Interview
AA
: Je suis doctorant en
Anthropologie Sociale à l'EHESS, au Centre d'Anthropologie Sociale de
Toulouse et je travaille sur une communauté de spécialistes médico-religieux
du pays tamoul, les Valluvar. Avant de m'intéresser au pays tamoul, j'ai
travaillé sur ce que l'on appelle – du point de vue occidental - les NMR
(Nouveaux Mouvements Religieux) et plus précisément sur The Art of
Living Foundation, créée et menée par Sri Sri Ravi Shankar. Aujourd'hui,
parallèlement à des activités d'enseignement au sein du département de
Sociologie-Ethnologie de l'Université de Toulouse-Le Mirail, je me
consacre à la rédaction de ma thèse de doctorat centrée sur une
communauté (cāti) d'Intouchables spécialistes médico-religieux du
Tamil Nadu, les Valluvar. Je m'intéresse plus particulièrement
aux évolutions de l'occupation traditionnelle de leur caste (tozhil),
à leur pratique de l'astrologie (cōtitam) et de la médecine
populaire (maruttuvam) ainsi qu'aux questions concernant leur
identité de caste. Pour ce faire, j'ai réalisé plusieurs phases de
terrain entre 2006 et 2008 en pays Tamoul, entre Pondichéry et Tanjore.
Les astrologues tamouls s'affichent partout...
AA :
Je dirais que mon intérêt pour l'Inde s'est
manifesté assez tardivement. Quand j'étais jeune étudiant en Histoire,
j'étais plutôt passionné par les mythes de la Grèce antique et les
écrits de leurs exégètes d'alors, Pierre Vidal-Naquet, Marcel Détienne
et surtout Jean-Pierre Vernant. Je m'étais également nourri des œuvres
de Georges Dumézil, dont les travaux comparatistes sur les religions et
les sociétés Indo-européennes m'avaient vraiment fasciné. L'Inde
apparaissait donc déjà en filigrane, mais elle n'avait pas encore capté
toute mon attention. C'est au terme de mon Master d'Histoire Ancienne
que tout s'est accéléré. Je ne désirais pas continuer à faire de
l'Histoire et la démarche anthropologique me démangeait déjà depuis mes
débuts à l'Université. J'avais envie de quitter les livres et les textes
pour l'Humain, si je puis dire. Et il y a eu à ce moment-là tout un
faisceau d'événements et de rencontres qui m'ont aiguillé vers
l'Anthropologie et l'Inde. J'ai ainsi débuté un travail de recherche en
Anthropologie Sociale pour mon Master 2, en m'intéressant à
l'implantation d'un nouveau mouvement hindou en Europe, The Art of
Living Foundation (L'Art de Vivre), et surtout à la figure charismatique
de son guru, Sri Sri Ravi Shankar. J'avais moi-même suivi ce mouvement
pendant plusieurs années. Je garde de très bons souvenirs de cette
période, de l'ashram en Allemagne, des longues soirées passées avec le
« maître », mais aussi des nombreuses personnes que j'y ai rencontrées.
Cependant et paradoxalement, ces années passées au cœur de ce mouvement
d'inspiration hindoue ne m'avaient pas réellement intéressé à l'Inde,
sinon à la philosophie védantique et à la pratique des pranayamas. C'est
véritablement lorsque je me rendis en Inde pour la première fois en
2004, afin de réaliser une étude comparative entre l'ashram européen du
mouvement et l'ashram indien de Bangalore que je découvris ce pays. Je
crois que l'on peut réellement parler de coup de cœur ! Je ne saurais
dire pourquoi j'ai été fasciné à ce point par ce pays et ce peuple. Ce
fut une rencontre très forte de laquelle est né ce désir inexplicable
d'en faire le cadre de mon étude doctorale. Attention, que l'on ne se
méprenne pas, je n'ai eu aucune révélation mystique ou je ne sais quelle
autre bouffée de cet ordre. J'ai juste été touché, ravi – au premier
sens du terme. Chaque journée était pour moi source d'émerveillement,
l'occasion de nouvelles rencontres, de nouvelles découvertes. D'ailleurs
il me semble que pour pouvoir faire de la recherche en anthropologie, il
faut certes avoir une bonne dose de curiosité, mais également cette
capacité à s'émerveiller de tout, même des choses les plus banales du
quotidien. Et, en ce qui me concerne, l'Inde m'offrait un cadre parfait.
AA :
Des liens affectifs forts, avant tout. Avoir
passé tout ce temps sur place m'a permis de tisser des liens d'amitiés
avec quelques personnes avec lesquelles je reste en contact régulier
même si je ne suis pas retourné en Inde depuis quelques mois maintenant.
Mais l'Inde est également présente dans mon quotidien : musique, films
(j'ai attrapé la fièvre du cinéma tamoul), bouquins et journaux que je
regarde sur le net, et enfin nourriture (je ne pourrai jamais plus
cuisiner sans épices). Parfois aussi peut-être un hochement de tête
machinal lors de discussions qui s'éternisent… mais surtout un accent
anglais inimitable qui surprend toujours autant mes interlocuteurs
anglophones et fait rire mon entourage, toujours amusé d'entendre un
« blanc parler anglais avec l'accent indien ».
AA :
Loin de l'image, souvent véhiculée, d'un monde
monolithique, le monde Intouchable se compose de nombreuses communautés
distinctes les unes des autres, celles-ci variant d'une région à
l'autre. Au Tamil Nadu, on recense officiellement soixante-seize
communautés sous le terme de Scheduled Castes, les « castes
répertoriées », catégorie regroupant les communautés frappées du
stigmate de l'Intouchabilité. En ce qui concerne mes recherches
universitaires, je travaille sur une de ces soixante-seize communautés :
celle des Valluvan, plus couramment appelés Valluvar (Ils
sont également recensés parmi les seize Scheduled Castes du
Territoire de Pondichéry). Il s'agit d'une communauté d'astrologues (cōtitar)
et de médecins (maruttuvar), mais également de prêtres (pantāram)
officiant dans les temples d'Intouchables.
AA : Appelés
populairement et non sans ironie « les Brahmanes des Intouchables », les
Valluvar jouissent d'un statut à part dans la société tamoule. Ils sont
reconnus comme étant les meilleurs astrologues du pays tamoul et sont
consultés par toutes les couches de la société, en dépit de leur
« intouchabilité ». C'est d'ailleurs cet état de fait qui m'a fortement
intrigué lorsque j'ai appris l'existence de cette communauté et qui m'a
poussé à en savoir plus. J'avais été d'autant plus surpris que même des
gens de castes et notamment des Brahmanes m'avaient loué les qualités
d'astrologues des Valluvar.
D'un point de vue traditionnel – je préfère dire historique – les
choses se corsent un peu dès que l'on veut en savoir un peu plus. Il est
en effet difficile de connaître exactement la place qu'occupaient les
Valluvar par le passé. Il existe bien évidemment des écrits de
missionnaires et d'administrateurs anglais entre la fin du XVIIIème
siècle et le début du XXème. Mais dès que l'on essaye de remonter plus
loin les sources historiques sont plus ténues et leur exploitation plus
hasardeuse. Néanmoins les témoignages de missionnaires les plus anciens
(deuxième moitié du XVIIIème siècle) permettent de voir que déjà à cette
époque là les Valluvar jouissaient d'une place à part dans la société
intouchable tamoule d'alors. Leurs compétences en astrologie et en
médecine populaire étaient reconnues et leur réputation dépassait les
frontières du monde intouchable.
AA : Pour ce qu'il m'a été permis d'observer,
deux dynamiques socio-économiques semblent remodeler profondément et
durablement la communauté Valluvar, mais il en va de même pour bien
d'autres communautés intouchables ou pas. Premièrement, l'occupation
traditionnelle, qui caractérisait la communauté Valluvar, évolue
grandement. De plus en plus de Valluvar, profitant de la politique de
quotas, quittent la « profession » de leurs ancêtres pour se tourner
vers la fonction publique et l'enseignement notamment. Ceux qui
souhaitent continuer dans la voie de leurs pères préfèrent pratiquer
l'astrologie plutôt que la médecine dont la formation est aujourd'hui
plus encadrée – pour ne pas dire institutionnalisée. Les modèles de
transmission ont été bouleversés et l'astrologie semble être la seule
activité qui continue à se transmettre selon le modèle traditionnel au
sein de la communauté.
Parallèlement à ces transformations socio-économiques actuelles, la
communauté Valluvar, comme beaucoup d'autres communautés intouchables
d'ailleurs, s'est organisée politiquement en association de caste,
sangam, afin de faire valoir ses droits sur la scène politique
régionale et au delà même. Si le Sangam Valluvar se bat contre la
pratique de l'intouchabilité, qui bien qu'elle soit interdite depuis
plusieurs décennies est toujours très vive dans certaines zones rurales,
il ne demande pas pour autant l'annihilation des castes. Au contraire il
vise à renforcer l'identité de la communauté Valluvar. Ce
processus d'affirmation identitaire se double d'une valorisation de leur
identité de caste dont le but est d'en rehausser le prestige et la
singularité par rapport aux autres communautés intouchables du pays
tamoul. Ce processus de renforcement de l'identité de caste est un
phénomène pan-indien qui ne se cantonne pas aux seuls milieux
intouchables.
Le zodiaque hindou.
AA :
L'astrologie, jyotish ou cōtitam
en tamoul, est omniprésente en Inde. Si les cabinets astrologiques ont
plutôt tendance à fleurir aux alentours des temples ou dans les villes
saintes, on en trouve – sans trop exagérer – à chaque coin de rue. Les
Indiens, qu'ils soient urbains ou ruraux, consultent régulièrement un
astrologue, et ce pour diverses raisons. Celles-ci peuvent être d'ordre
familial, marital, pécuniaire, religieux, ou encore médical. Le tout
premier contact avec un astrologue se fait à la naissance, c'est en
effet ce dernier qui détermine le nom de l'enfant en fonction de la
maison lunaire (nakshatra, on en compte vingt-sept) dans laquelle
se trouve la lune au moment de la naissance. L'astrologue permet
également au consultant de trouver les moments propices à l'entreprise
de toute activité (travail, voyage, signature de contrat, élections,
etc.) et surtout à se prémunir des périodes néfastes, durant lesquelles
il ne faut rien entreprendre, voire, dans des cas extrêmes, ne pas
sortir de chez soi. Ce sont également les astrologues qui arrêtent les
dates des festivals religieux.
Les cas qu’il m’a été permis d'observer sont très divers eux aussi.
Je me rappelle un jeune couple qui venait consulter avec leur
nouveau-né, dont la naissance avait été difficile, pour que l'astrologue
leur dresse son thème natal, afin de connaître les grandes lignes de son
caractère, les éventuels problèmes de santé qu'il pourrait rencontrer et
les métiers qu'ils pourraient envisager pour lui. Il y a aussi le cas de
ce couple qui venait dans l'espoir de marier leur fils ainé. Ils avaient
amené son thème natal ainsi que celui de l'hypothétique épouse. Cela
faisait des années qu'ils essayaient de trouver, en vain, une épouse
« convenable » à leur fils. Mais l'astrologue après comparaison des deux
thèmes fit une drôle de grimace et d'un geste de la main repoussa les
deux thèmes. Les parents, qui pensaient avoir enfin trouvé la candidate
idéale furent frappés de stupeur et de désespoir… Il m'a été confié
également que certains futurs parents venaient consulter un astrologue
afin de déterminer le moment le plus propice pour provoquer
l'accouchement, afin que le nouveau-né corresponde le plus possible à
leurs attentes… A travers ces quelques exemples, on le voit donc,
l'astrologie occupe une place centrale dans la vie quotidienne de
nombreux Indiens.
Il y a également ceux qui viennent consulter pour une maladie, pour
en comprendre les causes « astrales » et trouver le « remède » adéquat.
On vient consulter aussi pour confirmer ou infirmer un diagnostic
allopathique, pour savoir quand commencer un traitement médical, ou bien
encore savoir si on a des chances de guérir… Dans des biens des cas,
l'astrologue orientera alors le consultant (ou un couple, ou bien encore
une famille entière) vers un pèlerinage particulier ou lui conseillera
une cérémonie d'apaisement envers une des neuf divinités planétaires (navgraha)
; les planètes en Inde étant divinisées et représentées sous une forme
anthropomorphe masculine. Généralement, dans les systèmes médicaux dits
« traditionnels » comme l'Ayurveda ou le Siddha, le praticien était
versé dans le calcul et le diagnostic astrologique. En ce qui concerne
les Valluvar, même si de nos jours la spécialisation médicale paraît peu
à peu disparaître, il semble que par le passé ils étaient reconnus comme
astrologues mais également médecins traditionnels. De nos jours, chez
les Valluvar, les seuls à encore pratiquer conjointement ces deux
« sciences » sont les personnes les plus âgées de la communauté.
Si l'astrologie, à proprement parler, est vue comme une science (les
astrologues se considèrent comme des mathématiciens et non comme des
devins), le terme générique de cōtitam, au Tamil Nadu, recouvre
une myriade de pratiques divinatoires qui ne se basent en aucun cas sur
la lecture des configurations astrales. On trouve par exemple sous ce
terme de cōtitam, la lecture des lignes de la main (appelée aussi
palmistry), la divination par l'observation des cris ou des mouvements
de divers animaux (oiseaux, insectes, lézards, …), la divination par les
coquillages ou bien encore à l'aide des fameux perroquets verts que l'on
rencontre au bord des routes de la campagne tamoule. Certains
astrologues d'ailleurs n'hésitent pas à parler de superstition à propos
de ces pratiques et tiennent à s'en démarquer clairement, justifiant
leur supériorité en faisant appel à la rigueur scientifique de leurs
calculs.
Textes relatifs aux Neuf Planètes (Navagraha).
-
IR :
Certaines expériences vécues, anecdotiques ou non, vous ont-elles
particulièrement marqué lors de vos recherches sur le terrain, au Tamil
Nadu ?
AA :
Il me serait difficile de toutes les raconter,
tant elles sont nombreuses. J'ai tout d'abord des images fortes qui me
viennent à l'esprit, des temples, des paysages, des villages. Le temple
de Shiva à Chidambaram est pour moi un lieu magique, surtout lors de la
puja du soir. J'aime beaucoup l'ambiance si particulière qui
règne dans le temple de Tillai Kali situé en périphérie du grand
temple dédié à Shiva… Les couchers de soleil au temple de Thanjavur sont
également des moments inoubliables, et ce malgré le flot incessant de
touristes bruyants. Mais c'est cela aussi un temple en Inde : un
formidable lieu de vie ! Un souvenir restera à jamais gravé dans ma
mémoire. Ce fut une puja nocturne au temple de Vaitheeswarankoil :
la musique, les lampes à huiles, la cérémonie chorégraphiée des prêtres.
Je fus d'autant plus ravi par ce spectacle que je m'y étais retrouvé par
hasard au terme d'une journée passée à mener des entretiens dans un
cabinet d'astrologues… La campagne tamoule recèle, aussi, de paysages
magnifiques que ce soit au lever du soleil ou au crépuscule. Certaines
scènes rejaillissent parfois au détour d'un paragraphe ou lorsque je
relis mes carnets de notes.
Il y a bien évidemment des rencontres et des visages que l'on
n’oublie pas. Je repense à un jeune Valluvar rencontré aux abords de
Madurai, qui avait décidé de devenir Saddhu, dont la fragilité et la
détermination m'avaient profondément touché. Certains de mes
informateurs avec qui j'ai développé une plus grande intimité qu'avec
d'autres furent pour moi des rencontres marquantes. Je repense par
exemple à un astrologue de la région de Nagapattinam qui m'a appris
beaucoup de choses sur les plantes médicinales et sur la pratique
astrologique. Un érudit certes, mais également un personnage haut en
couleurs, pour ne pas dire un excentrique ! Outre un sens de l'humour
très prononcé, il avait un fort penchant pour le rhum, la nuit tombée.
Lorsqu'il avait bien bu, il ne s'exprimait qu'en vers et en chanson … Je
me souviens également d'un vieux sorcier, appelé par les villageois
Paccai Swami, le Swami Vert, parce qu'il était toujours vêtu de
vert. Je m'étais prêté à une séance de divination par les coquillages et
j'avais été très troublé par ce qu'il arrivait à lire à l'aide de ses
douze petits coquillages… Et il y en a encore tellement d'autres…
AA :
A défaut d'occuper une place importante, elles
ont le mérite d'exister et ce grâce à la détermination de Marine Carrin
avec l'appui du Centre d'Anthropologie de Toulouse. Depuis son arrivée à
Toulouse, les choses ont commencé à évoluer. Djallal Heuzé l'a ensuite
rejoint. Nous avons également la chance d'avoir Harald Tambs Lyche très
régulièrement au laboratoire. Nous essayons autant que possible de
mettre en place des enseignements au sein de la formation
d'anthropologie de l'Université de Toulouse-Le Mirail, à partir du
Master. Nous organisons également des journées d'études et des
séminaires, et par le biais du laboratoire nous invitons de temps en
temps des chercheurs, français ou étrangers, qui travaillent sur l'aire
indienne. Mais soyons réalistes, ces études indiennes existent grâce à
la bonne volonté de certains et dépendent étroitement de la formation
anthropologique dispensée à l'Université de Toulouse. Il est ainsi
difficile de se prononcer sur la pérennité de ces études, d'une part
parce que ces personnes ne vont pas tarder à partir en retraite et
d'autre part parce que – et ce n'est un secret pour personne -
l'Université manque cruellement de moyens...
AA :
Repartir dans un premier temps ! Me retrouver
au contact du pays, de ses habitants. J'espère aussi continuer à
approfondir ma connaissance du tamoul, langue complexe et extrêmement
riche. En ce qui concerne mes projets, ils foisonnent ! J'ai des projets
de recherche plein la tête… notamment autour de certaines pratiques
divinatoires très particulières que j'ai pu observer au Tamil Nadu. J'ai
déjà commencé à travailler sur des pèlerinages thérapeutiques liés au
culte des Navgraha. J'ai également un projet qui me tient
vraiment à cœur, mais qui je pense me prendra du temps. Cela fait déjà
plusieurs années que j'envisage de travailler sur deux saints tous deux
liés au Tamil Nadu dont la renommée a dépassé les frontières du Tamil
Nadu et même de l'Inde… Et je pense qu'en cherchant bien dans mes
carnets de notes et dans ma tête, il doit y en avoir encore bien
d'autres. C'est véritablement une passion !
Manuscrits astrologiques tamouls.
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