Michel Boivin :

" En Inde mais également au Pakistan, un hindou peut être le disciple d’un musulman et un musulman peut être celui d’un hindou"

      
  

   Fidèle à sa démarche consistant à faire découvrir de nouveaux aspects des réalités du monde indien, du sous-continent ou de la diaspora, Indes réunionnaises vous propose aujourd'hui cette rencontre avec le chercheur Michel Boivin, spécialiste notamment du soufisme ou encore des ismaéliens. Le regard éclairé qu'il porte sur musulmans et hindous, de l'Inde et du Pakistan, est particulièrement révélateur de vérités souvent méconnues...


Interview

  • IR : Michel Boivin, pourriez-vous tout d'abord vous présenter à nos visiteurs ?

MB : Je suis historien contemporanéiste de formation, c'est-à-dire spécialiste de la période contemporaine (19e- 21e s.). Après des études en islamologie, je me suis également formé en ethnologie. Actuellement, je suis chercheur au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du sud, EHESS-CNRS. J’enseigne également l’histoire contemporaine du sous-continent indien à Sciences Po Lyon.

  • IR : Comment est né l'intérêt que vous portez à la civilisation indienne et en particulier à la région du Sindh et au soufisme ?

MB : M’étant spécialisé sur le monde musulman contemporain, j’ai décidé de consacrer ma thèse à l’Aga Khan, qui est un chef religieux musulman chiite. Ses disciples sont majoritairement établis entre l’Inde et le Pakistan, dans une zone qui s’étend grosso modo entre Mumbai et Karachi. Je profite de cette occasion pour rappeler que le sous-continent indien est la plus forte concentration mondiale de musulmans, bien qu’ils y soient minoritaires, avec environ 500 millions de croyants.

  • IR : Vos recherches vous ont conduit dans cette région du monde, en Inde, au Pakistan : quelles rencontres marquantes y avez-vous faites ?

MB : Je m’intéresse en fait à des cultes ouverts et intégratifs. Dans certains cas, on en vient à se demander si le fait d’être, dans ce contexte, hindou ou musulman a un sens. Par exemple, en Inde mais également au Pakistan, un hindou peut être le disciple d’un musulman et un musulman peut être celui d’un hindou, tout cela dans le cadre du soufisme bien entendu. D’ailleurs, à l’époque coloniale, lors du recensement décennal, il arrivait que les fonctionnaires britanniques ne parvenaient pas à faire entrer des groupes ni dans la case des hindous ni dans la case des musulmans. Dans ces conditions, j’ai fait en effet des rencontres marquantes. Je pense par exemple à un faqir de Sehwan Sharif, Daman Faqir. Originaire du Pendjab (pakistanais), il a consacré sa vie à Bodlo Bahar, un disciple de Lal Shahbaz Qalandar. Il porte des dreadlocks, un peu  la manière des rastas, et ne quitte pas sa robe rouge, symbole de son initiation. Ses journées sont réparties entre méditation et service. La méditation se déroule après avoir bu du bhang. En fait, la fabrique du bhang constitue le premier rituel de la journée. Il s’agit d’une pâte à base de haschich à laquelle on ajoute des plantes aromatiques, de l’eau et finalement du lait. Cette boisson est absorbée dès le lever, puis tout au long de la journée. Daman est alors dans un état second propice à la méditation. Pour ce qui est du service, il s’agit du service du maître soufi (sajjada nashin) qui dirige le sanctuaire de Bodlo Bahar. Ce service peut être constitué de menus travaux très concrets, comme veiller à la propreté du lieu. Mais Daman Faqir est un ‘ancien’, il ne se livre plus à ces tâches. Son service se résume principalement à sa participation, tous les jours au coucher du soleil, au dhamal, la danse giratoire des faqirs. J’ai également été très marqué par un maître soufi hindou, en Inde, une femme âgée qui a un cercle impressionnant de disciples.

  • IR : Vous avez étudié notamment la façon dont la caste des Khojas est passée sous l'autorité et le contrôle de la mouvance ismaélienne : pouvez-vous résumer ces faits socio-historiques ?

MB : C’est un bon exercice intellectuel car, on s’en doute, il s’agit de processus complexes, et surtout entremêlés. Avant l’arrivée des Aga Khans en Inde, en 1843, les liens avec leurs disciples de l’Inde (pré-partition) étaient très lâches. Ils vénéraient l’Aga Khan parmi d’autres figures charismatiques, comme les soufis, ou des gourous. Ils étaient socialement organisés selon le système des castes, sans qu’elles ne soient non plus unifiées sauf à l’échelle du village.  L’arrivée de Aga Khan I, Hasan Ali Shah, a provoqué une double confrontation inédite : 1. Culturelle, puisque la culture religieuse indienne des Khojas était très différente de la culture religieuse iranienne des Aga Khans, et 2.  Socioreligieuse, la plus importante, car l’autorité religieuse d’un imam chiite « rencontrait » l’autorité d’un corps social de type caste, qui possédait ses propres structures autonomes d’autorité et de pouvoir. J’ai étudié en détails (livre à paraître) cette confrontation sur un siècle et demi (Milieu 19e au début 21e s.). Les traits marquants sont d’une part la capacité de résistance de la caste qui, bien qu’elle soit totalement « passée » sous le contrôle des Aga Khans, préserve encore quelques champs de résilience. D’autre part, on observe que le discours religieux est au service du pouvoir d’un homme qui dépasse largement le strict cadre religieux mais ce faisant, il témoigne des capacités d’adaptation et d’indigénisation de l’islam dans sa version locale.

  • IR : L'ismaélisme est-il aujourd'hui largement implanté dans le Sindh, et en Inde ? Quelle y est son influence (religieuse, morale, culturelle...) ?

MB : Les ismaéliens sont très minoritaires dans ces deux pays, mais leur influence est largement supérieure à leur nombre. Pour deux raisons principales. En premier lieu, les Khojas ont été rapidement dominés par des groupes de marchands (qui avaient intégré une partie de leur clientèle, y compris lorsque leur statut était impur). Comme pour d’autres minorités comme les Parsis (zoroastriens de l’Inde), ils se sont appuyés sur la colonisation pour asseoir leur essor économique à partir de la deuxième moitié du 19e s. Par exemple, ils fournissaient au début l’armée britannique en cuir (harnais, selles des chevaux etc.). Deuxièmement, leur rayonnement est lié à celui de l’Aga Khan. C’est un richissime homme d’affaires qui a largement investi dans le sous-continent indien. Il est de ce fait reçu comme un quasi chef d’Etat. Cela n’empêche que les islamistes du Pakistan les considèrent comme non musulmans, et en Inde ils sont la cible des partis fondamentalistes hindous.

  • IR : Et quelle est la place de la tradition spirituelle soufie ?

MB : Elle est immense et encore largement méconnue et donc sous-estimée. Au Pakistan, où les musulmans sont largement majoritaires (95% de la population totale), elle  imprègne la vie sociale, culturelle et religieuse, en particulier sous la forme du culte des saints. La majorité des Pakistanais rend visite aux mausolées des saints soufis. Ils espèrent capter la baraka du saint, et se rapprocher ainsi de Dieu. Les formes de relation entre les dévots et les maîtres soufis sont variées. Ils peuvent être de simples ‘visiteurs’ qui lui rendent visite pour lui demander un service, ou bien ils peuvent être affiliés à travers une initiation délivrée par un maître soufi. Dans les milieux ruraux, il est fréquent que les disciples d’un maître soient en même  temps ses « clients ». Soit ils travaillent sur ses terres, soit ils travaillent dans une boutique qui leur appartient etc. Le lien spirituel se dédouble donc en un lien socio-économique. Mais l’influence la plus décisive du soufisme se produit sur le pan culturel.  Le soufisme imprègne la vie culturelle à travers deux medias : la poésie et la musique. La musique soufie est devenu célèbre en Occident grâce à la renommée internationale de Nusrat Fateh Ali Khan (m. 1998). C’était un chanteur de la qawwali, le type le plus répandu de musique soufie. La musique est par ailleurs indissociable de la poésie, et vice versa. Le répertoire poétique est énorme et il arrive que des soufis chantent des poèmes composés par des hindous.  Ce répertoire est marqué par une grande tolérance religieuse à un point qu’on peut même dire qu’il est trans-religieux.

  • IR : On sait que les mystiques soufie et hindoue se rejoignent de bien des manières sur le "fond", et il a même existé historiquement des tentatives de syncrétisme : ces liens sont-ils "concrètement" perceptibles de nos jours ?

MB : Je crois qu’il faut séparer les deux. Il y a bien une rencontre entre des mouvements musulmans et es mouvements hindous qui considèrent que la forme extérieure - les rites et la pratique - de la religion n’est pas l’essentiel. Dieu est le même pour tous, bien qu’on lui donne des noms différents. Ce courant du soufisme, connu sous le nom de wahdat-e wujud - l’unicité de l’existence - rejoint le vedanta hindou. Tous les grands soufis et mystiques hindous ont écrit que Ram et Allah sont un seul et même Dieu. Des tentatives de syncrétisme ont eu lieu mai elles n’ont pas eu d’impact sur une grande échelle. Le fameux empereur moghol Akbar, contemporain de Henri IV, a lui-même essayé d’inventer une nouvelle religion syncrétique, largement influencée par le wahdat-e wujud. Il la dénommait din-e illahi, la religion divine, ou encore suhl-e kull, la tolérance universelle. Elle ne lui a pas survécu.

  • IR : Vous avez notamment travaillé sur la cité sainte de Sehwan Sharif : pouvez-vous nous en parler ?

MB : Sehwan est une petite ville d’environ 50 000 habitants qui voit sa population se démultiplier, peut-être jusqu’à un million, lors de la fête annuelle du saint, le soufi Lal Shahbaz Qalandar (m. 1274). Sa mort est célébrée comme son union, c'est-à-dire son mariage avec Dieu. Pendant trois jours, une procession de mariage est conduite à son mausolée. Le premier jour, elle est conduite par des sayyids, des musulmans qui descendent du prophète Muhammad, le deuxième et le troisième jours par des hindous. Ce cas illustre donc tout à fait cette « rencontre » entre l’islam et l’hindouisme dans le cadre du soufisme. On attribue à Lal Shahbaz des poèmes (ghazals) en persan, dans lesquels il affirme que la danse est la meilleure voie qui conduit à l’union avec Dieu. La danse extatique, connue sous le nom de dhamal, constitue donc un rituel majeur à Sehwan Sharif.  

  • IR : Plus généralement, en ces temps où peut-être - vous nous direz si c'est une réalité - les positions conflictuelles se radicalisent entre musulmans et hindous, pensez-vous que l'Inde courre pour cette raison un danger ?

MB : Il est peu probable que l’Inde courre un danger à l’échelle du pays. Depuis 1947, le pays a fait une démonstration absolument inédite : grâce à sa constitution séculariste adoptée en 1950, un gigantesque pays-mosaïque peut vivre avec des milliers de castes, de tribus, de langues, d’alphabets, des religions variées etc. C’est un cas unique dans l’histoire des pays du ‘Tiers-Monde’. Il ne faut certes pas pour autant « mythologiser » l’Inde. Il a fallu de nombreux réaménagements territoriaux pour satisfaire les revendications régionales. Pour ce qui est de la relation entre hindous et musulmans, on observe certes une radicalisation hindoue depuis une trentaine d’années, lorsque le BJP est devenu une force de premier plan. Le credo du BJP est que la nation indienne coïncide avec la nation hindoue. Les autres Indiens sont des citoyens de seconde zone, voire des non-Indiens. On ne peut pas exclure que des affrontements ponctuels, qui, en Inde, provoquent toujours des  centaines voire des milliers de morts, ne surgissent, comme en 2002 dans le Goudjérat. Il suffit de peu de choses pour qu’une étincelle ne mette le feu aux poudres. Ceci dit, on constate que c’est toujours le résultat de manœuvres politiciennes.  

  • IR : Les ismaéliens, les soufis, ont-ils selon vous un rôle particulier à jouer dans l'avenir des relations entre hindous et musulmans en Inde, voire entre Inde et Pakistan ?

MB : Il faut dissocier les deux. Les ismaéliens du sous-continent indien sont très peu nombreux, et leur mode de vie est très « communautaire », ce qui implique un repli sur soi. Le cas de soufis est donc différent. Ils peuvent jouer, et ils jouent déjà, un rôle d’apaisement. Mais cela ne semble pas suffire à rétablir des relations « normalisées » entre les deux pays. La « partition » est certes encore récente…

  • IR : Personnellement, quels sont actuellement vos projets "indiens" ?

MB : Ils sont nombreux. Je veux par exemple travailler sur des hindous qui ont émigré en Inde en 1947, ou après, et qui ont transporté avec eux des cultes soufis. Ils pratiquent toujours ces cultes en Inde. C’est un cas fascinant de « rencontre », et ces hindous se qualifient eux même de « soufis hindous ». Ils publient des poèmes soufis de maîtres pakistanais qui ne sont pas même publiés au Pakistan. Ils transmettent des traditions soufies qui ont parfois disparu au Pakistan…

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