Interview
MB : Je suis historien contemporanéiste de formation, c'est-à-dire
spécialiste de la période contemporaine (19e- 21e s.).
Après des études en islamologie, je me suis également formé en ethnologie.
Actuellement, je suis chercheur au Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du sud, EHESS-CNRS. J’enseigne également l’histoire contemporaine du sous-continent
indien à Sciences Po Lyon.
MB : M’étant spécialisé sur le monde musulman contemporain, j’ai
décidé de consacrer ma thèse à l’Aga Khan, qui est un chef religieux musulman
chiite. Ses disciples sont majoritairement établis entre l’Inde et le Pakistan,
dans une zone qui s’étend grosso modo entre Mumbai et Karachi. Je profite de
cette occasion pour rappeler que le sous-continent indien est la plus forte
concentration mondiale de musulmans, bien qu’ils y soient minoritaires, avec
environ 500 millions de croyants.
MB : Je m’intéresse en fait à des cultes ouverts et intégratifs.
Dans certains cas, on en vient à se demander si le fait d’être, dans ce
contexte, hindou ou musulman a un sens. Par exemple, en Inde mais également au
Pakistan, un hindou peut être le disciple d’un musulman et un musulman peut être
celui d’un hindou, tout cela dans le cadre du soufisme bien entendu. D’ailleurs,
à l’époque coloniale, lors du recensement décennal, il arrivait que les
fonctionnaires britanniques ne parvenaient pas à faire entrer des groupes ni
dans la case des hindous ni dans la case des musulmans. Dans ces conditions, j’ai
fait en effet des rencontres marquantes. Je pense par exemple à un faqir de
Sehwan Sharif, Daman Faqir. Originaire du Pendjab (pakistanais), il a consacré
sa vie à Bodlo Bahar, un disciple de Lal Shahbaz Qalandar. Il porte des
dreadlocks, un peu la manière des rastas, et ne quitte pas sa robe rouge,
symbole de son initiation. Ses journées sont réparties entre méditation et
service. La méditation se déroule après avoir bu du bhang. En fait, la fabrique
du bhang constitue le premier rituel de la journée. Il s’agit d’une pâte à base
de haschich à laquelle on ajoute des plantes aromatiques, de l’eau et finalement
du lait. Cette boisson est absorbée dès le lever, puis tout au long de la
journée. Daman est alors dans un état second propice à la méditation. Pour ce
qui est du service, il s’agit du service du maître soufi (sajjada nashin) qui
dirige le sanctuaire de Bodlo Bahar. Ce service peut être constitué de menus
travaux très concrets, comme veiller à la propreté du lieu. Mais Daman Faqir est
un ‘ancien’, il ne se livre plus à ces tâches. Son service se résume
principalement à sa participation, tous les jours au coucher du soleil, au
dhamal, la danse giratoire des faqirs. J’ai également été très marqué par un
maître soufi hindou, en Inde, une femme âgée qui a un cercle impressionnant de
disciples.
MB : C’est un bon exercice intellectuel car, on s’en doute, il
s’agit de processus complexes, et surtout entremêlés. Avant l’arrivée des Aga
Khans en Inde, en 1843, les liens avec leurs disciples de l’Inde (pré-partition)
étaient très lâches. Ils vénéraient l’Aga Khan parmi d’autres figures
charismatiques, comme les soufis, ou des gourous. Ils étaient socialement
organisés selon le système des castes, sans qu’elles ne soient non plus unifiées
sauf à l’échelle du village. L’arrivée de Aga Khan I, Hasan Ali Shah, a
provoqué une double confrontation inédite : 1. Culturelle, puisque la culture
religieuse indienne des Khojas était très différente de la culture religieuse
iranienne des Aga Khans, et 2. Socioreligieuse, la plus importante, car
l’autorité religieuse d’un imam chiite « rencontrait » l’autorité d’un corps
social de type caste, qui possédait ses propres structures autonomes d’autorité
et de pouvoir. J’ai étudié en détails (livre à paraître) cette confrontation sur
un siècle et demi (Milieu 19e au début 21e s.). Les traits
marquants sont d’une part la capacité de résistance de la caste qui, bien
qu’elle soit totalement « passée » sous le contrôle des Aga Khans, préserve
encore quelques champs de résilience. D’autre part, on observe que le discours
religieux est au service du pouvoir d’un homme qui dépasse largement le strict
cadre religieux mais ce faisant, il témoigne des capacités d’adaptation et
d’indigénisation de l’islam dans sa version locale.
-
IR : L'ismaélisme est-il aujourd'hui
largement implanté dans le Sindh, et en Inde ? Quelle y est son influence
(religieuse, morale, culturelle...) ?
MB : Les ismaéliens sont très minoritaires dans ces deux pays,
mais leur influence est largement supérieure à leur nombre. Pour deux raisons
principales. En premier lieu, les Khojas ont été rapidement dominés par des
groupes de marchands (qui avaient intégré une partie de leur clientèle, y
compris lorsque leur statut était impur). Comme pour d’autres minorités
comme les Parsis (zoroastriens de l’Inde), ils se sont appuyés sur la
colonisation pour asseoir leur essor économique à partir de la deuxième moitié du 19e
s. Par exemple, ils fournissaient au début l’armée britannique en cuir (harnais,
selles des chevaux etc.). Deuxièmement, leur rayonnement est lié à celui de
l’Aga Khan. C’est un richissime homme d’affaires qui a largement investi dans le
sous-continent indien. Il est de ce fait reçu comme un quasi chef d’Etat. Cela
n’empêche que les islamistes du Pakistan les considèrent comme non musulmans, et
en Inde ils sont la cible des partis fondamentalistes hindous.
MB : Elle est immense et encore largement méconnue et donc
sous-estimée. Au Pakistan, où les musulmans sont largement majoritaires (95% de
la population totale), elle imprègne la vie sociale, culturelle et religieuse,
en particulier sous la forme du culte des saints. La majorité des Pakistanais
rend visite aux mausolées des saints soufis. Ils espèrent capter la baraka du
saint, et se rapprocher ainsi de Dieu. Les formes de relation entre les dévots
et les maîtres soufis sont variées. Ils peuvent être de simples ‘visiteurs’ qui
lui rendent visite pour lui demander un service, ou bien ils peuvent être
affiliés à travers une initiation délivrée par un maître soufi. Dans les milieux
ruraux, il est fréquent que les disciples d’un maître soient en même temps ses
« clients ». Soit ils travaillent sur ses terres, soit ils travaillent dans une
boutique qui leur appartient etc. Le lien spirituel se dédouble donc en un lien
socio-économique. Mais l’influence la plus décisive du soufisme se produit sur
le pan culturel. Le soufisme imprègne la vie culturelle à travers deux medias :
la poésie et la musique. La musique soufie est devenu célèbre en Occident grâce
à la renommée internationale de Nusrat Fateh Ali Khan (m. 1998). C’était un
chanteur de la qawwali, le type le plus répandu de musique soufie. La musique
est par ailleurs indissociable de la poésie, et vice versa. Le répertoire
poétique est énorme et il arrive que des soufis chantent des poèmes composés par
des hindous. Ce répertoire est marqué par une grande tolérance religieuse à un
point qu’on peut même dire qu’il est trans-religieux.
MB : Je crois qu’il faut séparer les deux. Il y a bien une
rencontre entre des mouvements musulmans et es mouvements hindous qui
considèrent que la forme extérieure - les rites et la pratique - de la religion
n’est pas l’essentiel. Dieu est le même pour tous, bien qu’on lui donne des noms
différents. Ce courant du soufisme, connu sous le nom de wahdat-e wujud - l’unicité de l’existence
- rejoint le vedanta hindou. Tous les grands soufis et
mystiques hindous ont écrit que Ram et Allah sont un seul et même Dieu. Des
tentatives de syncrétisme ont eu lieu mai elles n’ont pas eu d’impact sur une
grande échelle. Le fameux empereur moghol Akbar, contemporain de Henri IV, a
lui-même essayé d’inventer une nouvelle religion syncrétique, largement
influencée par le wahdat-e wujud. Il la dénommait din-e illahi, la religion
divine, ou encore suhl-e kull, la tolérance universelle. Elle ne lui a pas
survécu.
MB : Sehwan est une petite ville d’environ 50 000 habitants qui
voit sa population se démultiplier, peut-être jusqu’à un million, lors de la
fête annuelle du saint, le soufi Lal Shahbaz Qalandar (m. 1274). Sa mort est
célébrée comme son union, c'est-à-dire son mariage avec Dieu. Pendant trois
jours, une procession de mariage est conduite à son mausolée. Le premier jour,
elle est conduite par des sayyids, des musulmans qui descendent du prophète
Muhammad, le deuxième et le troisième jours par des hindous. Ce cas illustre donc
tout à fait cette « rencontre » entre l’islam et l’hindouisme dans le cadre du
soufisme. On attribue à Lal Shahbaz des poèmes (ghazals) en persan, dans
lesquels il affirme que la danse est la meilleure voie qui conduit à l’union
avec Dieu. La danse extatique, connue sous le nom de dhamal, constitue donc un
rituel majeur à Sehwan Sharif.
-
IR : Plus généralement, en ces temps où
peut-être - vous nous direz si c'est une réalité - les positions conflictuelles
se radicalisent entre musulmans et hindous, pensez-vous que l'Inde courre pour
cette raison un danger ?
MB : Il est peu probable que l’Inde courre un danger à l’échelle
du pays. Depuis 1947, le pays a fait une démonstration absolument inédite :
grâce à sa constitution séculariste adoptée en 1950, un gigantesque
pays-mosaïque peut vivre avec des milliers de castes, de tribus, de langues,
d’alphabets, des religions variées etc. C’est un cas unique dans l’histoire des
pays du ‘Tiers-Monde’. Il ne faut certes pas pour autant « mythologiser »
l’Inde. Il a fallu de nombreux réaménagements territoriaux pour satisfaire les
revendications régionales. Pour ce qui est de la relation entre hindous et
musulmans, on observe certes une radicalisation hindoue depuis une trentaine
d’années, lorsque le BJP est devenu une force de premier plan. Le credo du BJP
est que la nation indienne coïncide avec la nation hindoue. Les autres Indiens
sont des citoyens de seconde zone, voire des non-Indiens. On ne peut pas exclure
que des affrontements ponctuels, qui, en Inde, provoquent toujours des
centaines voire des milliers de morts, ne surgissent, comme en 2002 dans le Goudjérat. Il suffit de peu de choses pour qu’une étincelle ne mette le feu aux
poudres. Ceci dit, on constate que c’est toujours le résultat de manœuvres
politiciennes.
-
IR : Les ismaéliens, les soufis, ont-ils
selon vous un rôle particulier à jouer dans l'avenir des relations entre hindous
et musulmans en Inde, voire entre Inde et Pakistan ?
MB : Il faut dissocier les deux. Les ismaéliens du sous-continent
indien sont très peu nombreux, et leur mode de vie est très « communautaire »,
ce qui implique un repli sur soi. Le cas de soufis est donc différent. Ils peuvent
jouer, et ils jouent déjà, un rôle d’apaisement. Mais cela ne semble pas suffire
à rétablir des relations « normalisées » entre les deux pays. La « partition »
est certes encore récente…
MB :
Ils sont nombreux. Je veux par exemple travailler sur des hindous qui ont émigré
en Inde en 1947, ou après, et qui ont transporté avec eux des cultes soufis. Ils
pratiquent toujours ces cultes en Inde. C’est un cas fascinant de « rencontre »,
et ces hindous se qualifient eux même de « soufis hindous ». Ils publient des
poèmes soufis de maîtres pakistanais qui ne sont pas même publiés au Pakistan.
Ils transmettent des traditions soufies qui ont parfois disparu au Pakistan…
|