée en ce qui les
concerne. Je ne dirais pas qu’ils souffrent d’un manque de reconnaissance. Je
crois qu’ils ont une réticence à trop s’ouvrir à ceux qui ne font pas l’effort
de comprendre ce qu’ils sont, bien qu’ayant avec eux des points communs dans
leur histoire. Leurs ancêtres ont aussi construit notre société. Or, il n’est
question que de « nègres » et de « békés ». Il y a quelques années, on me
déniait des ancêtres amérindiens dont l’existence est réelle. On les recherche,
actuellement, les vestiges de ces civilisations détruites. Ces descendants
d’Indiens, conscients de leurs apports, protègent les valeurs reçues de leurs
ancêtres et les diffusent le moins possible. Figurez-vous qu’ils ont des
noms authentiques de leurs civilisations, une religion, l’hindouisme pour la
plupart, une langue, le tamoul, qui n’est plus parlée, et d’autres pratiques
considérées comme du « magico-religieux » par une bonne partie de la population.
-
IR : Votre roman Ganesh, un homme indien de Calcutta, est-il une contribution,
historique en quelque sorte, à cette reconnaissance ? Pouvez-vous rapidement
évoquer pour nous le contenu de ce roman ?
AG : En écrivant seule - mon époux avait des réticences -
Ganesh, un homme
indien de Calcutta, j’ai souhaité, par cette contribution, inscrire un homme, Ganesh,
devenu Joseph Gamess, une famille et sa lignée, dans le contexte de la
Martinique. D’ailleurs, je dédie cet ouvrage à Aimé Césaire dont je reprends la
parole « un homme hindou de Calcutta », seulement, je resitue ce dernier en
« indien ». Ce roman relate le départ de Calcutta du grand-père de mon époux, le
voyage qui a été long, sur un bateau britannique, le British Navy, en 1874. Mais
aussi la grand-mère embarquée à Pondichéry. La réalité est un peu différente,
parce que dans le roman qui, je l’espère, paraîtra bientôt, Yves, vers le
Nirvana, je tiens compte davantage des données moins basées sur les récits de
ceux qui ont connu le grand-père et sont encore vivants, suite à des recherches
en généalogie et en histoire que j’effectue aux archives.
AG :
Elle introduit un personnage inconnu dans notre société antillaise, la déesse.
De ce fait, je n’ai pas encore trouvé un metteur en scène qui accepte d’en
assurer la mise en scène, bien que j’aie une bonne pratique de cette activité et
donc des relations dans ce milieu. Il y a de la réticence chez ceux qui ont
essayé. Ils redoutent le verdict de notre société. C’est aussi le thème de la
relation mère-fille. Un conte trilingue, « Ti-jean et les titiris », illustré
par Raymond Sinamal, est le pendant de cette pièce. La déesse n’y figure plus,
mais Ti-jean le petit garçon débrouillard connu dans de nombreuses sociétés au
monde. Il rencontre aussi la déesse et le nain Vamana.
-
IR : Quant au recueil poétique
Indes, Orient- Occident, il enrichit encore votre
démarche métisse, évoquant tantôt Gandhi, tantôt l’Afrique ou le jazz, tantôt
les Amérindiens… que faut-i comprendre dans cet arc-en-ciel culturel ?
AG :
Ces poésies me permettent d’exprimer tout ce que ce multiple métissage me
procure comme bonheur, mais me sert aussi à percevoir et peut-être à envoyer des
messages.
AG :
Je crois que la petite société à laquelle j’appartiens, en puisant dans celles
dont sont originaires nos ancêtres, ne doit se priver d’aucune de ses richesses.
Pourquoi ne pas cheminer progressivement vers une compréhension mutuelle qui
permettrait, à certains moments, une interpénétration des pratiques religieuses.
Mon époux parlait de syncrétisme religieux. Nous ne sommes plus ni amérindiens,
ni européens, ni africains, ni indiens, ni chinois, mais tout cela. Edouard
Glissant parlait de tout-monde. Faut-il au moins savoir ce que ce concept
recouvre et nous donner les moyens de le réaliser.
AG :
Le livre cosigné par Roselyne Gamess et Yves Gamess est le livre d’histoire qui
n’avait pas encore été rédigé pour une meilleure connaissance de l’immigration
indienne. Il a plutôt une valeur pédagogique pour les adultes et les enfants.
AG :
Je continue à écrire sur tous les sujets : J’ai commencé un livre sur notre
ville capitale, Fort-de-France, que je prévois de rebaptiser « Fort-de-Martinique » et un dernier, avec une équipe pluridisciplinaire, sur tous les
Indiens arrivés à la Martinique de 1853 à 1884. Je ne sais pas si les années qui
me restent me laisseront la possibilité d’encore écrire. Il y a tant de sujets
passionnants dans notre histoire qui pourtant semble commencée récemment.
|