Interview
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IR : Martine
Armand, pouvez-vous tout d'abord vous présenter à nos visiteurs ?
MA :
Mon parcours commence avec le cinéma
français, j’ai été l’assistante de différents réalisateurs tels que Claude
Jean Philippe, Alain Resnais, Edgardo Cozarinsky… Je me suis ensuite
tournée vers le cinéma indien en travaillant avec des réalisateurs indiens
et d’autre part en organisant divers rétrospectives et programmations de
cinéma indien pour des festivals de films internationaux, cinémathèques,
musées... ce que je fais avec bonheur depuis quatorze ans.
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IR : Vous avez
établi la programmation du cycle cinématographique de l'"Été indien" au
Musée Guimet, cette année comme les années précédentes : pouvez-vous nous
préciser comment vous avez procédé, selon quels critères et quelles
contraintes ?
MA : L’idée de l ‘Eté indien’ dans le
cadre muséal de l’Auditorium Guimet m’est apparue pertinente car il
s’agissait de toucher un public qui ne se tournerait pas forcément voir le
cinéma indien, faute de le connaître. Comme pour toute une programmation,
il existe certains critères auxquels je tente de répondre du mieux
possible : identifier le public potentiel et lui faire découvrir de
nouveaux films, si possible inédits, et de nouveaux genres (par exemple
Bollywood), tout en offrant aussi la possibilité de revoir des œuvres
majeures, des classiques. Trouver les copies de films inédits est bien
entendu un travail parfois difficile et long, mais bien heureusement
certains organismes m’ont été d’un grand secours, l’Ambassade de l’Inde en
France en particulier sans qui de telles programmations n’auraient pas été
possibles.
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IR : Selon vous,
quels sont les moments phares de cette édition, les films les plus
"incontournables", s'il est possible de choisir ?
MA : Idéalement une programmation
comporte une logique dynamique, permettant non seulement la découverte de
films mais aussi l’approfondissement de la thématique choisie. Cette année
nous célébrons le soixantième anniversaire de la plus grande démocratie du
monde, et je voulais plus que jamais offrir des films inédits. J’aime
faire découvrir diverses facettes du cinéma indien en juxtaposant des
films de pure fiction, des reconstitutions historiques, des adaptations de
grands écrivains en hindi, urdu, marathi, malayalam. Il s’agissait bien
sûr d’évoquer les principaux évènements de l’histoire de l’Inde vers son
indépendance, dont certains épisodes sont peu connus comme par ex la
grande famine du Bengale directement liée à la Seconde Guerre Mondiale
relatée par Satyajit Ray dans Tonnerres Lointains. Parmi les films
inédits ou les films qui ne sont plus distribués en France, pour n’en
citer que quelques un, il y a les Murs (Mathilukal) d’Adoor
Gopalakrishnan, Vents chauds (Garam Hawa) de M S Sathyu, La
Maison et le Monde
de Satayjit Ray et The Making of Mahatma de Shyam Benegal. Un autre
moment fort sera sans doute les cinq heures de Tamas, la série
télévisée de Govind Nihalani que j’avais vue en Inde dans les années 80 et
qui m’avait marquée.
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IR : Voudriez-vous
nous expliquer quels ont été vos premiers contacts avec le cinéma indien ?
Qu'est-ce qui vous a attirée vers lui ?
MA : Comme beaucoup de cinéphiles, j’ai
eu une très forte émotion en découvrant Satyajit Ray dans les années 70.
En réalité il n’y a rien d’étonnant au succès du cinéma de Satayjit Ray en
occident, à la fois classiques dans la narration mais avec un rythme
particulier, un lyrisme qui lui est propre, et un humanisme qui inspire.
L’idée de découvrir un autre visage du cinéma indien devint une évidence
pour moi au début des années 80. J’ai alors décidé de prendre des cours de
hindi puis une année sabbatique pour me rendre en Inde. J’y suis restée 3
ans d’affilée, essentiellement à Pune où se trouvent les Archives
nationales cinématographiques et l’Institut national de cinéma. Je me suis
plus particulièrement intéressée aux cinémas du sud et du Bengale, même si
j’étais dans un environnement de cinéma hindi.
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IR : Vous avez en
particulier travaillé auprès de Satyajit Ray, lui qui, vu de l'Occident,
est le monument le plus prestigieux du cinéma indien... En quoi a consisté
votre travail auprès de lui ?
MA : J’ai eu la chance de rencontrer
Satayjit Ray bien avant de travailler avec lui, et cela a contribué à
établir une relation d’amitié entre nous. C’était à Calcutta à l’époque où
il était immobilisé à la suite de son infarctus. Lorsqu’il reprit le
chemin des studios pour son film Ganashatru, j’étais à ses côtés,
mais notre collaboration la plus importante fut la mise en place de la
coproduction avec Daniel Toscan du Plantier et Gérard Depardieu pour son
film Shakha Proshakha (Les Branches de l’Arbre).
Travailler avec lui fut effectivement une expérience inoubliable, tant sur
le plan professionnel que sur le plan humain et je lui en serai toujours
profondément reconnaissante.
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IR : Qu'avez-vous
retenu de l'homme Satyajit Ray, et surtout du grand réalisateur qu'il a
été ?
MA : Il y aurait tant à dire sur son
travail, mais ce qui m’a le plus frappée était son sens aigu du détail (il
aimait citer Jean Renoir), sa scrupuleuse honnêteté intellectuelle, et son
écoute attentive aux autres, en particulier aux acteurs. Satyajit Ray
assurait en réalité toutes les étapes de la réalisation, il écrivait ses
scénarios, dessinait ses costumes et décors, composait la musique de ses
films et assistait à tout le montage ! Mais il y avait d’autres aspects
moins connus de Satyajit Ray que nous avons tous apprécié pendant le
travail, par exemple son merveilleux sens de l’humour.
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IR : Comment son
cinéma a-t-il été perçu en Inde même, et comment est-il encore perçu
aujourd'hui ?
MA : Les films d’auteurs n’avaient (et
n’ont d’ailleurs toujours pas) de circuit de distribution en Inde, à part
quelques festivals ou ciné clubs très actifs qui ne s’adressent qu’à un
nombre restreint de cinéphiles. Les choses ont un peu changé depuis avec
les DVD, mais dans l’ensemble si la réputation de Satyajit Ray est
incontestable en Inde, ses films restent peu connus en Inde, sauf au
Bengale où son oeuvre a toujours été diffusée. Certains de ses films sont
plus connus en occident qu’en Inde. Il reste encore beaucoup de travail
pour faire découvrir toutes les facettes de son œuvre. En 1992 j’ai
organisé la première rétrospective intégrale de ses films à la
Cinémathèque française où les séances firent salle comble pendant deux
mois. Et il y a quelques jours, nous avons projeté les Joueurs d’échec
à l’Auditorium Guimet, bien que le film soit connu et distribué en France,
la salle était pleine !
Charulata (S. Ray) - Photo © L'Été indien
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IR : Avez-vous
d'autres expériences cinématographiques liées à l'Inde ?
IR : J’ai travaillé avec plusieurs
jeunes réalisateurs indiens, écriture de scénario, aide à la mise en
scène, et participé à des projets de réalisateurs de la Nouvelle vague
comme par exemple avec Kumar Shahani. Plus récemment j’ai eu la chance de
travailler avec un réalisateur du Kerala, Shaji Karun qui fut remarqué
pour son premier film Piravi. Nous avons tourné La Dernière
Danse (Vanaprastham) dans lequel Mohan Lal était à la fois
l’acteur principal et le producteur indien. Ce fut une expérience
intéressante dans le monde du Kathakali et un tournage où se côtoyaient
techniciens indiens et français, parmi lesquels le grand chef opérateur
Renato Berta.
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IR : Quel regard
portez-vous sur le cinéma indien actuel, celui de Bollywood, celui des
autres États et celui des réalisateurs expatriés ?
MA : Ah Bollywood ! En occident il est
vrai que ce nom a tendance à recouvrir un peu tout et n’importe quoi et
que l’on oublie par exemple l’importance de la production
cinématographique des états du sud. Je préfère penser aux films non pas en
les répartissant par genre, mais en fonction de leur qualité, et le cinéma
populaire indien a produit des films remarquables dans le passé, comme
aujourd’hui. A ce titre j’ai régulièrement programmé des classiques comme
Mother India, Pakeeza…et plus récemment Lagaan, Swadesh, Kal ho
na ho, Veer Zaara, Swadesh etc. Tous ces films sortis en France
récemment sont de langue hindi, pas encore du sud. Ils ont connu un
certain succès car je crois que le public occidental a besoin de rêver et
de s’évader autrement et cette forme de cinéma nouvellement découverte
répond à leur attente. Par ailleurs on remarque un certain engouement pour
l’Inde de plus en plus grandissant (et médiatisé) dans d’autres domaines
comme en design, déco, ou dans la mode… Pour ma part je
trouve que le cinéma des expatriés est très intéressant tant sur les
thématiques des NRI1 développées dans les
films, que sur la mise en scène des réalisateurs indiens expatriés, dont
un certain nombre sont d’ailleurs des réalisatrices. L’année dernière j’en
ai fait le thème de l’Été indien et j’ai développé cette question dans une
conférence publique à la suite de quoi de nombreux spectateurs sont venus
en discuter.
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IR : On dit qu'il
existe dans le cinéma indien trois voies : la voie purement commerciale,
une voie plus expérimentale, qui s'apparente au cinéma d'auteur, et une
voie médiane. Cette description est-elle pertinente selon vous ? Que
recoupe-t-elle vraiment ?
MA : On évoque effectivement toujours
cette démarcation entre cinéma d’auteur et cinéma populaire, qualifié dans
certains cas de cinéma commercial. Il faudrait se rappeler l’histoire du
cinéma indien et son évolution pour mieux comprendre cette dichotomie et
s’en faire une idée plus juste. Le fait est que dans les années 50 pendant
l’âge d’or du cinéma populaire, il y a eu rupture de style et
d’inspiration avec la venue du cinéma d’auteur qui s’est décliné dans
presque toutes les langues régionales. Je crois qu’il existe de très bons
films dans les deux camps… mais aussi de très mauvais ! La question de
distribution des films et donc de l’accès au public est un autre aspect
qui les sépare catégoriquement. Depuis quelques temps certains
réalisateurs brouillent la ligne de démarcation entre cinéma d’auteur et
cinéma commercial et je trouve cela intéressant et plutôt pertinent.
Riturparno Ghosh est à mon avis l’un des plus représentatifs de cette
nouvelle génération et j’ai d’ailleurs programmé trois de films dans l’Été
indien. Ashutosh Gowariker, Mani Ratnam et d’autres réalisateurs dont
certains noms célèbres travaillent dans ce sens, avec une sensibilité et
une approche stylistique qui leur sont propres, mais tous essaient de
faire coïncider cinéma de qualité et cinéma accessible au plus grand
nombre, en Inde et maintenant semble-t-il aussi en occident.
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IR : Quels sont
vos projets personnels relatifs au cinéma indien ?
MA : J’espère continuer la
programmation de cinéma indien aussi longtemps que possible, L’Été indien
à l’Auditorium Guimet bien sûr, mais aussi au Festival International des
Cinémas d’Asie de Vesoul auquel je suis associée depuis ses débuts et qui
est le plus ancien festival de cinéma asiatique en Europe. J’aimerais
beaucoup me retrouver sur un tournage en Inde… Je serai heureuse vous
reparler de mes projets en cours, dès qu’ils seront confirmés, à suivre…
NRI : Indiens non résidants (expatriés).
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