Les éditions L'Harmattan viennent de publier en 2011 un ouvrage cosigné par Delon Madavan, Gaëlle Dequirez et Eric Meyer, intitulé Les communautés tamoules et le conflit sri lankais... L'occasion pour nous de faire le point avec eux, à travers cette interview, sur la situation actuelle des Tamouls sri lankais, deux ans après la fin officielle de la guerre civile dans l'ancienne Ceylan. |
IR : Delon Madavan, Gaëlle Dequirez et Eric Meyer, pouvez-vous tout d'abord vous présenter à nos visiteurs ?
DM : Je suis doctorant et enseignant en géographie à l'Université Paris-Sorbonne et je suis rattaché au laboratoire de recherche Espaces, Nature et Culture (UMR 8185). Dans le cadre de ma thèse de géographie, j’étudie avec une approche comparative l’intégration socio spatiale de la minorité tamoule à Colombo, Kuala Lumpur et Singapour.
GD : Ma discipline est la sociologie politique. Je m'intéresse plus particulièrement aux mobilisations politiques de migrants, au transnationalisme et aux questions urbaines. Ces thématiques sont développées dans ma thèse à partir du cas des associations tamoules sri-lankaises en France, thèse effectuée au Ceraps - Centre d'Etudes et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales (UMR 8026), CNRS, Lille 2. Je suis également diplômée des Langues'O en tamoul.
EM : Après avoir dirigé le centre de recherches sur l’Inde et l’Asie du Sud du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) de 1983 à 1991, j’ai été professeur d’histoire du monde indien à l’Inalco (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) de 1994 à 2009 ; à présent en retraite, je continue à participer au lancement d’une grande bibliothèque qui va regrouper à Paris l’essentiel de la documentation sur les pays non occidentaux (la Bulac, Bibliothèque Universitaire des Langues et Civilisations : www.bulac.fr)
IR : Quels sont vos liens personnels, particuliers, avec la culture tamoule du Sri Lanka ?
DM : Mes parents ont quitté cette île sud asiatique pour la France où je suis né. J’appartiens donc par mes origines à ce que l’on appelle communément la diaspora tamoule sri lankaise. De la culture tamoule, je ne connaissais jusqu’en 2003 que celle que toutes les personnes de la deuxième génération issue de l’immigration peuvent expérimenter. Le cercle familial (avec notamment les anniversaires et mariages), la langue (ma mère ne parlant que le tamoul), la nourriture et le cinéma Kollywood ont été des éléments constitutifs de mon identité franco tamoule.
Sri Lanka, pays natal de mes parents, n’a été longtemps pour moi qu’un nom vague, sans aucune réalité, jusqu’aux accords de cessez-le-feu conclu entre les belligérants qui m’ont permis d’aller pour la première fois dans l’île en 2003. La découverte de la ville natale de mes parents, Jaffna, qui portait encore en elle les marques de la guerre et la présence impressionnante de militaires, a été un choc qui m’a donné envie de mieux connaître son histoire, celle de ses habitants et, d’une certaine façon, la mienne. C’est pour mieux comprendre les raisons du conflit intercommunautaire à Sri Lanka que j’ai souhaité réaliser un mémoire de Maîtrise sur Jaffna et le conflit intercommunautaire à Sri Lanka (http://www.prodig.cnrs.fr/spip.php?article169&lang=en). Ce sujet m’a ainsi permis de comprendre les causes du conflit à Sri Lanka et ses conséquences sur la ville et ses habitants.
J’ai voulu par la suite comparer l’intégration des Tamouls à Sri Lanka avec celles de deux autres pays multiethniques (Singapour et la Malaisie) dans lesquels ils sont aussi minoritaires. Cela doit me permettre de comprendre ce qui explique que les relations intercommunautaires sont plus ou moins pacifiques dans ces pays. Mes recherches m’ont ainsi amené à découvrir des cultures tamoules avec des histoires et identités très diverses.
GD : Je n'ai pas de lien particulier avec la culture tamoule du Sri Lanka. En 2000-2001 j'étudiais le hindi aux Langues'O et je cherchais un petit boulot. Par hasard, j'ai trouvé des cours de soutien scolaire à donner à des enfants d'origine tamoule sri-lankaise. C'est ainsi que j'ai découvert le quartier de La Chapelle et la migration tamoule sri-lankaise en France. J'ai ensuite décidé de creuser l'étude des dynamiques politiques du quartier La Chapelle pour mon mémoire de DEA. Je me suis penchée sur les relations entre les habitants du quartier et les commerçants et clients tamouls, ainsi que sur les réactions des élus locaux (http://edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l_chargement/memoires/politique/dequirezg02.pdf).
J'ai décidé de prolonger certains éléments du mémoire dans le cadre de ma thèse, car la diaspora tamoule sri-lankaise me semblait un magnifique sujet eu égard à mes thématiques privilégiées. Je me suis rendue au Tamil Nadu pour travailler mon tamoul (même si le tamoul indien est différent du tamoul sri-lankais), mais je n'ai malheureusement pas pu aller à Sri Lanka, car la guerre avait repris avant le voyage prévu. En revanche, je suis allée en Grande-Bretagne, en Suisse et à Toronto, au Canada, pour compléter ma connaissance de la diaspora tamoule sri-lankaise.
EM : J’ai consacré mes recherches à Sri Lanka, depuis la publication de mon “Que sais-je?” (Ceylan, Sri Lanka) en 1977 jusqu’à celle de Sri Lanka entre particularismes et mondialisation en 2001 ; je me suis plus particulièrement intéressé à l’histoire des relations entre Cingalais et Tamouls dans le cadre des régions de plantations de thé, puis dans le cadre du conflit séparatiste ; j’ai résidé à de très fréquentes reprises dans l’île depuis 1975, et entretenu des liens étroits avec les universitaires appartenant aux différentes communautés de l’île.
IR : Delon Madavan, vous êtes donc doctorant à la Sorbonne : les études portant sur les communautés et cultures tamoules, de Sri Lanka, de l'Inde ou de la diaspora... ont-elles une place de choix dans cette prestigieuse institution universitaire ?
DM : Il n’existe pas d’enseignement spécifique consacré à l’Asie du Sud et à sa diaspora dans ma discipline à la Sorbonne. L’UFR de Géographie a préféré développer un Master recherche et professionnel intitulé Mondialisation et Dynamiques Spatiales dans les pays du sud dans lequel les enseignants évoquent dans leurs cours des études de cas aussi bien africains, asiatiques, d’Amérique latine ou bien d’Océanie. Dans mon cas, il m’arrive par exemple d’utiliser l’exemple sri lankais pour expliquer l’importance des facteurs socio politiques dans la répartition des hommes à des échelles locales et régionales ou bien d’aborder le phénomène des diasporas à travers l’exemple spécifique des Little India de Paris, Singapour et de Kuala Lumpur. Le soutien de mon université, du département de géographie et de mon laboratoire de recherche Espaces Nature et Cultures (UMR 8185) ont permis de développer les recherches sur Sri Lanka et la diffusion des résultats en soutenant scientifiquement et matériellement l’organisation d’un workshop en décembre 2008 et d’une conférence internationale en 2010. Enfin, les actes de cette conférence ont été publié dans la collection Géographie&Cultures du laboratoire ENEC édité chez L’Harmattan.
L’université, par son engagement, soutient depuis plusieurs années le développement de recherches sur Sri Lanka et la diaspora tamoule.
EM : L’Inalco est la seule institution universitaire où existent des enseignements de niveau licence et master de langue et de civilisation tamoule, qui portent aussi bien sur l’Inde du Sud, que sur Sri Lanka (où ils peuvent être associés à un enseignement de cingalais) ; ils prennent en compte le rôle de la diaspora dans la culture tamoule. En revanche, à Paris, c’est au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud du CNRS (associé à l’EHESS) et non à l’Inalco que se font des recherches sur la culture indienne dans les pays de l’Océan Indien.
IR : Vous venez de publier chez L'Harmattan un ouvrage intitulé Les communautés tamoules et le conflit sri lankais : pouvez-vous nous dire quelle a été la genèse de ce livre et quels sont ses objectifs ?
DM et GD (synthèse) : Il y a dix ans, nous avons constitué avec Eric Meyer et Gaëlle Dequirez un groupe informel de réflexion sur Sri Lanka et sa diaspora qui a accueilli au fil des années d’autres jeunes chercheurs. Un atelier de travail sur « Sri Lanka et diaspora sri-lankaise » a été organisé en décembre 2008 à l’université de Paris 8 pour confronter les travaux de différents jeunes chercheurs sur ce thème. Devant le succès de cet atelier, nous avons pensé qu'il était important de donner plus d'ampleur à cette thématique, qui est l'objet de plus en plus de recherches. Nous avons pensé organiser une conférence internationale pluridisciplinaire qui serait centrée sur les conséquences du conflit intercommunautaire sri lankais pour la population civile tamoule dans l’île et en diaspora et non comme c’est très généralement le cas sur les belligérants. Par ailleurs, l'actualité, avec la fin de la guerre à Sri Lanka, rendait nécessaire la diffusion de connaissances sur le conflit à Sri Lanka et la diaspora tamoule. Dans un contexte de conflit armé dans lequel les deux belligérants usent de la propagande, pour servir leur intérêt et désinformer la société civile sri lankaise et la communauté internationale, il nous est apparu d’autant plus important, en tant que chercheurs, de communiquer sans parti pris sur les conséquences pour les civils de cette guerre. Notre positionnement, non partisan, nous a donné une légitimité auprès de collègues étrangers qui ont participé à cette conférence qui s’est tenue le 13 février 2010 à la Maison de la Recherche de Paris-Sorbonne. Trois Américains, deux Italiens et une Tchèque sont venus présenter des contributions au coté des six jeunes chercheurs français devant une assistance de 60 personnes (dont un quart d’étrangers). Ce sont les actes de cette conférence qui ont été publiés sous le titre Les communautés tamoules et le conflit sri lankais chez L’Harmattan (http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=33966). Cet ouvrage permet de mieux comprendre certains aspects de l'impact du conflit sur les civils tamouls à Sri Lanka et sur la diaspora tamoule. Il y aurait encore beaucoup à écrire, mais ce livre est un premier pas. Nous espérons que cet ouvrage encouragera les travaux sur ces sujets. La fin de la guerre ne résout pas tout, loin de là, et il faut continuer à travailler sur Sri Lanka et sa diaspora.
IR : Dans le cadre de cet ouvrage, vous avez personnellement signé un article étudiant, sur un plan géographique notamment, le problème des réfugiés tamouls lors du conflit terminé il y a à peine quelques années : que ressort-il de vos observations ?
DM : Dans le cadre de cet article, je souhaitais retracer l'histoire et la géographie des mobilités de guerre et des stratégies de survie mises en œuvre par les Tamouls originaires de Jaffna, depuis les années 1980 et jusqu'au regroupement forcé en 2009, à l'issue de la défaite militaire des Tigres. L’idée était de montrer comment les mouvements spontanés à courte distance à l'intérieur de la péninsule de Jaffna ont fait place à des déplacements plus organisés entre la péninsule et la région de Wanni, et entre la péninsule et la métropole de Colombo, porte de sortie pour l'émigration outre-mer, qui était en fin de compte la seule qui offre un refuge sûr, une fois traversés les obstacles matériels et financiers et les épreuves humaines du voyage. Il me semblait aussi très important d’insister sur le sort des Tamouls dans les différentes parties de l’île après la reprise des affrontements armés, lors de la bataille finale et des mois qui ont suivis la victoire de l’armée sri lankaise. En effet, les belligérants ont tenté de désinformer l’opinion publique sur la réalité du terrain. Le gouvernement répétant par exemple que moins de 70 000 civils avaient suivi les Tigres dans leur retraite jusqu’à ce que l’ONU présente des photographies satellites prouvant la présence de plus de 250 000 civils piégés avec les Tigres dans leur dernière poche de résistance de 13 km2. Dans ce contexte, il me semblait important, au moment de rédiger l’article, de mettre au clair la situation en m’appuyant des rapports d’ONG (Human Rights Watch, Amnesty International, MSF) et d’articles de journalistes ou de chercheurs. Je conseille très vivement la consultation du documentaire de Channel 4 sur les derniers mois de la guerre à Sri Lanka pour se faire une idée de l’horreur vécue par les civils (http://www.youtube.com/verify_age?next_url=http%3A//www.youtube.com/watch%3Fv%3DRz_eCLcp1Mc).
IR : Gaëlle Dequirez, pouvez-vous à votre tour évoquer vos contributions à cet ouvrage ?
GD : Ma contribution part de la notion de mobilisation transnationale. Les chercheurs qui ont travaillé sur ce thème en science politique se sont peu intéressés aux mobilisations politiques de migrants. Or, comme je le montre dans l'article, les mobilisations de type « nationalisme à distance » comme celles des Tamouls sri-lankais sont véritablement transnationales. On y trouve une organisation à l'échelle internationale, mais aussi une circulation transnationale des personnes, des idées. L'idée est de s'interroger sur ce qui est transnational (ou pas) dans une mobilisation. Une mobilisation qui a une organisation internationale ne fonctionne pas forcément de façon transnationale.
IR : Quelles sont les conséquences humanitaires et politiques du conflit ?
DM : La bataille finale a été à l’origine d’une véritable catastrophe humanitaire qui a couté la vie à au moins 20 000 personnes. Il faut ajouter à ce bilan très lourds les personnes qui ressortent mutilées par la guerre et traumatisées par son horreur. Dans un rapport publié en avril 2011, le groupe d'experts de l'ONU apparente les crimes perpétrés par les forces gouvernementales et des Tigres à des crimes de guerre, voire des crimes contre l'humanité. De nombreuses voix s’élèvent (Diplomatie américaine, Amnesty International, Human Rights Watch, etc) pour une enquête internationale sur ces exactions présumées malgré les protestations des dirigeants sri lankais qui rejettent ces accusations. Il faut aussi rappeler qu’environ de 280 000 Tamouls ont été enfermés, après plusieurs mois de combats, dans des camps surpeuplés et sans la moindre présence d'observateurs internationaux. La décision du gouvernement d'interdire aux ONG la prise en charge psychologique de ces populations meurtries par la guerre est un autre problème crucial dont les conséquences risquent d'apparaître dans les mois ou années à venir. Le gouvernement a également commencé à libérer une partie des Tamouls qui étaient enfermés dans les camps. Ces personnes retournent dans leur région d'origine pour tenter de reconstruire leur vie. Mais beaucoup ont tout perdu dans le conflit ou ne sont pas autorisées à se réinstaller dans leur maison occupée par l'armée. Il va également se poser le problème des civils qui ont perdu une partie ou la totalité de leur famille dans le conflit et qui n'ont à ce jour reçu aucune assistance psychologique. Comment ces personnes vont-elles réussir à reconstruire leur vie dans une région en reconstruction et où l'activité économique risque de tourner au ralenti ?
EM : Les effets du conflit ont totalement bouleversé la société et la politique de l’île : déplacements massifs de population dans le nord et l’est (étudiés par Delon), émigration vers Colombo et surtout à l’étranger d’une proportion considérable de la population tamoule (peut-être un tiers : le recensement de juillet 2011 le dira peut-être) ; pertes humaines énormes, notamment en 2009 (impossibles à chiffrer pour l’instant), appauvrissement des familles restées dans les régions du nord et de l’est, notamment celles qui sont passées par les camps ; insécurité et développement de la violence dans la société (liée à la multiplication des armes aussi bien chez les groupes militants que chez les ex-soldats de l’armée) ; et politiquement déclin dramatique de la démocratie et atteintes aux droits fondamentaux qui touchent toutes les communautés de l’île surtout depuis l’établissement du pouvoir présidentiel de Mahinda Rajapaksa.IR : La défaite des LTTE est-elle selon vous une défaite du peuple tamoul sri lankais dans son ensemble ? Existe-t-il un sentiment de détresse après l'issue du conflit, ou un quelconque soulagement de voir une paix établie ?
DM : La défaite des LTTE est vécue comme un traumatisme par les Tamouls pour différentes raisons. Pour les supporters du mouvement séparatiste, c’est tout simplement la fin d’un monde, d’un rêve qui s’est terminé dans un bain de sang dans lequel le chef historique des LTTE, Prabhakaran, et ses principaux cadres ont péri. Mais plus généralement, le traitement réservé aux civils tamouls par le gouvernement de Rajapakse soulève des problèmes. En effet, le bombardement continu par l’armée d’espaces où se concentraient de fortes densités de civils tamouls, puis l’internement de 280 000 Tamouls dans des camps de détention, ont renforcé le mal être des tamouls. Cette minorité ne se sent plus en sécurité et chez elle dans son pays. Le non-respect évident des Droits de l’Homme et des réglementations internationales protégeant les déplacés de guerre va marquer durablement l’esprit des Tamouls qui voient encore là un nouvel exemple de l’arrogance du pouvoir des dirigeants cingalais. Par ailleurs, la défaite du LTTE n’a pas été utilisée pour engager un mouvement de réconciliation nationale. La victoire de l’armée sri lankaise a servi, au contraire, à flatter le nationalisme cingalais, enfin victorieux de son rival tamoul. La campagne électorale de 2010, qui a opposé le Président Rajapakse à son ancien commandant de guerre, Fonseka, en est un bon exemple. Ces deux nationalistes cingalais, représentant les deux grands partis du pays, n’ont à aucun moment abordé la question de la réconciliation nationale ou d’une intégration plus équitable des minorités. La victoire militaire donnant raison aux vainqueurs, les doléances tamoules n’ont plus droit de cité à Sri Lanka. Dès lors, il est évident que les Tamouls n’auront qu’une place marginale aussi bien politiquement et économiquement que culturellement à Sri Lanka. Comment peut-on éviter la marginalisation des minorités de l’île et garantir leur sécurité face à un pouvoir ethnonationaliste, qui n'est prêt à aucun compromis ? L’absence de réaction de la communauté internationale pour arrêter le massacre lors de la bataille finale et l’enferment des civils dans des camps de détention ont renforcé le sentiment de vulnérabilité de cette population qui s’est sentie abandonnée. La défaite des LTTE est perçue avec soulagement car elle met un point final à des décennies de guerre sanglante. S’il existe un certain sentiment de soulagement d’avoir survécu, ces populations sont traumatisées par ces années de guerre durant lesquelles elles ont perdu des proches et n’ont guère d’espoir quant à leur avenir.
IR : La population tamoule sri lankaise, sur place ou depuis les lieux de diaspora, accepte-t-elle la situation actuelle ? Selon vous, faut-il craindre, sous une forme ou sous une autre, une reprise des hostilités ?
DM : La population tamoule sur place est obligée d’accepter la situation. Le LTTE est totalement décapité et le pays est contrôlé par une main de fer par le Président Rajapakse. La liberté de la presse et d’expression y sont très contrôlés par le gouvernement. Par ailleurs, la défaite des LTTE a montré que la solution militaire n’est pas la solution pour répondre à leurs aspirations. Les Tamouls dans l’île n’aspirent plus qu’à la paix et sont las des décennies de guerre. Ils ont d’ailleurs tendance à reprocher aux membres de la diaspora défendant encore une position indépendantiste et leur demande plutôt de les aider à reconstruire l’économie et leur vie dans le nord et l’est de Sri Lanka.
GD : Il est difficile d'unifier la position de la diaspora tamoule sri-lankaise. Certaines personnes pensent toujours que Prabhakaran se cache quelque part et réapparaîtra un jour. D'autres reconnaissent la défaite de l'option militaire et souhaitent continuer à militer pour un Eelam tamoul, mais avec des moyens politiques et démocratiques. Quant à la reprise des hostilités, je ne peux me prononcer car cela dépend de ce qui se passe sur le terrain à Sri Lanka. Je n'ai pas d'informations à ce sujet, je travaille pour l'instant uniquement sur la diaspora.
IR : Pourriez-vous nous parler des rapports qui se sont établis aujourd'hui entre les Tamouls sri lankais et ceux du Tamil Nadu ? Les Tamouls Sri Lankais ont-ils l'impression de ne pas avoir été soutenus par leurs frères indiens ?
DM et GD (synthèse) : Ce sentiment d’abandon existe en effet. Il faut rappeler que lors de la première offensive militaire de l’armée sri lankaise contre le LTTE dans le nord de l’île en 1987, c’est l’Inde, sous la pression des mobilisations au Tamil Nadu, qui a forcé Sri Lanka à arrêter son offensive et à tenter de trouver une solution négociée. Mais l’assassinat de Rajiv Gandhi par un kamikaze tigre a marqué l’opinion publique indienne. Si au Tamil Nadu, l’opinion s’est émue du sort des civils, avec l’immolation de citoyens indiens (En 2009, sur les dix-neuf Tamouls qui se sont immolés pour protester contre l'offensive de l'armée sri-lankaise, treize étaient indiens) pour demander l’intervention de l’Inde pour secourir les civils, New Delhi voyait là une occasion de voir une zone d’instabilité à sa frontière disparaître. La chute du LTTE, mouvement séparatiste et Tamoul, que l’Inde n’a jamais pu contrôler, a pu apparaître comme un autre avantage. Enfin, l’Etat indien a certainement voulu contrebalancer l’influence croissante de la Chine, qui a beaucoup soutenue Sri Lanka dans sa guerre contre le LTTE, en n'apparaissant pas comme une force hostile à Colombo. Dans ces conditions les mobilisations des Tamouls indiens n’ont pas été cette fois-ci entendues. Enfin, il se pose aussi la question du sort des camps de réfugiés Tamouls sri lankais sur les côtes indiennes. Ces Sri Lankais vont-ils être obligés de retourner dans leur pays ? Si oui, quand et dans quelles conditions ? Ou vont-ils avoir la possibilité de rester en Inde ? Une chose est sûre : l’Inde, pour essayer d’enrayer l’avancée de la mainmise chinoise dans le sous continent, est prête à ignorer les mobilisations du Tamil Nadu. Dans ces conditions les Tamouls du Sri Lanka ne peuvent pas compter sur leurs frères indiens.
EM : Il m’est difficile de répondre à ces questions à la place des intéressés. A noter que le sentiment des Tamouls restés dans le pays et ceux de la diaspora n’est pas le même, car leur expérience est différente : la diaspora reste plus mobilisée que la communauté restée dans l’île, qui essaye de se reconstruire dans des conditions très difficiles. Entre les Tamouls indiens et les Tamouls sri-lankais la relation a toujours été complexe mais il est clair que la stratégie des LTTE qui a abouti à couper les ponts avec l’Inde a été une grave erreur, largement responsable de leur échec final.
IR : Quel a été le rôle de la diaspora tamoule en France durant le conflit et quelle est sa position à présent ?
GD : Une partie de la diaspora tamoule sri-lankaise de France se mobilise depuis plus de vingt ans pour réclamer un Tamil Eelam indépendant. Avant mai 2009, cela passait surtout par un soutien moral et financier des LTTE. Cette mobilisation est devenue de plus en plus visible avec la croissance de la diaspora et de ses structures associatives. Le début de l'année 2009 a été marqué par des mobilisations tous azimuts (manifestations, sit-in, grèves de la faim), mieux relayées par les médias français qu'auparavant. Les militants voulaient pousser la « communauté internationale », et entre autres, la France, à intervenir pour l'obtention d'un cessez-le-feu. Cela n'a cependant pas eu d'effets sur l'offensive militaire sri-lankaise. Aujourd'hui, différents courants politiques s'affrontent au sein de la diaspora et les positions ne sont pas encore stabilisées. La portion de la diaspora qui s'était mobilisée en faveur des LTTE continue à vouloir un Etat tamoul indépendant mais la question de la stratégie ou des moyens à utiliser pour y arriver divise. Les organisations de la diaspora ont été ébranlées par la défaite militaire des Tigres, mais une bonne partie demeure, et je pense que la mobilisation va continuer.
IR : Avez-vous d'autres publications ou interventions en perspective ?
DM et GD (synthèse) : La revue Hommes & Migrations vient de consacrer un dossier sur la diaspora sri lankaise, coordonné par Anthony Goreau, dans laquelle nous avons tous les trois rédigé un article (http://www.hommes-et-migrations.fr/index.php?/numeros/6435-diasporas-sri-lankaises). Une table ronde sera consacrée à ce sujet les 21 et 22 octobre 2011 à la cité nationale de l’histoire et de l’immigration (http://www.histoire-immigration.fr/2011/8/les-rendez-vous-de-la-revue-hommes-migrations-saison-2011-2012). Une émission spéciale a d’ailleurs été consacrée sur la diaspora sri lankaise dans l’émission liberté d’expression de la radio Aligre FM à l’occasion de la sortie de ce numéro (http://www.liberte-expression.fr/qui-sont-les-tamouls-de-france/).
Nous avons également tous les trois corédigé, en anglais, l’article sur la diaspora sri lankaise en France qui doit paraître prochainement dans “The Encyclopedia of Sri Lankan Diaspora” publiée à Singapour par l’Institute of South Asian Studies.
Nous comptons également présenter, avec Gaëlle, quelques aspects de nos travaux lors d'une table ronde internationale sur Sri Lanka qui se tiendra à Zurich fin novembre.
Je souhaiterais enfin signaler mon dernier article intitulé “Déségrégation socioreligieuse d’une ville dans l’immédiat après guerre : Jaffna (Sri Lanka)” qui porte surtout sur l’évolution du poids des castes et religions dans la ville de Jaffna à Sri Lanka. (http://www.carnetsdegeographes.org/carnets_recherches/rech_02_04_Madavan.php)
EM : Je prépare une étude sur le rôle politique des moines bouddhistes à Sri Lanka, à paraître dans Purushartha (revue du Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud), et j’ai publié récemment un article sur les travailleurs des plantations de Ceylan (“les nouveaux esclaves de Ceylan”) dans Les grandes migrations, Les collections de l’Histoire n° 46.
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