Interview
AC : Je
suis française, née en Afrique noire où j’ai passé mon enfance, et je
pratique le Bharata Natyam, danse classique du sud-est de l’Inde depuis
1979. Je vis en Provence depuis vingt et un ans.
AC : Il
y a eu plusieurs étapes pour que les différents aspects de ma vie
convergent vers la pratique du Bharata Natyam. J’ai découvert l’Inde à
dix-sept ans par la pratique du yoga. A cette période, j’étais étudiante
en philosophie, mais dès que les cours étaient finis, je me précipitais
tous les soirs dans un studio de danse. J’essayais tout : classique,
moderne, jazz, contemporain, claquettes, etc. Or à Bordeaux où j’étais,
il n’y avait pas de cours de danse indienne. Je décide de continuer mes
études à Paris, sans trop savoir ce qui me pousse à quitter Bordeaux où
je commençais pourtant à avoir quelques repères. Premier voyage en Inde
à dix-neuf ans, deux mois de pratique du yoga, dans un petit ashram du
Karnataka. Dans l’avion pour Bombay, je rencontre Malavika, danseuse
française, qui vit et enseigne à Paris. Quand je rentre de l’Inde, une
évidence s’impose : je veux apprendre la danse indienne, bien que je
n’en aie jamais vu, et c’est possible puisque je suis maintenant à
Paris. Malavika ne donne pas de cours aux débutants, aussi je m’inscris
au centre du Marais au cours de Vidya. A partir de là je ne me suis
jamais posé aucune question, rien n’a été plus naturel que de continuer
dans cette pratique et de franchir les étapes qui se sont ensuite
présentées. Trois années de pratique à Paris avec Vidya, Malavika et
Shakuntala, premier séjour d’un mois à Madras où je rencontre Muthuswamy
Pillai. J’obtiens la bourse d’études du gouvernement indien, ainsi je
pars m’installer à Madras pour quatre ans de 1982 à 1986. Je suis donc
formée par Muthuswamy Pillai, j’ai un cours particulier tous les matins
avec lui. Je reçois également l’enseignement très précieux de Kalanidhi
Narayanan en abhinaya (danse narrative). Je prends des cours de chant
carnatique, prenant conscience de l’importance vitale de la musique dans
la pratique de la danse. Je poursuis des études en esthétique indienne,
commencées pendant mes trois années parisiennes : philosophie indienne à
l’université de Paris IV avec Guy Bugault et Michel Hulin, et
l’apprentissage du sanskrit avec Charles Malamoud. Je tiens à mentionner
ces études que j’ai faites parallèlement, car je considère que ce fut
une chance exceptionnelle pour moi de voir converger dans la même
direction mes différents centres d’intérêts : travailler sur les plans
physique, sensible, émotionnel et intellectuel, chacun de ces plans
enrichissant les autres.
AC : Je
viens donc de parler des maîtres qui m’ont donné ma formation initiale.
Ces maîtres étaient âgés quand je les ai rencontrés, et j’ai donc eu la
chance d’accéder directement à cet ancien répertoire du monde des
devadasi, les danseuses de temple. Muthuswamy était lui-même fils de
devadasi, et Kalinidhi avait reçu très jeune l’enseignement de vieilles
devadasi très réputées. Après une dizaine d’années, j’ai eu envie de
travailler avec une danseuse qui puisse m’enseigner conjointement le
nritta, la danse pure (ce que faisait Muthuswamy, qui était plus un
musicien qu’un danseur) et l’abhinaya, la danse narrative, aspect
transmis par Kalanidhi, qui elle-même avait arrêté la danse lorsqu’elle
s’était mariée, et a commencé à enseigner à un âge avancé. Je suis donc
allée rencontrer Sucheta Chapekar à Pune. Sucheta est une danseuse très
accomplie, tant sur le plan rythmique et de la qualité du mouvement, que
sur le plan théâtral, et il n’est pas si fréquent de rencontrer des
artistes qui excellent dans tous les aspects du Bharata Natyam. De plus
elle avait reçu l’enseignement d’un maître issu d’une très grande lignée
du Bharata Natyam, Kittapa Pillai, que j’admirais beaucoup pour sa
musicalité exceptionnelle, qualité que l’on retrouve dans la danse de
Sucheta. Je travaille régulièrement avec elle depuis 1989, autant pour
le Bharata Natyam, que pour le style Nritya Ganga qu’elle a créé en
associant la danse du Sud à la musique de l’Inde du Nord.
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IR/LNRI :
Y a-t-il, dans le monde de la danse - et je
ne parle pas que de danse indienne - des personnalités que vous admirez
particulièrement et qui, peut-être, vous influencent ?
AC :
J’ai toujours aimé toutes les formes de danse, et j’ai donc vu beaucoup
de spectacles dans tous les styles. Je me suis intéressée à la danse
contemporaine, qui a connu en France un essor remarquable dans les
années 80, j’ai découvert par exemple à cette même période la danse Buto,
pour parler de formes de danses qui sont assez éloignées de la danse
indienne. Il serait trop long d’énumérer tous les spectacles que j’ai
aimés. Mais je n’ai rien autant aimé que ceux de Kelucharan Mohapatra,
le grand maître de la danse Odissi, disparu en 2003, qui m’a
bouleversée. Je n’imaginais pas qu’autant de grâce et de beauté puissent
s’incarner dans un être. Cette grâce surgissait peut-être de la
conjonction rare d’un immense talent artistique et d’une grande
humilité. Le souvenir de sa danse est à jamais dans mon cœur, et il
suffit que je pense à lui pour me sentir à un niveau de sensibilité
particulier. Bien que je n’aie jamais suivi son enseignement c’est
peut-être lui mon véritable maître.
AC : La
danse indienne est un reflet du théâtre de l’Inde ancienne, lequel
proposait une forme de spectacle total. Lorsqu’on est danseuse de
Bharata Natyam, on est danseuse bien évidemment, mais aussi comédienne
et musicienne – en particulier percussionniste par le jeu rythmique des
pieds. On a le privilège de devoir développer tous ces talents. C’est
très équilibrant de se sentir ainsi au carrefour de ces diverses
pratiques. La technique de la danse elle-même est très ressourçante car
elle fait merveilleusement circuler l’énergie dans tout le corps. C’est
une pratique qui unifie le corps et l’esprit, les sens et l’intellect.
La danse et la musique sont ici au service de la poésie chantée. Issus
de la poésie classique et des récits mythologiques, les textes que nous
dansons et qui nous habitent sont empreints bien sûr de valeurs
spirituelles universelles.
AC : Je
ne vois aucune raison d'opposer tradition et création. Une tradition
vivante comporte nécessairement une dimension de création, sinon elle
meurt. Certains artistes dits « traditionnels » sont parfois beaucoup
plus créatifs que l’avant-garde, même s’ils le sont d’une façon assez
subtile, étant donné qu’ils ne bousculent pas le cadre esthétique dont
ils héritent. Les artistes « traditionnels » s’appuient sur une
tradition qu’ils incorporent à leur création. D’autres s’appuient sur
une tradition pour créer en rejetant cette tradition. Dans tous les cas
on se réfère à une tradition antérieure.
En ce qui me concerne, tout dépend de la façon dont je me
positionne, comme danseuse interprète ou comme chorégraphe. En tant
qu’interprète, je ne me suis jamais lassée de danser les chorégraphies
du répertoire de mes maîtres tant elles sont merveilleusement
construites et tant elles témoignent d’une harmonie exceptionnelle entre
la musique et la danse. Il a pu m’arriver de rechorégraphier certaines
musiques de danse pour différentes raisons. C’est un exercice de style
intéressant dans lequel je me fixe comme objectif de respecter l’esprit
du premier chorégraphe qui imprègne l’enregistrement musical et je
retravaille la chorégraphie « à la manière de ». Mais je crois que le
travail chorégraphique peut trouver toute sa mesure lorsque la dimension
musicale se développe conjointement. En France, il est impossible pour
moi de travailler avec des musiciens spécialisés dans le répertoire de
la danse Bharata Natyam. Plusieurs belles rencontres avec des musiciens
d’autres traditions m’ont permis par contre de danser avec des
musiciens, et non avec une bande, ce qui est un plus inestimable au
niveau artistique. Ensuite à partir du moment où l’on sort du cadre de
la musique carnatique, la technique du Bharata Natyam, qui épouse cette
musique intimement, ne peut pas être plaquée sur d’autres environnements
musicaux. Pour que la danse et la musique continuent à s’harmoniser, on
est obligé de faire évoluer la technique de la danse. Ce qui caractérise
ma démarche, c’est que je n’ai pas cherché à introduire des éléments
extérieurs d’une autre technique de danse (danse contemporaine par
exemple ou autre). Je fais confiance à la richesse de la technique du
Bharata Natyam, je crois qu’elle dispose d’un langage corporel apte à
cette évolution.
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IR/LNRI
: Vous avez mené une
véritable réflexion philosophique sur la danse indienne, sur le rasa...
Quelle en est la teneur, s'il est possible de la résumer ? Et dans
quelle mesure cette réflexion oriente-t-elle votre vécu artistique et
votre créativité ?
AC :
L’Inde ancienne nous propose une analyse très technique, très affinée et
très profonde du plaisir esthétique. L’universalité de la théorie du
rasa, basée sur les émotions humaines, me fascine. Je crois que c’est
une expérience que tout le monde peut vivre. Le rasa est cette émotion
distanciée, « objective » pourrait-on presque dire, que l’on éprouve au
théâtre ou devant une œuvre d‘art, qui nous procure le bonheur d’effacer
pendant quelques instants les limites de notre individualité. J’étudie
principalement deux textes : le Natya Shastra, le traité du
théâtre, et le Dhvanyaloka qui parle de la création poétique en
mettant en avant la notion de suggestion. Ces traités peuvent être lus
comme des manuels de conseils pratiques. Ils posent très clairement que
la finalité de tout travail artistique est de faire naître le rasa chez
le spectateur – ce qui n’est pas du tout une évidence à l’époque
actuelle. Puis ces textes s’emploient fort heureusement à expliquer
comment y parvenir : quels principes suivre, quelles méthodes appliquer,
ce qui est à rechercher ou à éviter, etc.… La primauté du rasa y est en
permanence affirmée : elle doit être recherchée constamment dans la
pratique artistique, quitte à outrepasser certaines règles si cela
s’avère nécessaire. Ces analyses sont pour moi le meilleur des guides
dans un processus de création souvent solitaire.
AC : « Nati »
est le titre du spectacle que j’ai créé avec le chanteur provençal
Jan-Mari Carlotti, que j’ai rencontré en 2000. Cela nous a pris
plusieurs années, et petit à petit nous avons ainsi constitué un
répertoire. A partir des chansons des troubadours ou du folklore
provençal, mais aussi avec ses compositions : c’est un mélodiste qui
utilise une grande variété de rythmes, souvent impairs - que nous
apprécions beaucoup en musique indienne. Tout en connaissant en
profondeur la culture occitane - depuis l’époque des troubadours
jusqu’aux poètes contemporains, et en incluant bien sûr le répertoire
folklorique - il a une vision artistique très large qui dépasse les
frontières et c’est aussi un amoureux de l’Inde. Nous avons ainsi pu
faire résonner entre eux des textes de ces deux cultures.
AC : Je
vis en Provence depuis plus de vingt ans. J’ai naturellement envie
d’être proche de la culture du pays où je vis depuis si longtemps, bien
qu’on puisse passer très facilement à côté, si on n’a pas la chance de
rencontrer des personnes pour qui la langue est vivante.
AC :
Pour Jan-Mari Carlotti et moi-même, le plus important est de chanter et
de danser le texte poétique, et la dévotion aussi. Omniprésente dans les
compositions du répertoire carnatique, cette ferveur dévotionnelle se
retrouve par exemple dans les noëls provençaux.
La chanson des troubadours est ancienne et l’art du Trobar plus
encore sans doute. Leur musique est encore dans l’esprit modal, le même
que celui de la musique indienne. Les thèmes sont communs, l’amour dans
la séparation en particulier. Le vipralabdha sringara si
important en Inde, résonne avec l’amor de lohn de Jaufre Rudel.
L’héroïne de altas ondas de Raimbaut de Vacqueiras est une sœur
de la Radha de Jayadeva. Le sentiment amoureux est en Inde la façon la
plus évocatrice d’exprimer l’aspiration de l’âme individuelle vers
l’absolu. Chez les troubadours peut-être aussi…
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IR/LNRI
: Au-delà de la
rencontre de deux cultures spécifiques et de diverses formes d'art,
s'agit-il pour vous de trouver, de retrouver ou de faire éclore une
sorte d'universalité du souffle artistique ?
AC : Le
rasa – le plaisir esthétique – est pour moi universel, et la poésie n’a
pas de frontières, les langues ne sont pas des barrières. Associer
harmonieusement la poésie, la musique et la danse, est ma ligne
d’horizon.
AC : Je
prépare en ce moment un nouveau solo, dans lequel je danserai aussi bien
des chorégraphies de mes maîtres indiens sur de la musique carnatique,
que des pièces de musique provençale et des chansons de troubadours. Le
titre de ce spectacle sera « samgama », ce qui en sanskrit veut dire « rescòntre »
en occitan. J’y évoquerai les belles rencontres grâce auxquelles j’ai
tant reçu sur mon chemin de danseuse.
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