Nirmala
Devasenaradjounayagar : "Chaque âme a sa longue
histoire qui est celle d'un cheminement." |
Peintre, plasticienne, mais aussi photographe et poétesse, Nirmala D. - comme elle se fait appeler par compassion pour les langues effrayées devant la démesure de son patronyme - revendique son métissage indo-créole comme une marque d'identité personnelle et artistique. Vivant à la Martinique, elle crée des oeuvres picturales dans lesquelles ont est souvent immédiatement frappé par l'inspiration des traditions décoratives et sacrées de l'Inde. Plutôt que de se soumettre à l'exercice systématique des questions et réponses, auquel nous sommes habitués dans cette rubrique, elle a préféré nous livrer plus librement ses pensées et les illustrer, au fil du texte, par des reproductions de quelques-unes de ses créations (merci de ne pas recopier et reproduire les images sans autorisation, par respect pour l'artiste). |
Je m'appelle Nirmala Devasenaradjounayagar, fille de Dévasénaradjounâyagar, fils de Varadaradjalounayagar ; j'ai quarante ans et je vis en Martinique depuis 1993, dans la commune du Lamentin, dans le centre de l'île. Je suis enseignante en Arts appliqués, éducation esthétique dans les lycées professionnels de l'île. J'ai fait mes études à l'École Nationale Supérieure des Beaux Arts de Bourges, dans le Cher, dans le centre de la France ; j'y ai obtenu mon diplôme et me suis ensuite rapprochée du soleil. C'est en Martinique que mon travail pictural s'est réellement développé ! Aussi étrange que cela puisse paraître, c'est sur l'île que je me suis "rencontrée", grâce à la communauté indienne d'ici et en m'y intéressant. Ce qui m'a conduite tout naturellement à mes créations.
Il faut préciser que je suis métisse : ma mère est native de Guadeloupe, où j'ai vu le jour, et mon père de Pondichéry ; militaire de carrière, il y a rencontré ma mère, l'a épousée, je suis née et il nous a emmenées tout au long de ses déplacements (Inde, Afrique, Madagascar, Allemagne, France)…ce n'est pas trop compliqué ?... Je suis donc une citoyenne du monde comme on le dit si joliment… Mais je pense que ce terme, en ce qui me concerne en tout cas, n'a de joli que le nom… En effet, j'ai personnellement souffert de ce déracinement; sorte de manque continuel de repères, quête longue et semée d'embûches d'une identité que je croyais volée. Mes parents ont, tout au long de mon éducation, omis de me transmettre les valeurs, coutumes, traditions, langues de leur pays respectifs. Par choix je pense… je ne leur ai jamais posé la question…ON NE POSAIT PAS DE QUESTIONS à la maison !
Couples Mithouna I et II J'ai donc été élevée comme une Européenne, coupée de tout traditionalisme, bonne chrétienne catholique, parlant un français qui se devait d'être correct (le dictionnaire n'était jamais très loin s'il nous manquait un mot ou qu'une orthographe nous faisait défaut). Je pense, avec l'âge, que mes parents voulaient bien faire et que pour eux la France et le français ainsi que le "savoir vivre" à la française étaient très importants pour que nous puissions, mon frère, ma sœur et moi nous intégrer au mieux. Pour eux la France était LE modèle et leurs cultures respectives peut-être trop …"archaïques"…voire peut-être trop "sauvages" à leurs yeux de l'époque. Il fallait donc s'en défaire au plus vite. Mais ce n'est, encore une fois, qu'un point de vue personnel, qui me vient de réflexions, introspections et de la maturité de l'âge adulte. De plus, dans les années 70, pour tout Antillais, les us et coutumes indiens étaient - et ils le sont toujours un peu d'ailleurs -, très liés à la magie noire, à la sorcellerie, à des pratiques occultes et qui faisaient peur ; mon père l'a vite compris et de ce fait évitait donc d'ériger un quelconque autel à la maison et je ne l'ai jamais entendu prononcer un seul mantra. Ma mère, de son côté, mariée très jeune, suivait une ligne de conduite et je dirais que tout deux cherchaient certainement à fuir des choses, des vies passées qui les encombraient sans doute un peu, une sorte de complexe… très complexe !! Il y a beaucoup de "peut-être" dans mon histoire familiale… Désolée… Néanmoins, j'y suis revenue, à ces us et coutumes ; le parcours qui s'est imposé à moi, dans le monde de la création artistique ne m'a pas vraiment laissée le choix ; lorsque l'on crée, on se doit d'aller très loin en soi, de mon point de vue, par respect, pour soi-même et surtout pour ceux à qui j'offre à voir mon travail ; si l'on ne se connaît pas ou pas suffisamment, ce qui est donné à voir peut vite paraître vide, creux, j'irais même jusqu'à dire galvaudé. On donne à voir un "Moi" intime et profond… à ses risques et périls. Mais il n'y a pas d'art sans prise de risque et celui qui ne veut pas ouvrir son cœur ne créée pas. Au départ, mes peintures, à l'école d'art, faisaient penser à des madras tendus sur châssis, selon les dires de mes professeurs… Cela m'a plus qu'interpellée. Ce tissu ? Venu d'Inde et devenu tissu traditionnel aux Antilles ?... Métissage…
J'ai donc poursuivi en ce sens. Au bout de ma troisième année, je décide de me rapprocher d'une des deux cultures qui me constituent ; pour l'Inde, cela me paraissait un peu compliqué compte tenu de la langue et des démarches à engager pour intégrer une école d'art. J'ai alors opté pour les Antilles et ai trouvé une école d'Arts Plastiques, à l'époque, à Fort-de-France. Malheureusement, j'ai très vite été dépassée. J'ai abandonné toute création durant dix bonnes années ; pour me consacrer à ma subsistance. Je ne m'étendrais pas sur cette période qui fut difficile et qui correspondrait à ma quête, plus qu'une errance, une aventure pour comprendre le monde dans lequel j'avais choisi de vivre, les gens que je côtoyais, le pays ; pour trouver quelques marques… Puis, un jour, en 2003, un Ami, Nicol Etienne, me parle des cent cinquante ans de l'arrivée des premiers Indiens en Martinique ; cette commémoration va prendre une belle ampleur et il "exige" que j'y participe ACTIVEMENT !!
Il m'a rendu LE service de ma vie artistique. Grâce à lui, j'ai osé remettre le pied à l'étrier et ai fait fi des critiques de mes enseignants. J'étais libre ! D'abord réticente, car n'ayant rien produit depuis des lustres, je me laisse peu à peu prendre au jeu et, contre toute attente, je commence à dessiner, puis à mettre de la couleur, puis à prendre de grandes toiles !... Et l'aventure est repartie. Au fur et à mesure, mes nouvelles créations prennent forme, en hommage à ces hommes et femmes courage qui ont affronté leur préjugés concernant la traverse de l'océan, le "Kala Pani", (traverser l'eau. Les ancêtres indiens, vos ancêtres viennent de Madras, Pondichéry, Calcutta…. Ils ont traversé l'eau noire, ont bravé la malédiction, le KALI PANI) et sont venus chercher un autre ailleurs… et n'était-ce pas aussi un peu mon histoire personnelle ! Je m'y retrouvais. Au fur et à mesure, mes graphismes m'ont amenée à regarder les Rangolis de mes vacances en Inde de mon enfance, différemment, ainsi que les dessins au henné sur les mains des mariées (Méhendis). J'y étais !! De fil en aiguille, piqué par mon Ami, je me documente, mais cette fois-ci de manière plus précise et je découvre mon peuple, mon père, mon univers caché, refoulé depuis si longtemps ; je lis : - Jean Biès et ses Chemins de la ferveur : voyage en Inde,- Francis Gilbert Ponaman et sa Nuit du Swami, - Christiane Sacarabani, que j'ai eu le grand bonheur de rencontrer et qui m'a dédicacé son ouvrage L'Indien au sang noir, - Une Dame, qui, depuis est devenue une deuxième maman, Liliane Mangatal et son Aventure Indienne.
Puis ont suivi David Dabydeen, qui est
venu faire une conférence à Schoelcher, et qui a présenté Terres
maudites.
Ont ensuite suivi des participations à des puja et l'apprentissage laborieux de mantras et autres pratiques religieuses qui sont venues renforcer mon œuvre. Un voyage de retour en Inde m'a aussi permis d'étoffer mes connaissances et de réveiller mon enfance au pays du père… les odeurs, les couleurs la langue, les temples, l'oncle, le cousin… Il est évident que de tout cela, des écrits ont suivi ; j'ai toujours écrit, depuis jeune fille, j'ai toujours eu un cahier où je pouvais mettre en mots mes maux et joies et interrogations. Cette fois-ci, ces écrits m'ont soutenue et j'ai senti qu'ils avaient leur place sur les toiles. Ils sont en effet indissociables des courbes, graphismes et couleurs de mes tableaux ; non pour expliquer, mais plutôt pour compléter, pour ME compléter : j'étais enfin entière et je voulais le montrer ! Ces textes qui s'incrustent dans mes peintures sont comme des chants, des litanies, ils sont d'autres courbes parmi les lignes des dessins. Ce sont parfois des textes personnels, parfois des mots lus qui m'ont émue, touchée, parlée, comme à mon cœur, des mots qui me permettaient de reconstituer le puzzle de ma personnalité fragmentée. Mots/couleurs/graphismes… indissociables pour moi, comme une famille parfaite ! Lorsque vous laissez parler votre âme, vous ne pouvez pas mentir… Alors, regardez donc la vie "avec les yeux rieurs du cœur" !
Bien sûr, les années de Beaux Arts ont resurgi, et les bases de cet apprentissage prenaient tout à coup tout leur sens ; le placement des couleurs, des sous-couches, les symboliques des formes géométriques, l'utilisation du rond, du carré, l'idée de perfection et celle que plus je comprenais ce que je faisais et plus j'avançais dans ma quête, dans mon cheminement. A l'école ont me "reprochait" ma quête de "beau"; je ne devais pas "faire du beau" juste pour "faire du beau" ! C'était les années 90 et son art conceptuel qui doit choquer, interpeller, gêner ; je ne m'y suis jamais retrouvée. Moi je travaillais les couleurs vives et la lumière dans les espaces, les supports transparents, déjà des textes sur des plaques de verre, les jeux avec le soleil et ses rayons, je me sentais beaucoup plus proche de la nature.
Durant ces années d'apprentissage, j'ai été marquée par Guernica de Picasso ainsi que son Joueur de fifre, deux créations aux antipodes qui montrent l'étendu des sentiments ; les folies de Van Gogh ou de Camille Claudel m'ont aussi beaucoup touchée. Je ne dirais pas que j'ai des artistes de référence pour ma création mais plutôt des destins qui m'ont influencée, des personnalités, des douleurs… Ce besoin vital d'exprimer, de dire avec les mains et les pinceaux les émotions. Paradoxalement, l'observation de ces destins m'a permis de structurer mon travail, moins "libre" moins spontané, mais plus organisé, symétrique, concentrique ou rayonnant ; besoin d'ordre, de calme, de sérénité ; lorsque je peins, je rentre dans une sorte de méditation salvatrice, mon souffle est léger et mon esprit est apaisé. C'est une sensation étrange et familière en même temps, comme si je me retrouvais ENFIN !
Je me sens plus influencée par les destins que par les lignes et les couleurs de certains artistes. Un film peut appeler en moi le besoin de peindre, un livre ou même parfois une simple phrase, une pensée, Vivékananda, Krishnamurti, Tagore… comme des lumières sur ma route… Mes influences viendraient plus de la peinture ornementale orientale, les mandalas, et comme je l'ai déjà dit les rangolis et méhendis, que je combine ensuite à ma manière, je me les approprie. L'ordre et l'esthétique sont mes préoccupations, je l'admets plus volontiers maintenant ; mais l'expression artistique n'est-elle pas une expression profonde de son être ? Je recherche l'ordre dans le chaos apparent. C'est pour moi une quête sans fin et intense. L'harmonie des courbes et la chanson des mots qui épousent les lignes lascives et surplombent les couleurs intenses et présentes Ingres disait vouloir "organiser le repos dans un certain mouvement". Je le rejoins !
"Regardez Observez Détaillez Comprenez le désir Les soupirs… Explorez !! Par la ligne La courbe Le trait Souriez ! RESPIREZ! !!!"
Espoir de toujours garder en moi "Clameur qui
vient de cet Ailleurs Comme pour les "kolams" ou "rangoli" (voir notre rubrique consacrée au kolam sur le site)dessinés tous les matins devant le seuil des maisons, lorsque vous mettez une de mes toiles chez vous, "Let there be happiness and cheerfulness when anybody steps into the house."… Mes travaux s'inspirent également de l'art du "Méhendi" (voir notre rubrique consacrée à ce sujet sur le site). Je l'ai compris et exploité après mes premières créations.
Méhendis blancs, courbes, mouvement, mots qui suivent la ligne, couleur intense et simplicité ; rien ne manque. Ou encore plus simplement sur une simple feuille de papier "Canson"; le texte y est plus "intense" au détriment des couleurs cette fois…Rabindranath Tagore.
J'ai fait, de 2003 à 2007, une moyenne d'une exposition par année. La dernière en date, au Marin, m'a un peu refroidie et depuis mon inspiration s'en est largement ressentie. Mais passons…cela va bien finir par revenir ; la panne ne devrait plus durer maintenant.
"Délicieuse inconstance A chaque exposition, c'est une vraie petite conférence que je fais lors des vernissages pour bien faire comprendre aux visiteurs la différence entre Indianité, hindouisme, "Bolywoodisme", kitsch et esthétisme, spiritualité et poésie. C'est véritablement d'une importance égale sinon même plus important que l'exposition de mes travaux ; je donne une sorte de cours, j'interpelle, "j'éduque"…si je puis me permettre. Il y a encore vraiment beaucoup trop de préjugés, de non-sens et d'a priori dans la tête des gens concernant l'Inde, les Indiens et la diaspora indienne… "J'aspire au beau
"Je n'imite pas une réalité visuelle
Je crois que mon métissage me permet de voir mon "indianité" d'un œil plus neuf. Cela me permet de me replonger régulièrement, de par ma famille paternelle, dans un bain de couleurs, de sons et d'héritage familial inestimable, riche et totalement actuel. Je lis, dans tous les sens du terme, mon histoire et l'Histoire, avec deux regards : celui de l'Indienne déracinée, certes, mais présente tout de même, et celui de la Créole, aussi déracinée mais dans son temps et sur une des îles qui a vu arriver les Ancêtres. Je lis beaucoup pour m'informer du devenir de l'Inde ; les magazines donnent à voir, assez régulièrement des dossiers sur le sous-continent, remarquablement complets ; on ne peut plus dire à l'heure actuelle, que l'Inde est "ce lointain patrimoine inaccessible". C'est véritablement un pays émergeant et tout le prouve… sauf sont PIB… Mais je ne désespère pas. Personnellement, je me sens plus proche de ces ancêtres-là, peut-être parce que l'Inde nourrit plus que de raison mon imaginaire, comme elle l'a fait pour tant d'autres aventuriers, poètes, écrivains, artistes en tout genre. C'est un vrai foisonnement de formes, couleurs, langues, religions !... Comment une artiste pourrait ne pas créer avec un si riche patrimoine ?! Alors j'explore, je restitue une vision, j'offre une parcelle de mes interprétations et c'est bien ce métissage qui fait de mon travail sa richesse et son originalité… sans aucune prétention. Chacun est riche de quelque chose et moi, c'est mon métissage qui me permet de donner à voir ces créations, ni tout à fait indiennes, ni tout à fait caribéennes. Je ne suis ni l'un ni l'autre et les deux à la fois et grâce à la peinture, à mon retour en 1993 dans l'île, je peux exprimer et être fière de ce mélange incongru et a priori improbable… Ma différence peut-être, avec les membres de la diaspora indienne, c'est que j'ai toujours eu un pied ici et un pied là-bas ; je garde des attaches en Inde avec mon oncle et ses enfants, mon cousin, notamment qui vit avec lui. Mais ne nous leurrons pas, je suis et je reste une étrangère là-bas, plus qu'ici, en Martinique où j'ai pris dix bonnes années à m'intégrer… mais si je décidais un jour de m'installer en Inde, je suis presque sûre qu'en quelques années je parviendrai à faire un petit peu oublier mon "sang mêlé"…Tout me semble possible… C'est d'ailleurs un de mes projets de vie… si la vie n'en décide pas autrement. Finir mon existence en Inde… Mais pour les projets plus proches, je dois, normalement exposer ici, en Martinique, en avril 2010, dans un restaurant que j'aime particulièrement, où orient et occident se mêlent et où il fait bon passer un petit moment seul ou accompagné : le Lina's Café de Fort-de-France. Puis, en mai, il est prévu une autre exposition à l'Hôtel Le Bakoua aux Trois Îlets. Voilà pour les actualités. Mais ma plus belle ambition serait d'exposer en-dehors du territoire, à la Réunion, à Maurice, mais aussi à Paris et enfin, pourquoi pas, en Inde, dans un endroit comme "l'Alliance française" de Pondichéry ; ce serait pour moi un juste retour des choses. Je pense que lorsque je reprendrai les crayons et pinceaux, mon travail aura encore évolué…symétrie ? Pas symétrie ? Plus de matière ? Plus de superpositions ? Plus de choses cachées/montrées ? D'autres couleurs ?...NON !! Cela je ne crois pas !! Je chéris vraiment trop ces rouges et ces or, bronze et bleus foncés ! Les couleurs froides ne m'attirent pas autant. Le rouge, c'est la vie, le mouvement, le Sang… Mais c'est aussi le soleil qui se couche, la chaleur, le feu, Pitta, qui brûle en moi. Mais aussi le sang que peut faire couler Kali, lorsqu'elle n'est pas Durga, mon "Ishta Dévata"; voilà pourquoi le rouge ne me lâche pas. Je pense aussi sérieusement à me remettre à la photographie, car il y a tant et tant de contradictions, de paradoxes et de choses insolites sur cette île qu'est la Martinique, que je ne peux pas y rester insensible plus longtemps ; encore une fois donner à voir les choses devant lesquelles tous passent quotidiennement, mais avec mon regard. Restituer une réalité réappropriée.
Nirmala D.
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