Interview
LG :
J’ai
fait une carrière de professeur d’anglais. J’étais très impliquée dans
l’éducation active et dans une pédagogie de l’écoute. En tant que
musicienne amateur, j'étais en quête d’un apprentissage de la musique
qui ne passe pas par l’œil.
LG :
Au début des années 60, à
l’occasion de voyages à Londres,
mon mari et moi rapportions, en trophée, de rares
disques vinyle de musique hindoustanie. J’écoutais, ravie ; je lisais
aussi (!), mais rien ne me permettait de suivre les axes de création de
cette musique.
En 1963, bien avant la
grande vogue de l’Inde, nous nous sommes trouvés deux postes
d’enseignants à Karnatak University, Dharwad. Tout de suite, j’ai
cherché un maître pour m’initier à cette musique, en l’occurrence Shivu
Taralagatti : des cours où maître et élève ont chacun leur instrument et
ne communiquent que par la musique.
Puis je suis restée vingt ans sans retourner en Inde, sans pouvoir
progresser non plus, sans maître pour me guider, sans accompagnateur au
tabla.
En 1984, retour à Dharwad, plongée dans la pratique du sitar. Je
décide de faire venir mon maître en France et je fonde l'association
Kalavistar.
LG :
Tout de suite les choses vont très vite.
Une quinzaine de concerts publics s’organisent en France, puis sous
l’égide de l’ICCR à l’étranger. La demande va croissant, surtout là où
la place n’était pas déjà prise.
Très vite, je me rends compte qu’un énorme travail de
sensibilisation est à faire auprès des publics et que tout le monde peut
aborder une musique savante différente par une écoute guidée, et aussi
par la pratique. Encouragés par les institutions culturelles françaises
et indiennes, Shivu Taralagatti, son tablaïste et moi avons mené des centaines d’animations musicales et de
concerts-découvertes dans tous les milieux.
Par ailleurs je tiens à ce que la musique ne soit pas dissociée de
la culture indienne dans ses aspects les plus divers. Kalavistar a
réalisé des expositions, des spectacles complets alliant contes,
musique, danse, vidéo de miniatures indiennes dont « L’Arbre en
Fleurs », d’après un conte collecté par A.K. Ramanujan, était le plus
abouti, et il a bien tourné.
LG :
Dès 1988, le mouvement d’éducation
Freinet me contacte et publie un petit ouvrage, non technique mais
très précis, d’approche de la musique hindoustanie (avec cassette) BT2
N° 208. Suit un gros dossier, pour Musique et Culture – Strasbourg, sur
la musique en Inde avec une écoute analytique d’un raga joué par Nikhil Banerjee.
Au cours des années l'association a enregistré plusieurs CDs de Pandit Shivu Taralagatti, élève de Mallikarjun Mansur, qui est le seul
sitariste de la gharana de Jaipur Athroli. Cela méritait des livrets
élaborés
que j'ai rédigés sous l'égide du musicien lui-même. En Inde,
Kalavistar a réalisé une collection originale de
comptines, de chants dévotionnels et de musique de rue du
Nord-Karnataka. Tous ces enregistrements ont été publiés par l’excellent
label BUDA – musique du monde. Shivu Taralagatti a aussi participé à un
CD de World Music chez Planète Verte, mais il reste attaché à une
tradition authentique qui se renouvelle sans cesse, et je le comprends
bien.
LG :
Il y a des années Michel Asselineau,
directeur des éditions musicales Lugdivine, m’avait demandé un DVD sur
la musique et la vie en Inde ! C’était une montagne de travail que je ne
me voyais pas escalader. Le premier documentaire en date
« Des Pieds et
des Mains » est issu d’une exposition de photos sur les artisans de la
lutherie à Miraj, où Shivu Taralagatti m’emmenait souvent. J’étais bien
accueillie dans les ateliers, et ma rencontre avec César Giron, qui
venait de réaliser un film, De Père en Fils, sur la facture du
tabla, a été décisive.
-
IR :
« Tout
ouïe », est une véritable plongée dans l'univers sonore quotidien de
l'Inde, de l'aube au soir, du chant des oiseaux aux bruits domestiques,
des sirènes de trains aux souffles du vent. La musique s'y inscrit comme
dans un écrin qui semble la contester autant que la sublimer... Quelles
étaient vos intentions en proposant ce travail de "chasseur de sons",
qui se passe de commentaires ?
LG :
Ce deuxième DVD est né de mes séjours
tranquilles d’imprégnation à Dharwad. Les musiques émergent du chaos,
s’inscrivent dans les rythmes de la vie quotidienne et les gens vivent
leur vie dans la musique jusque dans l’écoute d’un concert de musique
classique. La volonté de n’ajouter aucun commentaire invite à l’écoute.
On écoute si peu dans notre monde plein de bruit. On regarde et on
passe…, dans tous les domaines.
"Tout ouïe"
LG :
Je crois que les luthiers regardent ce
film d’un œil averti. Les questions qui ont suivi une projection à
Mirecourt, grand centre de lutherie, en étaient le reflet : ‘le sitar
n’a donc pas d’ouïe, comme le violon et la guitare?’ D’autres publics y
observent les gestes magnifiques des maîtres-artisans, la vie dans un
atelier qui n’est pas coupé de la famille ni de la rue, la transmission
du savoir ; ils écoutent les sons du travail – plutôt qu’une interview
artificielle, car on ne raconte pas sa vie quand on travaille.
LG :
La lutherie en Inde ne saurait
s’industrialiser, c’est ce que dit Ayub, car il travaille sur des
matériaux toujours différents et produit des instruments uniques. La
protection de l’environnement a impulsé l’utilisation de matériaux
nouveaux : les décorations en ivoire ont été remplacées par du
plastique ; l’os des chevalets a succédé à la corne de cerf sambar
; le teck est très coûteux, mais aussi plus difficile à travailler. Ces
évolutions lentes sont la preuve que la lutherie s’adapte et reste bien
vivante dans sa tradition. Tradition ne signifie pas immobilisme - au
contraire. Elle suppose une grande inventivité.
"Des Pieds et des Mains"
LG :
La musique savante, surtout la musique du
Nord de l’Inde, est bien vivante en Inde. Un musicien doit y consacrer
son temps et son énergie dans un monde envahi de distractions. De nos
jours, les jeunes musiciens vont à l’université pour acquérir un métier
plus rentable, si besoin est.
LG :
Les musiques et danses de Bollywood ou de
Bhangra sont imprégnées de mondialisation et trouvent leur public, et
leur revenus, essentiellement hors de l’Inde. Ce qui intéresse un public
indien dans les films de Bollywood est leur occidentalisation. Nous
avons été partie prenante de bals multiculturels en France où notre
danseuse classique de Bharata Natyam, Geeta Divin, a fait danser du
Bollywood avec finesse. Une mode, à mon sens. Tout le monde peut
atteindre à une culture de qualité et sans priorité commerciale,
parallèlement à des cultures populaires urbaines ou rurales. Encore
faut-il en offrir un éventail d’écoute.
LG :
Je travaille actuellement à un troisième
documentaire sur des traditions éphémères en Inde, leur dimension
sociale, environnementale et artistique. Kalavistar souhaite des jours
plus propices à une culture enrichissante.
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