Interview
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IR : Brigitte Menon, comment s'est
passée votre rencontre avec l'Inde ? Sur votre site Internet, votre page
de biographie débute par cette phrase : "J'ai commencé l'étude du sitar
en 1976 à Bénarès, sans me douter que j'y engageais ma vie entière." Que
pouvez-vous nous dire de cet "engagement" ?
BM : J'avais les rêves, les incertitudes et l’âme vagabonde de mes
dix-neuf ans … depuis toujours une intense émotion m’étreignait le cœur
mais je n’arrivais pas à l’exprimer dans la vie ordinaire.
Rimbaud, Kerouac, Pink Floyd, Dylan, Hendrix, Janis, tous ces gens
exceptionnels me poussaient à sortir d’une voie toute tracée… J’ai pris
la route jusqu’en Inde.
Étrangement, arriver en Inde a été comme rentrer à la maison après
un long voyage ! …et elle m’a avalée tout entière !
BM : J’ai naturellement été fascinée par le sitar. Il m’a attirée
comme l’attraction de la lune attire les océans, une puissance à
laquelle je n’ai pu résister.
J’ai toujours préféré les cordes. Enfant, j’ai joué du violon, puis
plus tard de la guitare. Quand j’ai eu la chance de voir Pt Nikhil
Banerjee en concert à Delhi, j’ai vécu ma première expérience du nectar
de l’esthétique indienne, j’en étais submergée… Premier et immense choc
musical en Inde. Sa musique m’a bouleversée à un point incroyable... Un
an plus tard j’étais à Bénarès, totalement investie dans des cours
quotidiens, de nombreux concerts, des heures de pratique et ainsi le
sitar est devenu mon compagnon d’âme, le médiateur entre mes émotions
les plus profondes et le quotidien le plus « ordinaire ».
Je suis particulièrement émue par les alaps, si profonds qu’ils
donnent le vertige, par les mélodies lentement élaborées qui parfois
jouent avec les nerfs des auditeurs tant l’imagination peut en retarder
la résolution …Le culte de la lenteur, le calme infini qui graduellement
nous mène à une tempête déchaînée, à la plus folle des vélocités …
Quelle musique géniale qui maîtrise l’infinie
complexité des sentiments humains !
Et puis le coté improvisation est si passionnant. Il permet une
incroyable diversité dans cette musique. Le même raga peut être joué par
dix sitaristes, il ne sera jamais le même. Chaque musicien projette ses
sentiments et sa propre intimité. Joué par des instruments différents
le même raga assume encore un autre visage. Pourtant il sera toujours le
même mais comme paré d’autres atours…
BM : J’ai fait le choix de ne pas étudier dans une institution,
université ou école de musique dont le cursus purement quantitatif est
une aberration. Bien loin de ça, ce qui est
transmis de maître à disciple n’est que subtilité, finesse du détail et
profondeur des concepts. J’ai appris de 6 maîtres : à Bénarès de Sri
Raj Bhan Singh et Pt Amarnath Misra, à Calcutta de Us. Imrat Khan et Us
Mustaq Ali Khan, à Bhilai de Pt Bimalendu Mukherjee et finalement à
Delhi de Us. Shujaat Khan mon Guru avec qui j’ai noué le fil du
disciple.
Ce que chacun d’eux m’a apporté est inestimable et chacun a mon
respect le plus grand mais j’ai le privilège et le grand bonheur
d’appartenir à la Imdadkhani Gharana. Tous les sitaristes de cette
Gharana ont du génie, et le plus grand de tous qui laisse derrière lui
un extraordinaire héritage est sans conteste Ustad Vilayat Khan. Il a
non seulement influencé l’univers du sitar mais aussi toute la musique
indienne instrumentale et vocale.
Lorsque je l’ai entendu pour la première fois, j’ai été
immédiatement envoûtée ! Il produisait des sons inouïs que je n’avais
jamais entendus, d’une puissance d’émotion renversante ! Sa virtuosité
invraisemblable, quasi surhumaine était au service d’une formidable
esthétique…
Le chant est la base de la musique et comme je me suis orientée
vers le style que l’on nomme le « gayaki » : l’instrument qui chante
comme la voix, le chant fait partie de mon apprentissage depuis
longtemps. A Calcutta j’ai étudié avec le merveilleux Bimala Prasad
Chatterjee ou Bimal Da, à Delhi avec LK Pandit et récemment j’ai vécu
une expérience extrêmement revivifiante avec le Dhrupad des Gundecha
Brothers à Bhopal. J’ai aussi appris un peu de tabla, de la danse Kathak
et du Bharata Natyam mais plus en touriste…
A une certaine période de ma vie j’ai fait des expériences
intéressantes en fusion mais malgré le succès relatif de cette aventure
je ne m’y sentais pas chez moi comme en musique classique indienne pure,
et finalement j’ai préféré arrêter le mélange avec le jazz pour me
consacrer à la musique de raga…
BM : Je me suis très bien intégrée à la société indienne en apprenant
l’hindi, les usages, les interdits etc. Une fois
imprégnée de tout ça, quand ma sincérité n’était pas en doute j’ai été
très bien acceptée. Après cinq années passées à Bénarès j’ai rencontré
et épousé un Indien du Kérala, d’où mon nom « Menon ». Nous vivons
maintenant dans le sud de la France.
BM : J’admire tous les sitaristes de la Imdadkhani Gharana. Bien sûr
le fils aîné de Vilayat Khan qui est mon Guru, mai aussi son frère Ustad
Imrat Khan avec lequel j’ai étudié durant deux ans à Calcutta, Ust Rais
Khan, Ust Shahid Parvez, Pt Budhaditya Mukherjee… Ils sont de
merveilleux sitaristes… Toutes les gharanas ont leur propre richesse et
leur beauté unique. Même si leur sensibilité ne correspond pas
exactement à la mienne leur écoute est enrichissante. Par exemple à
l’inverse de Ust. Vilayat Khan, Ust. Mustaq Ali Khan avait exploré et
approfondi une musique dénuée de sensualité, totalement dépouillée et
austère, qui fait appel à d’autres émotions non moins profondes.
J’aurais aussi aimé entendre plus de Annapurna Devi, recluse qui a
renoncé trop tôt à sa carrière d’artiste. Fille d’Ust. Allauddin Khan le
peu que le net donne à entendre est à vous couper le souffle ! Nikil
Banerjee est à l’origine de ma première passion pour le sitar…
J’avoue qu’à part les sitaristes peu de musiciens m’ont laissé une
impression aussi intense. L’un d’eux était Gopal Misra, un
extraordinaire joueur de sarangi de Bénarès que j’ai eu la chance de
voir en concert. Il était l’oncle des frères Rajan et Sajan Misra.
Malheureusement on ne trouve pas ses enregistrements, et ils sont
sûrement en train de moisir dans les locaux de All India Radio ! C’est
une immense perte…
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IR : Considérez-vous que vous suivez
la trace de vos maîtres et des musiciens que vous admirez ? Si vous
deviez expliquer ce que vous apportez de personnel dans l'art du sitar,
que diriez-vous ? Y a-t-il quelque chose de "français" dans votre façon
de jouer ? Quelle place occupe l'influence du jazz dans votre musique ?
BM : Je suis les pas de mes Gurus et mon approche de cette musique
n’a rien de français ou de jazzy… C’est une musique réellement
universelle, elle n’est pas limitée par des considérations de géographie
ou de nationalité… Quelle que soit la culture de naissance, si cette
musique nous pénètre, si on déborde d’une fervente passion, on peut la
jouer d’une manière authentique. Il y a des limites techniques puisqu’on
ne commence pas à quatre ans si on est né en dehors de l’Inde, mais
c’est aussi vrai pour un Indien qui commence tard.
BM : J’aime beaucoup enseigner. Je viens de créer une école : la « Imdadkhani
School of Sitar France » qui va démarrer en septembre 2009. C’est une
petite structure, je ne prends que six élèves par niveau sur l’année. Je
ne demande qu’à transmettre ce que j’ai reçu et ceux qui sont prêts à
consacrer du temps et du travail au sitar sont les bienvenus, jeunes ou
moins jeunes.
L’important, c’est la motivation. Comme il faut aussi trouver des
bons sitars en France, j’ai créé une entreprise d’importation de sitars.
J’anime également deux stages dans l’année en automne et au
printemps pour les amoureux du sitar qui ne peuvent pas suivre les cours
réguliers de l’école.
BM : Ce que je conseillerais à un jeune qui voudrait se lancer dans
l'apprentissage du sitar c’est de ne pas hésiter mais d’être
conscient que c’est un instrument qui demande
beaucoup de discipline, une attitude quasi dévotionnelle et il est
essentiel de trouver un bon guide.
BM : Je ne suis jamais allée à la Réunion, c’est un rêve qui se
réalisera peut-être un jour !
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