Interview
- IR : Françoise Gründ, vous êtes connue
pour vos recherches et vos publications ; pouvez-vous rappeler plus précisément quel a
été votre parcours et quel est votre domaine d'action ?
FG : Je suis née à Paris, il y a plus d'un demi-siècle.
Après des études littéraires et un goût prononcé pour la peinture, les créations
plastiques et le théâtre, j'ai rencontré Chérif Khaznadar qui venait de Syrie et
faisait un stage de mise en scène chez Jean Vilar. Je l'ai suivi à Damas. Il m'a ouvert
les portes de l'orient. A partir de ce moment, la plus grande partie de ce que j'ai
réalisé est issue du couple de complices que nous formons toujours. J'ai enseigné.
Lorsque mon mari a été nommé directeur de la Maison de la Culture de Rennes en 1973, je
l'ai suivi en Bretagne. Nous avons créé le Festival des Arts Traditionnels qui a duré
dix ans jusqu'à ce que nous quittions Rennes pour Paris, pour créer la maison des
Cultures du Monde en 1982. Celle-ci était un prolongement du Festival des Arts
Traditionnels. C'est ainsi que je suis devenue directrice du Festival des Arts
Traditionnels puis directrice artistique de la Maison des Cultures du Monde. Pour nourrir
en spectacles ces deux organismes gourmands, je me suis mise à la recherche des
expressions des peuples de la terre. Voici comment j'ai parcouru la plupart des pays du
monde. Des zones restent blanches sur la carte de mes itinéraires; certains pays étaient
en guerre et le sont toujours. Et puis il existe de nombreuses questions concernant les
sociétes et les cultures qui sont loin d'être élucidées ou même d'être posées.
Comment être certain d'avoir répertorié tous les types humains sur la planète?
Entre mes voyages, au moment des pauses que je faisais en France, j'étudiais
l'anthropologie et l'ethnomusicologie ainsi que les langues. C'est ainsi par exemple qu'en
un mois d'immersion, j'ai pu maîtriser l'espagnol, grâce à l'Université de Rennes qui
ouvrait ses portes la nuit, à un groupe de vieux étudiants motivés. Je parle, il est
vrai, plusieurs langues, avec assez de liberté pour dialoguer librement et sans
interprète avec mes interlocuteurs du bout du monde.
A partir des années 80, il nous est vite apparu que la terminologie
s'avérait insuffisante pour aborder certaines expressions. Lorsque celles-ci contenaient
à la fois de la danse, de la musique, un noyau dramatique, un objectif rituel, des
masques ou des marionnettes ou des figurines d'ombre, fallait-il les nommer théâtre,
chorégraphie, musique, formes para-théâtrales, cérémonies etc. ? Pour respecter la
pensée des individus , nous devionsnous abstenir d'employer un cadre linguistique et
réflexif eurocentrique. C'est pourquoi en 1995, avec l'UNESCO et l'Université de Paris
8, nous avons créé une nouvelle science: l'ethnoscénologie, dont je suis devenue
"la prêtresse" en donnant moi-même un enseignement à l'Université de Paris
X- Nanterre. Cette discipline, qui aide maintenant de nombreux étudiants dans le cadre
d'une méthodologie large, m'a permis d'aborder les participants à une expression avec
plus de liberté à cause de la souplesse des grilles d'investigation.
- IR : La connaissance de diverses cultures vous rend peut-être
plus que d'autres capable d'établir des comparaisons... Qu'est-ce qui vous paraît donc
particulièrement spécifique ou frappant dans la (les) culture(s) traditionnelle(s) de
l'Inde ?
FG : L'immense territoire du continent indien offre aux
chercheurs un fonds inépuisable de découvertes mais aussi la faculté de se sentir
créateur à chaque instant et de maîtriser une fusion constructrice avec les
ritualistes, les musiciens , les danseurs, les montrueurs d'ombres, les conteurs, puisque
tout appartient à la maya, c'est-à-dire à l'illusion.
C'est cette notion de la maya qui fait que l'Inde ne connait pas les limites.
Le corpus des milliers de dieux augmente chaque jour, car il se crée dans les villages ou
les quartiers des villes, des divinités surgies d'une rencontre avec un étranger ou
jaillies par besoin. Le temps, sans commencement ni fin, se boucle sur lui-même et
l'impatience reste étrangère aux humains dans les foules comme dans les déserts. La
proximité avec la surnature semble aller de soi. Ainsi le moindre signe guide l'humain
vers le contremonde qu'il fréquente grâce à l'extase ou à la possession provoquées
par la musique, la danse, la parole, les substances hallucinogènes ou même le simple
désir de s'éloigner pour un moment de ses semblables. les états de conscience altérée
sont choses courantes et aucun Indien ne manifestera de l'étonnement si son voisin dans
un temple, change de couleur ou se met à parler une langue secrète seulement comprise
par les dieux.
Des traditions très anciennes (datant de bien avant la propagation de
l'hindouisme, entre 3000 et 1000 av. J.C.) subsistent mais restent vivantes en agglutinant
des éléments nouveaux chaque jour, sans dénaturer le coeur de l'expression. Je pense en
particulier aux religions dramatiques telles que les teyyam, les tirayattam, les
mudhiyettu. Ces religions dramatiques structurent encore la pensée mythique, sociale et
pratique de nombreux villageois du Kerala par exemple.
Bien que les écritures aient servies l'expression des langues depuis
longtemps, la transmission orale demeure privilégiée en Inde, dans le domaine de
l'apprentissage d'une forme. La relation avec le maître ou les maïtres reste sans doute
plus importante encore que la substance enseignée. Cette fidélité et cette dévotion au
maître expliquerait peut-être la persistance de la qualité ( (dans la musique, dans la
danse, dans les théâtres d'ombres etc.), mais aussi l'ouverture à l'improvisation ainsi
qu'à l'invention. Ainsi, il semblerait possible d'affirmer qu'en Inde, le moindre
interprète reste le créateur de la forme qu'il exprime.
Autre réflexion sur la particularité indienne. Le ritualiste, le
participant, l'artiste, en agissant dans son expression devient créateur de désordre. Il
fait donc bouger le monde et peut être assimiler à un dieu. Par le sacrifice, il peut
donner la mort mais aussi faire naître. Par les débordements de son imaginaire visuel et
sonore il peut faire percevoir l'innommable et pousser ceux qui l'entourent à parcourir
en un instant "les quatorze mondes y compris le pattala ou non-monde"
En tuant et en générant, il indique le chemin vers les profondeurs d'une conscience
individuelle ou collective et cherche à déjouer la mort que d'ailleurs il craint peu.
- IR : Vous avez, dans le cadre de la Maison
des Cultures du Monde, fondé une collection de CDs intitulée "Inédit".
Pouvez-vous nous en parler plus en détail ?
FG : Le contact avec des individus ou des groupes
musiquant ainsi que le fait d'en présenter un certains nombre sur les scènes parisiennes
et françaises a conduit tout naturellement (parce que nous sommes européens!) à vouloir
garder des traces. C'est ainsi que nous avons créer une collection d'enregistrements, par
des C.D. appelée INEDIT car notre ambition était de faire connaitre ce qui était
inconnu ou peu connu. Cette collection qui a commencé en 1983 possède maintenant deux
cents titres. Nous faison assez peu d'enregistrements de terrain ( car nous ne sommes pas
ethnologues, mais ethnoscénologues) et nous privilégions les enregistrements dans les
espaces plus neutres des lieux de présentation à Paris (sur la scène de notre théâtre
par exemple)
Nous possédons maintenant des enregistrement de maîtres morts depuis plusieurs années
et certains musiciens se servent des C.D. pour affiner leur méthode d'exécution.
Dans le même ordre d'idées - garder des traces - nous avons créer une
revue: Internationale de l'Imaginaire.
- IR : Un des CDs de cette collection a pour
titre Inde du Sud - Drames dansés. Quelle en est la teneur ?
FG : Nous avons dans la collection
INEDIT un certain nombre d'enregistrements de musiques de l'Inde. Dans le CD intitulé
Drames dansés, nous avons enregistré des extraits de kathakali, de yakshagana et de teru
koothu présentés sur notre scène.
- IR : Quelle a été la genèse de ce CD ?
FG : Le choix des trois formes
enregistrées n'est pas arbitraire car dans les trois dramaturgies en question, le
ou les vocaliste(s) prennent une importance si grande qu'ils deviennent en quelque
sorte, à la fois, les chefs d'orchestre et les metteurs en scène agissant"à
vue"dans le spectacle. En outre, les trois formes (choisies par moi en Inde, au cours
de plusieurs prospections) étaient guidées par des interprètes particulièrement
doués.
Je suis personnellement très concernées par ces formes de religions
dramatiques que je trouve d'une incroyable richesse symbolique. J'ai fait ma thèse de
doctorat sur le teyyam.
- IR : Si le Kathakali est déjà assez connu
en Occident, tel n'est pas le cas du Teru Koothu ni du Yakshgana : quelles sont les
carctéristiques, les points communs et les spécificités des diverses formes de drames
dansés dans le sud de l'Inde ?
FG : Le teru koothu existe dans le
Tamil Nadu et le yakshagana dans le Karnataka. Il s'agit de deux formes rituelles
destnées à favoriser la fertilité (des humains, des animaux et de la terre) et
destinées à l'origine à s'attirer les bonnes grâces des divinités du sol pour le teru
koothu et des bhuta, divinités des cultures pour le yakshagana. Par ce jeu dramatique,
hautement codés, les humains passent une alliance avec les force vitales et tentent
d'expulser ce qui leur nuit.
Les religions archaïques en Inde ne se basent pas sur l'adoration ou la
prière qui vont mener au pardon ou au salut. Ni l'un ni l'autre n'existent. En revanche,
ils passent des marchés avec les dieux: des chants, des jeux, des sacrifices, des
extases, des possessions, le nom des divinités mille fois répété en échange de
santé, sécurité en cas de cataclysme, protection contre les maladies et les accidents
et grossesses répétées pour assurer la survie du groupe.
Il serait trop long de reprendre le descriptif de chaque forme que vous
trouverez dans le livret. Elles sont caractérisées à la fois par leur beauté et par
leur violence. Tous les actants sont des hommes, même pour interpréter les caractère
féminins, des hommes qui appartiennent à une certaine catégorie de la population, en
général, issus de groupes tribaux et appartenant à une sorte de sous-prolétariat.
Cependant, les bénédiction et les bienfaits réjaillissent sur tous les autres individus
de la population, hindouistes, musulmans, jaïns et chrétiens qui viennent participer.
- IR : La tradition du Teru Koothu est-elle
toujours perpétuée actuellement à une échelle significative ? Quel est son degré de
popularité et quel est son impact social à l'heure où - on peut le supposer - le
cinéma ou la télévision doivent de plus en plus s'imposer ?
FG : Toujours vivant aujourd'hui, le teru koothu
rassemble des milliers de personnes en mars et avril dans plusieurs villages du centre du
Tamil Nadu. Ni le cinéma, ni la télévision ne parviennent à rivaliser avec ce jeu
cérémoniel. Il sert même de point de départ à un théâtre contemporain et à
plusieurs films.
- IR : Que sait-on des origines du Teru Koothu
et quelles sont ses sources d'inspiration ? Existe-t-il parallèlement d'autres formes
théâtrales dans la tradition tamoule ?
FG : Il existe très peu d'informations
sur les origines du teru koothu qui jusque dans ces dernières années n'a pas fait de
sujet d'études pour les Indiens, d'une part parce que les actants sont d'origine
"vulgaire" et d'autre part parce que la langue, un tamoul ancien, n'est presque
plus comprise aujourd'hui. Seuls quelques chercheurs étrangers se sont interéssés à
cette forme qui dispense une énergie fantastique. Il semblerait qu'à l'origine ( comme
au kerala pour le teyyam et le mudhiyettu), des cultes aient été rendus aux divinités
féminines et que la société de chasseurs-cueilleurs soit une société
matrilinéaire
Il existe au Tamil Nadu une forme dramaturgique utilisant des masques de bois: le
Kaliattam ou "jeu de Kali" ( une autre déesse-mère!). Je n'ai vu que de très
brefs fragments de cette forme et je n'ai pas pu inviter une troupe en France.
- IR : Quels rapports le Teru Koothu et les
autres formes de drames dansés entretiennent-ils avec la danse classique, notamment le
Bhârata Natyam ?
FG : Le teru koothu se rapproche de certaines formes
d'art martiaux grâce au mimétisme animal.
Le baratanatyam qui est né beaucoup plus tard, des "108 pas de
Shiva" s'est peutêtre inspiré dans sa stylisation de quelques mouvements du teru
koothu: sauts, jambes écartées, tourbillons, position très cambrée ou danse presque
accroupie... une hypothèse seulement. La porte reste ouverte pour les chercheurs.
- IR : Existe-t-il des formes artistiques
comparables dans d'autres régions de l'Inde - notamment le Bengale ou le Gujerat, d'où
vinrent de nombreux ancêtres des actuels indo-réunionnais ? Que pourriez-vous en dire ?
FG : Dans presque tous les Etats de l'Inde, des
formes archaïques comparables à celles qui viennent d'être évoquées ici existent, en
général partout où se sont développés des groupes de chasseurs-cueilleurs. Par
exemple au Bengale, le chhau de Purulia (pas très loin de Shantiniketan, la ville de
l'université de Rabindranath Tagore) utilise des masques autrefois en bois et aujourd'hui
en papier mâché aux couleurs éblouissantes, ornés de plumes de paon. Les aborigènes
qui présenent cette forme au moment des récoltes sont des Santals (faisant encore partie
d'un sous-prolétariat). Au cours de la danse, ils parviennent à l'extase qu'ils offrent
aux dieux. Dans le Singhbum, au début du XIXème siècle, les princes de Seraïkella ont
adapté la forme pour leur palais et parfois ont eux même interprété des rôles de
danseurs. La forme est devenue une danse stylisée, uniquement esthétisante.
Au Gujarat existent des joutes chantées entre hommes et entre femmes qui
donnent lieu à de grands rassemblements, un peu comme les concours de poésie et de chant
sous l'empire romain. Pardonnez-moi, je connais moins le Gujarat !
- IR : Le "bal tamoul"
réunionnais est un héritage populaire du Teru Koothu : avez-vous connaissance de
cette tradition culturelle et religieuse ? Si oui, quels sont les traits marquants du
"bal tamoul" selon vous ? Avez-vous de nouveaux projets relatifs à la culture
indienne ? Pourrait-il exister un jour un CD ou une autre publication sur une forme
telle que le "bal tamoul" ?
FG : Je ne connais pas le bal tamoul de La Réunion
et j'aimerais beaucoup avoir des informations à ce sujet.
La prochaine fois que je me rends dans votre île, s'il vous plait,
invitez-moi au bal tamoul !
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