Interview
ASB : Je suis enseignant-chercheur, spécialiste en
relations internationales, et j’ai fait ma thèse sur le nationalisme chez les
réfugiés tibétains en Inde à l’Institut de hautes études internationales et du
développement (IHEID), à Genève. J’enseigne actuellement les relations
internationales à l’Université Toulouse 1 Capitole et je m’intéresse notamment
aux questions ayant trait au nationalisme dans un contexte particulier – l’exil,
que cet exil soit celui de réfugiés ou de membres de diasporas déjà constituées.
J’ai écrit plusieurs articles sur les réfugiés tibétains en Inde et, maintenant,
ce livre, qui est issu de ma thèse.
ASB : Je dirais
qu’il s’agit à la fois d’un hasard et d’un coup de cœur. Un hasard au sens où
c’est par le biais de cours beaucoup plus généraux, suivis à l’Institut de
hautes études internationales et du développement (IHEID), que je me suis
intéressée à la question du Tibet : mon premier travail portait sur la place du
Tibet dans les relations entre la Chine et l’Union européenne. Il m’a amenée à
chercher à comprendre pourquoi le Tibet n’apparaissait pas davantage dans la
recherche : il m’a semblé qu’il y avait là un manque relatif à combler. J’ai
alors été intriguée par la figure du Dalaï-Lama : comment le présent Dalaï-Lama
peut-il concilier son double rôle politique et religieux ? C’est autour de cette
question que j’ai construit mon mémoire de Master. Et c’est ainsi, de fil en
aiguille, en travaillant sur le leader, que j’en suis venue à m’intéresser au
peuple tibétain. Je voulais redescendre du sommet à la base. Restait à savoir
comment aborder l’étude des réfugiés tibétains. La perspective que j’adopte ici,
celle du nationalisme, m’a paru pertinente en ce qu’elle permettait à la fois de
s’intéresser à la composante politique de la communauté tibétaine de l’exil,
assez peu étudiée jusqu’ici, et de renouveler la réflexion sur les rapports
entre le nationalisme et l’exil. Le coup de cœur est arrivé quand j’ai
véritablement été en contact avec la communauté tibétaine d’Inde – lorsque j’ai
(provisoirement) délaissé les bibliothèques pour aller voir les sujets mêmes de
mes futures recherches.
ASB : Il y a eu
plusieurs phases de travaux préparatoires. Une première phase de recherches
bibliographiques, qui est allée dans deux directions. Il m’a d’abord fallu me
familiariser avec le contexte théorique dans lequel s’inscrit mon travail, en
assimilant les théories sur le nationalisme les plus connues, les plus
importantes et les plus pertinentes pour l’objet d’étude. Il m’a également fallu
prendre connaissance de toutes les sources secondaires sur les réfugiés
tibétains en Inde, enquêtes historiques, sociologiques, ethnographiques et
autres.
Je
suis ensuite partie sur le terrain. Le terrain est constitué d’un échantillon de
camps de réfugiés tibétains en Inde pour lesquels deux critères ont été retenus,
l’accessibilité et la représentativité, à la fois en termes de situation
géographique (je me suis ainsi rendue dans les camps de réfugiés des montagnes
pré-himalayennes – à Dharamsala, le siège du gouvernement tibétain en exil, mais
également, au nord-est, à Mussoorie, Dehra Dun, Manali et Simla, et, dans la
région de Calcutta, à Darjeeling, à Kalimpong et, au Sikkim, à Gangtok et
Ravongla –, dans les camps de réfugiés des plaines du sud – à Bylakuppe, Hunsur
et Mundgod, dans le Karnataka – et à Majnu-Ka-Tila, une colonie sauvage de
réfugiés tibétains à New Delhi) et d’activité professionnelle (le gouvernement
tibétain en exil classe les camps de réfugiés tibétains en Inde en fonction de
l’activité professionnelle principale qui y a cours, il y a donc des camps
agricoles, des camps agro-industriels et des camps artisanaux). J’espère ainsi
proposer un panorama relativement complet de la situation des réfugiés tibétains
en Inde.
J’aurais tendance à dire que toutes mes rencontres avec les réfugiés tibétains
ont été déterminantes, vu le temps que nous avons passé ensemble, mais deux
réfugiés tibétains en particulier m’ont été d’une aide précieuse, l’un pour
m’avoir montré l’envers du décor, c’est-à-dire les contrastes entre les discours
officiels du gouvernement tibétain en exil et la réalité de la vie des réfugiés
tibétains, l’autre pour m’avoir aidée à traduire des manuels scolaires
tibétains. Ces deux réfugiés tibétains, qui resteront ici anonymes, sont devenus
des amis.
ASB : Les lecteurs
ne cherchent pas tous la même chose, mais j’espère que la plupart d’entre eux
trouveront ce qu’ils cherchent. Le livre aborde plusieurs thèmes et que les
lecteurs qui veulent se faire une idée plus précise de l’histoire du Tibet y
trouveront leur compte, de même que ceux qui s’intéressent à l’histoire des
relations sino-indiennes et à la place que le Tibet y occupe. Bien sûr, les
lecteurs qui s’intéressent aux réfugiés tibétains en Inde, à leur vie de tous
les jours, à leurs préoccupations, à leur implication dans la communauté
tibétaine de l’exil, aux difficultés qu’ils rencontrent, surtout dans leur
activisme politique, devraient être les plus satisfaits, puisque ces questions
sont quand même au cœur de ce livre. Mais j’espère également que les lecteurs
qui s’intéressent au phénomène du nationalisme trouveront dans ce livre de quoi
ébranler leurs convictions profondes, puisque le cas d’étude des réfugiés
tibétains permet d’envisager le phénomène du nationalisme sous un angle nouveau.
Le
livre se divise en quatre chapitres. Le premier est consacré à une
historiographie du Tibet : j’y envisage les différentes histoires du Tibet,
écrites par des historiens tibétains, chinois et occidentaux, le but étant de
mettre en lumière comment l’histoire peut être déconstruite, reconstruite,
utilisée, ou tout simplement interprétée à des fins nationales et nationalistes.
En d’autres termes, j’essaie de voir, à travers cette comparaison des
différentes histoires du Tibet, en quoi l’histoire peut servir le projet
national tibétain. Les deuxième et troisième chapitres portent sur les acteurs
de la nation tibétaine, à savoir, d’une part, le Dalaï-Lama lui-même, que
j’envisage ici comme celui qui créée, et même, qui créée à son image, la nation
tibétaine, et d’autre part les réfugiés tibétains, à qui s’adresse en premier
lieu la nation tibétaine proposée par le Dalaï-Lama. C’est un peu comme un jeu
d’actions et de réactions : le Dalaï-Lama propose une certaine vision de la
nation tibétaine à laquelle réagissent les réfugiés tibétains, puis le
Dalaï-Lama tient compte de ces réactions qu’il intègre à une nouvelle version de
la nation tibétaine, etc… Sachant bien que la nation tibétaine n’est jamais
fixée pour toujours, mais, au contraire, toujours en évolution. Le quatrième et
dernier chapitre traite de la place de l’Inde dans le développement du
nationalisme tibétain, revenant ainsi sur l’idée que les acteurs de la nation
tibétaine, le Dalaï-Lama et les réfugiés tibétains, peuvent agir de manière
complètement autonome. L’objectif étant de mettre en avant un certain nombre de
contraintes qui pèsent ou qui ont pu peser sur le nationalisme tibétain de
l’exil, en tenant compte du fait que l’influence de l’Inde a évolué au cours de
la période considérée ici et que l’Inde est un mot qui recouvre de fait une
réalité à plusieurs visages, notamment selon que l’on considère le peuple ou le
gouvernement.
-
IR : Le second chapitre de votre ouvrage est donc consacré aux
Dalaï-Lamas... ceux du passé, et bien sûr l'actuel Dalaï-Lama : quelle est
actuellement l'importance d'un tel personnage, mondialement connu ?
ASB : Je dirais
que le Dalaï-Lama a aujourd’hui trop de pouvoir et d’importance. Les Tibétains
de l’exil, et plus encore les Tibétains du Tibet, comptent plus que jamais sur
lui pour trouver une solution – que ce soit une solution de compromis avec les
Chinois, dans le cadre du dialogue sino-tibétain, ou une solution dans laquelle
les grandes puissances occidentales, à commencer par les Etats-Unis, seraient
impliquées.
Le
Dalaï-Lama a toujours été au centre de la vie politique et religieuse du Tibet –
même s’il est vrai que certains, comme le Cinquième ou le Treizième, ont joué un
rôle plus important que d’autres. Cela n’a donc rien de nouveau, ce qui est
nouveau, c’est que le Dalaï-Lama est désormais le leader non plus d’un pays mais
d’un gouvernement en exil. Et même s’il peut sembler quelque peu paradoxal que
son pouvoir politique et religieux ait été renforcé dans l’exil, tel est
pourtant le cas. Le Dalaï-Lama se retrouve en effet avec une responsabilité
supplémentaire de taille : sauver le Tibet. Et c’est pour cela qu’il s’est
trouvé sous les feux de la rampe, à la fin des années 1980, quand il a eu
l’occasion de présenter son plan de paix en cinq points devant le Congrès
américain (1987) et quand il a proposé ce que l’on appelle la Proposition de
Strasbourg devant le Parlement européen (1988), et, bien sûr quand il s’est vu
attribué le Prix Nobel de la paix (1989). L’aura internationale du Dalaï-Lama
date donc de la fin des années 1980 et n’a jamais véritablement été remise en
cause, d’autant que, depuis, le Dalaï-Lama voyage énormément pour prodiguer ses
enseignements aux quatre coins de la planète.
-
IR : Quel regard personnel portez-vous sur le Dalaï-Lama ? Est-ce son
statut officiel ou son charisme personnel qui, selon vous, fait de lui ce qu'il
est pour son peuple et sur la scène internationale ?
ASB : Le
Dalaï-Lama tire son charisme de l’institution pluriséculaire dont il est le
dernier représentant en date, cela est évident. Mais il est également évident
que le statut officiel n’est pas tout et ne fait pas tout. C’est au Dalaï-Lama
de faire en sorte d’en tirer le plus grand parti possible, et, à cet égard, je
pense que l’actuel Dalaï-Lama a véritablement su faire jouer tous les atouts
dont il disposait naturellement en tant que Dalaï-Lama. Sa politique de
non-violence, qu’il inscrit à la fois dans une tradition gandhienne et dans le
prolongement de la philosophie bouddhiste, est également pour quelque chose dans
son devenir charismatique, de même, me semble-t-il, que le fait qu’il renonce à
l’indépendance du Tibet pour mieux pouvoir dialoguer avec les autorités
chinoises et aboutir à une solution de compromis visant à garantir au Tibet plus
d’autonomie au sein de la Chine.
ASB : Le
Dalaï-Lama n’a de cesse de remercier l’Inde pour son accueil et son hospitalité.
Et ses remerciements sont sincères. Les réfugiés tibétains eux-mêmes, que j’ai
interrogés à ce sujet, restent persuadés que l’Inde a véritablement fait tout
son possible : l’accueil et l’hospitalité ne sont jamais remis en cause. Et il
est vrai que l’Inde a apporté une aide financière et matérielle conséquente aux
réfugiés tibétains. Des Etats indiens, comme le Karnataka ou l’Orissa, ont donné
des terres sur lesquelles les réfugiés tibétains ont pu établir des camps, qui
ont aujourd’hui toute l’apparence de villages. Le gouvernement indien a
également soutenu la mise en place d’un système éducatif de qualité pour les
réfugiés tibétains. La seule chose que l’Inde ne fait pas, c’est de soutenir les
revendications politiques tibétaines : elle n’a pas reconnu le gouvernement
tibétain en exil, elle interdit systématiquement toutes les manifestations de
réfugiés tibétains, notamment lors de la venue de haut dignitaires chinois, etc…
Les réfugiés tibétains, qui en sont parfaitement conscients, comprennent aussi
que l’Inde a son propre agenda, notamment dans ses relations avec la Chine.
Mais,
si les réfugiés tibétains sont dans l’ensemble bien accueillis et bien établis
en Inde, cela n’empêche pas qu’il y ait des heurts avec les populations
indiennes qui habitent non loin des camps de réfugiés tibétains, souvent à cause
de disparités économiques. Les réfugiés tibétains bénéficient en effet d’une
aide internationale et indienne qui manque parfois à la population indienne –
ils sont dès lors plus aisés, ce que leurs voisins indiens ont du mal à
accepter, notamment du fait de leur statut de réfugié.
ASB : La question
tibétaine a toujours été une pomme de discorde dans les relations que l’Inde
entretient avec la Chine. Cela a été plus particulièrement le cas au début des
relations entre les deux pays, soit au moment de l’invasion du Tibet par la
Chine en 1950/1951, quand l’Inde a envoyé des télégrammes à la Chine pour
marquer sa désapprobation. Cela a été de nouveau le cas avec l’exil du
Dalaï-Lama en Inde, en 1959, la Chine voyant d’un très mauvais œil que son
voisin accueille un ennemi juré. Et le Tibet s’est de nouveau trouvé au centre
des relations sino-indiennes avec la guerre de 1962, car, sans l’invasion
préalable du Tibet, l’Inde n’aurait pas partagé cette longue frontière avec la
Chine, frontière dont le tracé n’est toujours pas délimité. On pensait que le
problème avait été plus ou moins résolu au moment où la Chine a reconnu
l’occupation du Sikkim par l’Inde et que dans la foulée l’Inde a reconnu que le
Tibet faisait partie intégrante de la Chine.
Mais
la présence de réfugiés tibétains en Inde, ainsi que celle d’un gouvernement
tibétain en exil, même non reconnu, posent un problème récurrent dans les
relations sino-indiennes. Les heurts restent relativement fréquents, notamment à
chaque fois que les forces policières indiennes n’arrivent pas à contenir des
manifestants tibétains au moment de visites officielles de Chinois. L’arrivée du
Karmapa, le troisième haut dignitaire religieux tibétain, en Inde en 2000 (il
s’était enfui de Chine), a également porté un coup aux relations bilatérales
entre les deux pays. Mais l’Inde a toujours maintenu la même politique, une
politique de profil bas qui vise à apaiser les tensions avec la Chine, en
refusant tout soutien politique au mouvement nationaliste tibétain.
ASB : Au début,
les Indiens étaient très favorables à la cause du Tibet, ce qui était dû, en
partie au moins, à la popularité du Dalaï-Lama en Inde. Mais, avec le temps,
l’enthousiasme pour la cause tibétaine est tombé, et ce même s’il existe encore
des associations indiennes de soutien pour le Tibet et même si les
parlementaires indiens continuent de se mobiliser en faveur des droits de
l’homme au Tibet, etc.… Les Indiens ne sont pas devenus hostiles, loin s’en faut,
mais ils se rendent aussi compte que la présence d’une diaspora tibétaine en
Inde pose problème dans les relations que l’Inde entretient avec la Chine et
pensent parfois que l’intérêt de l’Inde passe avant tout dans de bonnes
relations, notamment commerciales, avec la Chine. Et ceux qui vivent à proximité
des camps de réfugiés tibétains peuvent avoir une attitude différente, soit plus
hostile, considérant alors que les réfugiés tibétains prennent le pain de la
bouche de leurs voisins indiens, soit plus compatissante, cela varie
considérablement d’un camps de réfugiés tibétain à un autre, comme je le montre
dans mon livre.
Les
Tibétains, de leur côté, considèrent en général qu’ils sont bien traités par
l’Inde, même s’ils regrettent le manque d’investissement politique pour la cause
tibétaine.
ASB : Deux
questions se posent actuellement pour la communauté tibétaine de l’exil, à
savoir : 1) qui va remplacer le Dalaï-Lama ? et 2) quelle sera l’issue du
dialogue sino-tibétain ? Le Dalaï-Lama vient d’annoncer (mais ce n’est pas la
première fois que cela lui arrive) son retrait de la vie politique. Je pense
qu’il est important pour la communauté tibétaine de l’exil qu’elle se prépare à
la succession (politique, certes, mais aussi religieuse) du Dalaï-Lama. Il
serait évidemment très néfaste que les réfugiés tibétains se retrouvent du jour
au lendemain sans leader : ils seraient complètement démunis et ne sauraient pas
forcément s’accorder sur la marche à suivre. Le Dalaï-Lama a déjà tenté à
plusieurs reprises de parler de sa succession, mais le sujet est tabou dans la
petite communauté tibétaine de l’exil. C’est évidemment de plus en plus
important et de plus en plus urgent au fur et à mesure que le Dalaï-Lama
vieillit. Et le moment est bien choisi : les réfugiés tibétains doivent choisir
en mars 2011 le nouveau Kalon Tripa – le Premier ministre du gouvernement
tibétain en exil. C’est donc l’occasion ou jamais de mettre sur le devant de la
scène une personnalité tibétaine qui va avoir un rôle politique particulièrement
important.
Mais,
si je suis relativement confiante quant à la capacité des réfugiés tibétains à
parvenir à rester soudés après la disparition de l’actuel Dalaï-Lama, notamment
dans la perspective de la démocratisation de la communauté tibétaine de l’exil,
avec l’apparition prochaine de nouvelles personnalités tibétaines derrière
lesquelles les réfugiés tibétains pourront se regrouper, je suis en revanche
beaucoup plus sceptique quant aux chances de succès du dialogue sino-tibétain.
Le dialogue a certes repris quelques mois après les événements au Tibet de 2008
– les médias se sont même empressés d’y voir des éléments encourageants vers une
résolution prochaine de la question tibétaine –, mais c’est oublier que le
dialogue a commencé il y a plus de trente ans ! Il y a eu des hauts et des bas,
des interruptions fréquentes, de rares moments d’optimisme, mais après trente
ans, nombreux sont les observateurs qui se sont rangés à l’idée que la Chine
joue la montre. Avec la disparition du Dalaï-Lama c’est, semble-t-il, tout le
problème du Tibet qui va disparaître…
ASB : Mon nouveau
projet de recherche porte sur une comparaison des différents groupes de réfugiés
qui vivent en Inde, à savoir, les Tibétains, bien sûr, mais également les
Afghans, les Birmans, les Bangladais, les Bhoutanais, les Sri Lankais et les
Népalais. J’aimerais essayer de comprendre les raisons qui poussent l’Inde à
adopter des politiques différentes envers différents groupes de réfugiés qui
vivent sur son territoire. Il s’agit donc de replacer le cas des réfugiés
tibétains dans une perspective comparatiste.
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