Interview
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IR :
Michel Danino, avant toute chose pouvez-vous vous présenter aux visiteurs
du site « Indes réunionnaises » ?
MD :
Je suis né en France
en 1956, mais habite en Inde depuis bientôt trente ans. J’y ai été attiré
par Sri Aurobindo et Mère, et depuis une dizaine d'années je me suis
plongé dans l’étude de la civilisation indienne : ses manifestations, ses
réalisations, ses grandes lignes de développement, et ce depuis le début,
c’est-à-dire plus de cinq millénaires... Cela m’a amené à donner des
conférences ici et là, et à écrire quelques livres en anglais.
IR :
Comment expliquez-vous votre passion pour l'Inde, sa culture et son
histoire ?
MD :
Je ne sais pas si je
peux l’expliquer, sinon par la grande richesse de cette culture qui me
semble détenir des clefs précieuses pour l’humanité : il ne s’agit pas
d’étudier un passé mort, comme celui de l’Égypte ancienne, mais de mieux
comprendre le présent de ce pays-civilisation, et son potentiel pour
l’avenir.
IR :
Votre
livre L’Inde et l’invasion de
nulle part
remet en cause un « mythe » qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, celui
de l'invasion aryenne de l’Inde. Quelles sont, pour aller à l'essentiel,
les principales preuves qui vous donnent la certitude que cette invasion
n'a jamais eu lieu ?
MD :
Elles sont très
simples :
1) Aucune littérature de l’Inde, à commencer par le texte
sanskrit (et donc « aryen ») le plus ancien, le Rig-Véda, ne fait la
moindre allusion à l’arrivée d’un peuple aryen qui aurait combattu les
populations autochtones, obligeant certaines d’entre elles (les
« Dravidiens ») à se replier vers le Sud. La masse des traditions
indiennes, qu’elles soient du nord ou du sud, ignore tout de cet événement
— qu’on affirme tout de même avoir été à l’origine de la civilisation
indienne actuelle !
2) L’archéologie n’a trouvé aucune trace de l’arrivée d’un tel
peuple. En particulier, au cours du IIe millénaire
avant notre ère, on assiste dans le nord-ouest de l’Inde à la
désintégration de la structure urbaine de la civilisation de l’Indus-Sarasvatî
(prétendue « pré-aryenne ») et à la transmission de ses principales
traditions, qui formeront quelques siècles plus tard les premiers centres
urbains de la vallée du Gange (prétendue « aryenne »). Notre connaissance
des mécanismes de cette transmission s’enrichit d’année en année, mais ce
qui est certain, c’est que rien ne montre un réel hiatus attribuable à
l’arrivée d’un peuple nouveau. Les Aryens sont invisibles sur le terrain.
3) Il y a eu des études précises sur les squelettes de la région
et, depuis plusieurs années, sur la génétique des populations indiennes.
La première discipline, l’anthropologie biologique, affirme qu’il y a
continuité démographique entre 4500 et 800 avant notre ère, ce qui exclut
l’invasion (située généralement vers 1500, plus ou moins quelques
siècles). La génétique, quant à elle, souligne l’unité des populations
indiennes, qu’elles soient du nord ou du sud, de hautes castes ou tribales
(ce qui va à l’encontre du dogme aryen), et reconnaît un lien génétique
entre elles et l’Asie centrale — mais en renversant la direction supposée
par l’invasion aryenne : des populations auraient migré depuis le
nord-ouest du sous-continent indien vers l’Asie centrale il y a quelque
50 000 ans. En tout cas, plusieurs études génétiques internationales ont
spécifiquement rejeté toute trace d’une éventuelle « invasion aryenne ».
Il est très frappant que ces disciplines scientifiques indépendantes
confirment la tradition indienne sur ce point, ainsi que les trouvailles
de l’archéologie.
4) Le fleuve védique, la Sarasvatî, asséché depuis l’époque du
Mahâbhârata, a été bien étudié ces dernières années. On a retrouvé les
traces de son lit plus ou moins là où le situe le Rig-Véda (c’est-à-dire
entre la Yamunâ et la Sutlej), et l’on sait qu’il s’est asséché vers 1900
avant notre ère, du moins pour ce qui est de son cours supérieur. Or le
Rig-Véda mentionne la Sarasvatî plus de soixante fois, et on nous dit que
ce Rig-Véda aurait été composé par des Aryens arrivant en Inde vers 1500 —
mais à cette époque, le fleuve n’existait plus depuis longtemps ! Ceux qui
composèrent des hymnes louant la Sarasvatî et ses « flots puissants allant
de la montagne à la mer » vivaient évidemment sur ses rives lorsqu’elle
coulait encore, c’est-à-dire au cours du IIIe
millénaire avant notre ère — c’est l’époque de la civilisation de l’Indus-Sarasvatî,
qui a laissé quelque 1500 sites le long de ce fleuve.
5) Il y a d’autres indices importants que j’ai détaillés dans
mon livre, au niveau de l’astronomie, par exemple (les textes védiques
indiquant des dates beaucoup plus anciennes que la supposée invasion), de
la métallurgie, etc.
IR :
Inversement, pouvez-vous résumer (et réfuter) les principaux arguments des
tenants de la thèse de l’invasion aryenne ?
MD :
Toutes les tentatives
de relier les « Aryens » arrivant en Inde à une culture archéologique
donnée se sont effondrées les unes après les autres, rejetées par les
archéologues eux-mêmes (tout comme en Europe, d’ailleurs : aucune
corrélation entre l’archéologie et la prétendue expansion des
Indo-Européens n’a fait l’unanimité des experts, et ce après deux siècles
d’études et de controverses...). Il ne reste plus donc que la linguistique
pour étayer la thèse invasionniste : selon elle, puisque les langues de l’Inde
du nord et celles de l’Europe appartiennent indéniablement à une même
famille, il faut bien qu’elles aient été importées en Inde par l’invasion
ou la migration de peuplades indo-aryennes.
Mais le raisonnement est rudimentaire,
car il impose arbitrairement la direction de la propagation, et surtout
exclut d’autres mécanismes possibles de propagation
linguistique. En effet, il reste à démontrer qu’une langue ne peut se
répandre que par migration ; plusieurs linguistes respectés ont depuis
longtemps proposé d’autres modèles. De plus, plusieurs travaux récents ont
tenté de repousser l’origine de la famille indo-européenne (généralement
située au Ve millénaire) de plusieurs millénaires,
ce qui ouvre la porte à d’autres possibilités. Il semble bien que la
linguistique soit restée, sur ce point, prisonnière de modèles faciles :
les théories racistes du XIXe siècle ont inventé le
terrible mythe de l’Aryen conquérant, supérieur, à la poitrine bombée, et
si la linguistique a maintenant plus ou moins éliminé le contexte raciste,
elle conserve le reste du vieux cadre. Or la préhistoire de l’Inde comme
celle de l’Asie centrale, et comme celle de l’Europe, s’avèrent infiniment
plus complexes que tout ce que nous imaginions : aucun modèle
invasionniste ne saurait rendre compte de cette complexité.
IR :
Êtes-vous isolé dans ce regard porté sur l’histoire ancienne du
sous-continent indien, ou bien d’autres chercheurs ont-il déjà ouvert
cette voie, ou la suivent-ils après vous ?
MD :
Ni isolé ni le
premier, loin de là. Des savants indiens tels que Swami Dayananda
Sarasvati, Swami Vivékananda ou Sri Aurobindo avaient rejeté l’invasion
aryenne depuis fort longtemps, et sur des bases parfaitement logiques ;
mais l’indianisme occidental n’a bien sûr pas daigné prêter la moindre
importance à leurs propos, s’estimant seul capable de comprendre les
Écritures indiennes. Il est amusant de constater, pourtant, que nous
retournons peu à peu à leurs conclusions : ainsi dans les années 1980, le
célèbre anthropologue anglais Edmund Leach, rejeta férocement la théorie
d’une invasion aryenne de l’Inde. Chez les archéologues, les Américains
George Dales, Jim Shaffer ou Jonathan Kenoyer ont exclu toute trace d’une
invasion et souligné le besoin de nouveaux modèles ; de même le Français
Jean-François Jarrige, qui a excavé des sites importants au Baluchistan,
et bien sûr de nombreux archéologues indiens tels que B. B. Lal, S. P.
Gupta, V. N. Misra ou J. P. Joshi. Les anthropologues américains Kenneth
Kennedy, John Lukacs ou Brian Hemphill ont démontré, par l’analyse
soigneuse de centaines de squelettes, l’absence de toute irruption
« aryenne ». De nombreux biologistes, notamment Toomas Kivisild d’Estonie,
ont fait de même sur la base d’études génétiques. La liste est longue et
il est difficile de comprendre comment cette théorie invasionniste
continue d’être reproduite partout comme parole d’évangile alors que tant
de spécialistes de disciplines différentes l’ont rejetée.
IR :
Que
dire alors des parentés civilisationnelles et linguistiques qui semblent
unir l’ensemble jusqu’ici appelé « indo-européen » (par exemple les
correspondances entre des langues anciennes telles que le sanskrit, le
grec et le latin, certaines correspondances religieuses ou
philosophiques...) ?
MD :
J’ai dit quelques mots
plus haut du problème linguistique, et l’on peut dire la même chose des
correspondances culturelles : elles sont indéniables et profondes, mais en
quoi exigent-elles une invasion préhistorique de l’Inde ? Plus récemment,
le bouddhisme s’est répandu depuis sur presque toute l’Asie, faut-il pour
autant imaginer des « invasions indiennes » de l’Indonésie jusqu’à la
Chine et au Japon ?
Le problème est toujours le même :
l’extrême pauvreté de nos schémas, qui font preuve d’un singulier manque
d’imagination. Le premier pas est de constater honnêtement que ces schémas
ne marchent pas et déforment la réalité. Le deuxième, de comprendre qu’il
n’y aura jamais un schéma applicable à toutes ces situations. Ainsi, selon
moi, l’unité culturelle du monde indo-européen ne saurait s’arrêter là :
un hindou est aussi à l’aise avec les conceptions des Mayas ou certains
rites africains.
IR :
Et
que dire de la dichotomie puissamment affirmée qui partagerait l’Inde
entre racines aryennes et racines dravidiennes ?
MD :
En dehors du domaine
strictement linguistique (et encore, ce n’est nullement une
« dichotomie »), elle n’a pas la moindre réalité. On a voulu parler de
divinités aryennes et dravidiennes, de « races » aryenne et dravidienne,
de genres littéraires aryens et dravidiens, etc., mais tout cela n’a
aucune correspondance dans la conscience ou dans la tradition indienne. Ce
sont des divisions imaginaires et souvent pernicieuses, pour le plaisir de
pouvoir coller des étiquettes proprettes sur ce que l’on ne peut pas
appréhender — ou, à l’époque coloniale, dans le but de fragmenter l’unité
culturelle de l’Inde : avant les dogmes des indianistes coloniaux, aucun
Tamoul, par exemple, ne considérait qu’il appartenait à une « race »
séparée ou qu’il était l’héritier d’une culture « dravidienne » séparée.
Ces notions faisaient partie de l’outillage colonial ; malheureusement,
elles lui ont survécu.
IR :
Pour
prendre un cas très précis : certains ont pu expliquer le
Râmâyana en en
faisant une évocation de la victoire des Aryens sur le Dravidiens. Quelle
interprétation donneriez-vous des fondements historiques — si vous
considérez qu'ils existent — de cette grande épopée ?
MD :
Je n’adhère nullement
à ces interprétations, ou plutôt à ces fantasmes. L’épopée de Râma vers le
sud de l’Inde n’a rien à voir avec une confrontation entre prétendus
Aryens et prétendus Dravidiens. Par exemple, Râvana, le roi de Lanka et
l’ennemi de Râma, est parfois décrit comme un brahmane, qui récite le Véda
et accomplit des rituels védiques, alors que Râma lui-même est sombre de
peau et que son armée est faite de singes, ce qui correspond mal à l’image
qu’on se fait d’« Aryens » ! Il y a sans doute un noyau historique à cette
épopée — comme à celle du Mahâbhârata —, car elle connaît l’existence du
pont naturel entre l’Inde et Sri Lanka, par exemple. Mais ce qu’est ce
noyau précisément, personne ne le sait de façon sûre. De plus,
l’importance de ces deux épopées n’est pas là ; elle est dans leur contenu
culturel et spirituel, contenu qui a unifié l’Inde comme rien d’autre.
IR :
Si
erreur il y a donc eu, quelle a pu en être la cause ? Si tromperie il y a
eu ou il y a encore, comme vous semblez l’indiquer — y compris et surtout
en parlant de tendances très présentes en Inde même — pour quelle raison
et à qui et à quoi profite-t-elle ?
MD :
La cause est la série
de fantasmes à laquelle le XIXe siècle a donné
naissance. Ces fantasmes étaient puissants, car ils visaient à donner aux
Européens une identité non-hébraïque, et bien sûr dominatrice : une race
« destinée par la Providence à dominer le monde entier » ; Hitler n’a pour
ainsi dire rien eu à ajouter à cela.
Si l’on veut aujourd’hui maintenir cet
édifice — après avoir tenté, plus ou moins maladroitement, de l’épurer de
sa composante raciale —, les raisons en sont diverses : en Occident, par
léthargie intellectuelle, par refus de reconnaître qu’on s’est trompé sur
toute la ligne quant aux origines de la civilisation indienne, ou même,
comme le disait très justement Leach, parce que « des intérêts tout
personnels et des postes universitaires étaient en jeu ». En Inde, parce
que nombre de groupements idéologiques ou politiques gagnent à ce jeu de
la division : le soi-disant « mouvement dravidien » du Tamil Nadu, les
missionnaires chrétiens, certains soi-disant leaders des « Dalits », les
Marxistes, etc. S’ils étaient tant soit peu éclairés, ils pourraient
plutôt puiser aux sources de la culture indienne, qui a toujours eu
tendance à l’unification, tout en respectant les différences. Mais c’est
plus exigeant ; il est plus facile de prêcher l’atomisation.
IR :
Serait-il pertinent de vous demander quelle est selon vous l'origine de la
population indienne, ou quelles en sont les origines ?
MD :
Je vous renvoie aux
travaux récents de Stephen Oppenheimer (j’ai fait mention de son livre de
2003 intitulé L’Ève réelle : le voyage de l’humanité moderne en
dehors de l’Afrique). Si l’on accepte sa thèse, la population indienne
provient de la deuxième « sortie d’Afrique », par la route du sud (la
première, par la route du nord, ayant avorté). Nous sommes renvoyés à
quelque 70 000 ans. Et sans doute n’est-ce pas le dernier mot : un certain
nombres de trouvailles en Inde semble indiquer que l’homme moderne s’y
trouve depuis beaucoup plus longtemps.
Là encore, je crois qu’il vaut mieux se garder d’opinions
arrêtées ; laissons ces chercheurs explorer un peu mieux le terrain. Quoi
qu’il en soit, l’arrivée d’Aryens, à pied ou à cheval, n’a aucune place
dans tout cela, et strictement aucun rôle dans la formation de la
population indienne.
IR :
Envisagez-vous de poursuivre vos investigations sur le sujet ? Sinon,
quels sont vos projets ?
MD :
Excepté d’éventuelles
mises à jour — car il ne se passe guère de mois sans trouvailles nouvelles
dans un de ces domaines —, je n’ai pas l’intention de poursuivre cette
question. On peut en traiter en trente volumes ; j’ai seulement voulu
rassembler les points essentiels, mettre en relief des trouvailles
récentes, et montrer qu’il faut construire une nouvelle optique des
origines de la civilisation indienne.
Les projets ne manquent pas : je
réunis depuis longtemps les matériaux nécessaires à un volume sur les
contributions de l’Inde aux autres civilisations, dans tous les domaines
et à toutes les époques ; je pense aussi à une introduction aux percées
scientifiques et techniques dans l’Inde ancienne, domaine qui me
passionne. Mais aussi à un travail de vulgarisation auprès des jeunes
Indiens, si ignorants de leur culture : une série
sur les facettes principales des grandes réalisations de l’Inde, dans tous
les domaines. Vous le voyez, il y a du chapatti sur la planche...
Michel Danino,
L’Inde et l'invasion de nulle part : le dernier refuge
du mythe aryen (Les Belles Lettres, 2006, 422 pages). |