Interview
MJG : Par ma
profession, je suis enseignante de philosophie, puis après des études de
philosophie occidentale, je me suis tournée vers l’étude des textes de
philosophie indienne qui ont été à l’origine d’une prodigieuse ouverture
intellectuelle et spirituelle. La philosophie, l’art et le sacré ont de nombreux
points de convergence et cela a été pour moi une véritable révélation, tout
d’abord sur le plan d’un enrichissement intellectuel, puis à d’autres niveaux.
MJG : L’Inde fut
première, ma passion pour ce pays s’est forgée d’une part à partir de la lecture
des textes traditionnels, d’autres part grâce à la pratique du yoga, puis j’ai
souhaité découvrir « en vérité » ce pays-continent. Mon intérêt pour la
photographie est né au cours de mes premiers voyages et surtout à partir de la
découverte des danses classiques et de la statuaire des temples. Je voulais
témoigner de leur beauté et de leur perfection ; la beauté qui émane de ces arts
n’est pas seulement esthétique ou plastique, elle est éminemment spirituelle.
C’est un accomplissement.
MJG : Tandis que
je vivais à Madras-Chennai pour étudier le sanskrit et la philosophie, j’ai
commencé à voyager dans le sud pour découvrir les temples dravidiens et les
sculptures qui sont d’une richesse infinie. Je pratiquais également le Bharata
Natyam, à titre « amateur » pour sentir les rythmes et les énergies que cette
danse classique et sacrée sollicite. Puis, peu à peu, j’ai cherché à mettre en
parallèle les poses, la gestuelle et les expressions de la danse avec celles de
la statuaire et vice versa.
Ce
fut l’objet d’un premier travail photographique qui a donné lieu à plusieurs
expositions en France et en Inde autour du thème Temples de pierre, Temples de
chair, Rimes de pierre, rythmes de chair. Puis une nouvelle exposition a
été organisée en Inde en collaboration avec l’ambassade de France à Delhi et le
centre Indira Gandhi National Centre for the Arts (IGNCA) ; elle avait pour
titre Celebrating the divine in exalted bodies - « Célébrer le divin dans les
corps magnifiés » (2000).
J’aime également photographier les visages qui sont des paysages ; ils sont très
expressifs et révélateurs d’une histoire de vie ; ils sont l’histoire d’une
plénitude…
Depuis quelques années je m’intéresse également à l’univers des rites, aux
cérémonies et célébrations qui s’accordent avec le temps.
-
IR/LNRI : En
effet, vous écrivez dans Gange, aux sources du fleuve éternel : "J'aime
fixer sur l'image les traits inouïs d'un visage rencontré". La photographie
est-elle pour vous avant tout une histoire de rencontres ?
MJG : Au cours de
mes voyages, les rencontres sont essentielles et fondatrices, parfois elles sont
aussi éphémères, cependant l’appareil photo n’est pas le seul moyen pour initier
ces rencontres, je dirai même que c’est plutôt un instrument de mise à distance,
voire une façon d’exercer un pouvoir captatif… Même si aujourd’hui cette emprise
est un peu moindre car tout le monde prend des photos, aussi ce medium s’est-il
banalisé ; les gens ont donc un rapport très différent à la photo : certains
personnes ne veulent pas être prises en photo, d’autres au contraire me
demandent de les photographier, beaucoup veulent aussi être prises en photo
avec moi.
Ce
qui est très agréable, c’est de pouvoir leur montrer sur l’écran l’image qui
vient d’être prise ; cela instaure une sorte d’échange réciproque qui suscite de
la complicité…
-
IR/LNRI :
Quelle importance revêt pour vous cet acte de "fixer sur l'image": s'agit-il
d'une appropriation, d'un partage, d'un hommage, d'une jouissance esthétique...
ou quoi d'autre ?
MJG : J’aimerais
que mes photos soient un hommage… car j’essaie toujours de saisir la beauté
instantanée présente dans une situation, une scène, dans l’expression d’un
visage ou simplement d’extraire des éléments qui ont une charge esthétique ou un
pouvoir d’évocation. Il faut prendre le temps avant de photographier, ce qui
n’est pas toujours possible ; pour un portrait ou pour une mise en scène, une
photo est belle et naturelle quand le sujet ne se sait pas qu’il est
photographié, dès que son regard croise l’objectif, on est dans la pose et
l’artifice, alors la scène perd de sa force et le charme est rompu. J’éprouve un
réel plaisir à prendre des photos ; c’est une façon autre de porter un regard
intense sur le monde.
MJG :
Fleuve sacré par excellence, le Gange est, si je puis dire, la colonne
vertébrale de la civilisation et de la culture de l’Inde ; il n'est pas
seulement un fleuve, car à
l’origine et dans les mythes ce fleuve était une déesse et il le demeure. C’est
ainsi que le Gange est toujours vénéré dans les temples et sanctuaires en tant
que déesse Gangâ. Les mythes et les symboles qui l’évoquent sont extrêmement
riches et fondateurs des traditions spirituelles : de sa source à son
embouchure, le Gange inspire les plus grands pèlerinages et ses eaux sont
toujours associées à l’accomplissement des rites ou samskâras. En certaines occasions de
l’année fixées par le calendrier soli-lunaire, des milliers de pèlerins se
rendent dans les villes saintes où coule le Gange - Haridwar, Prayâg-Allâhâbâd,
Varânasî-Benares ou Gangâsagar… - pour accomplir rites et cérémonies.
En ce
moment, nous sommes au mois de Shravan (juillet-août) pendant lequel je suis
revenue en Inde pour accomplir et suivre également cette ferveur des rites, car
c’est le mois le plus sacré de l’année dédié à Shiva et aux pèlerinages au Gange
et en Himalaya.
Le
Gange est réellement la
clé de voute de la civilisation indienne, par conséquent pour sentir et
comprendre les traditions spirituelles de ce pays, il faut se tourner vers ce « tirthâ »
suprême,
ou littéralement
vers ce gué, qui est lieu de passage et
d’échanges entre les énergies du monde physique et les puissances subtiles et
métaphysiques.
MJG : C’est un
livre que j’ai écrit et conçu sur cinq années, au cours d’une douzaine de
voyages et séjours qui m’amenaient à explorer des lieux très éloignés -
géographiquement et culturellement - et par conséquent d’une très grande
diversité ; aussi ai-je voulu témoigner de cette immense richesse par un ouvrage
qui montrerait - par les mots et les images - cette diversité si singulière et
contrastée de l’Inde qui fait également son originalité. Là encore, je suis
partie de l’idée des eaux absolument fondatrices, en commençant par un récit de
Kumbha Mela, puis je propose en seconde partie une exploration de quelques lieux
privilégiés en Himalayas (Uttarakhand, Ladakh, Sikkim…). Dans une troisième
partie, je présente ce que j’ai appelé « mes lieux d’affinité », et je conclus
avec une partie dédiée à trois des Etats du sud de l’Inde - Kerala, Karnataka,
Tamil Nadu - et à Pondichery, qui se termine à Kanyakumari, là où les trois
Océans se rencontrent. Ainsi, la boucle s’achève avec la thématique inspirante
des eaux fécondes.
MJG : L’Himalaya,
ou plutôt « les Himalayas », plurielles par essence, me fascinent par leurs
traditions et leur grande richesse culturelle ainsi que pour la beauté
impressionnante des paysages. Des routes à l’infini qui donnent à contempler,
comme métaphore de la vie…
Après
avoir découvert les sources du Gange, il y a une dizaine d’années, je viens de
parcourir à nouveau ces routes imposantes et vertigineuses de l’Himalaya qui
mènent à Badrinath (3 200 m.) et à Kedarnath (3 500 m.), là où jaillissent deux
des principaux affluents du Gange - l’Alakanandâ et la Mandâkinî. Puis, j’ai
suivi les cinq confluences des différentes rivières nées en Himalaya qui vont
former le Gange à Devprayag, en amont de Rishikesh. Je suis très sensible et
réceptive à l’énergie de ces eaux dont la présence physique se double d’une
puissance métaphysique. Les eaux à divers titres sont premières, fécondes et
porteuses de toutes les virtualités. Leur musicalité est impressionnante comme à
Rudraprayag par exemple, où se joignent Alakanandâ et Mandâkinî.
Varânasî-Benares est également pour moi une ville essentielle et a joué un rôle
révélateur ; on y retrouve la présence amplifiée du Gange et celle de Shiva au
cœur d’un univers de rites et de célébrations où se déploient leurs énergies
d’une omniprésence à la fois symbolique, réelle et majestueuse, une présence qui
jamais ne me quitte !
-
IR/LNRI : A maintes
reprises, qu'il s'agisse de vos images et peut-être plus encore de vos textes,
une impression d'émerveillement semble s'imposer : pouvez-vous l'expliquer ou du
moins nous en faire partager un instant la saveur ?
MJG : Oui, je
dirais un enthousiasme… l’enthousiasme au sens étymologique qui est quasiment
cette possession ou cette emprise du divin ; un enchantement, même si, par
ailleurs, la réalité de l’Inde peut-être également extrêmement difficile,
brutale, tragique, mais il y a des moments qui sont des instants sublimes
et de pure révélation. L’Inde nous confronte à des réalités extrêmes et très paradoxales ;
sentiment de plénitude et de déréliction, expérience du sublime, de la violence et
parfois du sordide
aussi. Et puisque vous parlez de saveur, Il y a justement cette théorie
esthétique des neuf saveurs - ou « rasas » - qui traite de la capacité à goûter,
ressentir ou à exprimer toute la palette des émotions depuis les plus raffinées
et les plus sublimes jusqu’au sens de l’horripilation ou du dégoût !
MJG :
La beauté est,
comme je l’ai dit, indissociable de la spiritualité et, en Inde, on peut
découvrir ou entreprendre cette quête spirituelle à partir des textes, de la
pratique du yoga ou encore de la rencontre avec des grands maîtres, des sadhus
ou des initiés…. La spiritualité me semble essentielle pour progresser dans
notre vie ; or en Inde il est possible de l’approcher de façon vivante,
authentique, à condition bien sûr de se mettre en quête, c'est-à-dire de
rechercher la proximité et le contact de certains lieux, de rencontres
auspicieuses, et la présence des
maîtres de sagesse afin de vivre certaines expériences ou, pour parler par
métaphore, d’être comme une bougie éteinte qui s’approche d’une bougie allumée
pour recevoir par contact ou par aspiration sa lumière.
MJG : Je ne pense
pas que la technique photographique ait en soi quelque chose de spirituel, mais
je souhaite ardemment par mes photos et par mes livres transmettre un message
spirituel ou un message d’humanité qui permet de donner à voir, c'est-à-dire à
comprendre l’Inde avec plus d’intensité afin de mieux apprécier ce qu'elle a de
plus profond, d’infiniment complexe et donc de moins apparent. C’est une
démarche de longue haleine qui me permet aussi de perfectionner mes
"outils pour élever ma conscience ou purifier mon âme. Comme pour un vrai travail
d’affinement de ses propres métaux en ce qu’ils ont de plus précieux !
MJG :
De telles
reconnaissances, surtout quand elles viennent du plus haut niveau, sont des
encouragements et, bien sûr, une forme de reconnaissance qui ponctuent un
itinéraire…
Mais ce qui me semble encore plus important c’est l'avenir du chemin à
parcourir et l’énergie
qu’il faut nourrir, l’inspiration à développer pour poursuivre sa quête et
accomplir ce qui doit l’être sur la voie de la création et dans une rencontre de
qualité avec les autres
ou avec l’Autre…
MJG :
Personnellement j’ai réalisé de nombreuses expositions photo en France et
plusieurs expositions en Inde, dont deux à Delhi, à l’Indira Gandhi National
Center for the Arts (IGNCA) et dans quelques Alliances Françaises, en
collaboration avec l’ambassade de France. Je donne également des conférences sur
des thématiques diversifiées et je publie des articles sur le temps, les rites,
les fêtes et pèlerinages, le Gange, l’art et le sacré…-.
Par ailleurs, dans le cadre d’activités et de
responsabilités professionnelles, au niveau d’un Ministère, je me suis
occupée de rechercher des stages afin de placer des étudiants français -
niveau BTS, ingénieur ou enseignement universitaire - en stages dans de
nombreuses régions de l’Inde, soit dans des ONG ou des organismes divers, soit dans des
universités indiennes. Je viens également en appui à des projets de voyages
d’étude pour des établissements scolaires qui souhaitent faire partir des
classes ou des groupes en Inde et j’ai, par exemple, été la marraine d’un projet
réalisé au Ladakh en 2011 - projet solidaire et sportif - par une promotion
d’une vingtaine de personnes, étudiants et personnels d’une Ecole d’ingénieurs.
MJG : Je prépare
un nouvel ouvrage sur Varânasî-Benares, la ville sainte de l’Inde où je
séjourne actuellement pour poursuivre mes recherches et effectuer des
reportages. Je travaille aussi sur des thèmes nouveaux d’expositions photo et je
prépare quelques conférences.
Par
ailleurs, je souhaite développer quelques projets culturels et instaurer des
collaborations entre l’Inde et la France avec des partenaires en qualité
d’intermédiaire privilégiée et qualifiée par ma connaissance approfondie des
traditions et de la culture indienne. Je réfléchis à la forme et au contenu de
ces projets dans lesquels je vais m’investir, car j’ai plusieurs propositions en
Inde. Ce que je souhaite c’est à la fois poursuivre mon travail et mes
recherches en Inde et avec l’Inde et initier quelques projets - culturels,
pédagogiques ou artistiques… - dans un esprit de partage réciproque et de
créativité.
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